Il y a bien longtemps que Hae-Jin ne s’était pas assise ici, sous ce vieil arbre à la canopée aux couleurs d’automne.
Après tout, trop de souvenirs étaient rattachés à ce lieu.
Elle repensait à ces jours ensoleillés de son enfance, ceux passés auprès de Kieran à jouer aux vaillants chevaliers. Elle repensait à ces jours ennuagés de son adolescence, ceux où ils étaient heureux malgré l’absence de l’astre diurne ; absence annonciatrice d’orages à venir.
Elle repensait à ces quelques années de bonheur, celles où rien ne semblait impossible, celles où leur mariage fut heureux et sans soucis. Ces quelques mois précédant l’arrivée de leur petit bonheur ; de leur fille, Aria, le plus beau cadeau que la Vie a pu leur offrir.
Mais la Vie est une cruelle maîtresse – Aria ne fut avec eux qu’un mois et des poussières.
Voilà qu’après seulement quelques semaines passées dans leurs bras, Aria rendait son dernier souffle.
Et sa mort annonça tout simplement le début de la fin.
Alors que le vent soufflait sur les plaines, faisait virevolter les cheveux blanc-neige d’Hae-Jin, elle ferme les yeux. Laisse quelques larmes couler sur ses joues. Offre une prière pour l’âme de sa fille, ce petit bonheur qui avait tout juste ouvert les yeux sur un monde cruel, qui l’aurait rabaissée simplement parce qu’elle était née sous une étoile aérienne.
Et voilà qu’elle se dit que c’était peut-être mieux ainsi. Qu’au moins, Aria ne souffrirait jamais des injustices qui empoisonnent le monde des élus.
Et elle soupire.
Naissance ― Elle est née dans l'Understadt, d'un père natif de l'Eau et d'une mère native de l'Air. On l'a rapidement amenée en Surface, où ses parents biologiques la confient à un couple d'amis qui l'adoptent légalement. Elle hérite, de ce fait, du nom Mae, et conserve le prénom que ses parents biologiques lui ont donné, Hae-Jin.
0 à 9 ans ― Elle mène une vie relativement paisible auprès de sa famille adoptive ; elle accompagne souvent son père à son travail, à la Brûlerie Mae, petite entreprise familiale tombée entre leurs mains depuis quelques années, maintenant. À l'école, tout va très bien ; Hae-Jin est une brillante étudiante et excelle dans presque tous ses cours. Elle révèle très tôt avoir un intérêt prononcé pour les arts, la danse et le théâtre ; de ce fait, ses parents adoptifs lui paient des cours de ballet et d'acting, deux arts dans lesquels elle devient très vite prodige. À chaque été, elle va passer la saison avec ses grands-parents maternels, sur leur ferme dans la zone agricole, où elle aide au maintien des terres, des cultures et à l'élevage de quelques animaux (bien qu'en réalité, elle allait jouer dehors plus qu'elle aidait réellement).
10 ans ― Alors qu'elle accompagnait son père au travail, elle fait la rencontre d'un curieux petit garçon, qui s'était perdu en ville et est entré dans le petit café au hasard. Elle lui a offert un chocolat chaud (qu'elle a préparé elle-même, avec des guimauves dedans), avant d'aller chercher son père dans l'arrière-boutique. Papa Mae à la rescousse, il communique avec la famille de l'enfant – nommé Kieran –, qu'il gardera avec lui pour la soirée, le temps que le père de ce dernier termine quelque tâche importante avant de venir le chercher. Ainsi débute une amitié pratiquement fusionnelle entre Hae-Jin et Kieran, qui se reverront souvent après cette rencontre hasardeuse, puisque leurs parents deviendront grands amis suite à cet incident.
11 à 17 ans ― L'été devient bien vite la saison préférée de la jeune fille, qui la passe auprès de ses grands-parents dans la zone agricole. Elle y recroise souvent Kieran, avec qui elle passera beaucoup de temps à jouer et gambader dans les champs, discuter de tout et rien, faire la sieste sous leur arbre préféré et tout simplement adorer la vie. La fin de l'été est toujours un moment plus triste, car elle doit repartir vers la ville afin de continuer ses études – mais cela ne les empêche pas de se revoir. Elle devait bien avouer qu'au bout de ces quelques années, elle avait développé des sentiments forts à son égard, s'étalant bien au-delà de la simple amitié.
À l'école, elle excelle toujours autant – elle finit par intégrer un programme qui lui permettrait de faire de ses passions, la danse et le théâtre, son métier de rêve. Ballerine talentueuse, elle s'attire les bonnes grâces de ses professeurs par son apprentissage rapide et son exécution pratiquement parfaite de chaque pas et geste, par ses mouvements graciles et la facilité déconcertante avec laquelle elle apprend ses chorégraphies et ses textes. Bien vite, elle décroche son premier rôle dans une production théâtrale du coin, où ses talents sont mis à rude épreuve, mais où on découvre qu'elle a un futur éclatant devant elle.
À quelques mois de ses dix-sept ans, alors que l'été tire à sa fin, voilà qu'elle apprend que ses sentiments sont partagés – à sa grande surprise, c'est Kieran qui dévoile les siens le premier. Elle a l'impression de rêver ; c'est que leur petite idylle débute tout en douceur.
18 ans ― La vie d'Hae-Jin est bouleversée. Quelques jours après son anniversaire, voilà que sa mère adoptive rend son dernier souffle, au terme d'un long combat mené contre la maladie qui l'aura ultimement tuée. Dévastée, la jeune femme prend une pause, autant au travail qu'aux études, et part passer quelques semaines auprès de Kieran. Les jours sont longs et la peine est profonde, mais elle finit par accepter que sa mère n'est plus.
Quelques temps après qu'elle se soit remise sur pieds un tant soit peu, Hae-Jin retourne au travail, à la brûlerie de son père. Elle reprend également ses cours, se remet à l'entraînement, reprend peu à peu la danse. Et alors que tout commence à se remettre en place, voilà que Kieran lui fait la grande demande – pour le plus grand bonheur de la jeune femme, qui accepte avant même qu'il puisse finir sa phrase.
19 ans ― Après un an en tant que fiancés, voilà que le grand jour se pointe enfin. Hae-Jin, resplendissante dans sa belle robe, prononce enfin ces voeux qu'elle rêve d'offrir à son amour depuis près d'un an, maintenant. Avec un sourire radieux au visage et de petites larmes aux yeux, elle a passé l'alliance à son doigt, et embrassé son mari.
À la vie, à la mort... non?
19 à 22 ans ― C'est une véritable petite idylle qui s'installe – la vie ne pourrait être plus belle aux yeux de la jeune femme. Elle finit ses études, se trouve une place de choix au sein d'une troupe de théâtre reconnue, met ses talents de ballerine à l'oeuvre. Chaque représentation est un moment magique, agrémenté de ses performances exquises à la manipulation de son élément, qu'elle met au service de ses représentations et dont la maîtrise est presque perfectionnée suite à de durs entraînements effectués tout au long de sa vie. Et que dire de sa vie à la maison ? Elle s'est réellement épanouie auprès de Kieran, qu'elle aime de tout son coeur, de tout son être. Et voilà qu'à 22 ans, elle attend leur premier enfant.
23 ans ― C'est en début d'année qu'Hae-Jin met au monde une magnifique petite fille, Aria, au bout d'un accouchement long et pénible, mais sans complications. C'est que cette enfant était jolie, avec ses grands yeux bleus et le duvet foncé parsemant sa tête. Et c'est avec douceur – et fatigue – qu'elle l'avait prise dans ses bras et l'avait serrée contre elle.
Un petit bonheur, portrait craché de son papa – elle avait été bénie par les signes de l'Air. Son avenir s'annonçait rayonnant, brillant, plein d'opportunités. Jusqu'à ce que quelques semaines s'écoulent et que d'un coup, Aria ne semblait plus la même.
Elle avait cessé de babiller, de rire, de sourire. Hae-Jin n'arrivait plus à la nourrir ; ce n'était pas faute de son côté, mais plutôt parce que la petite ne s'accrochait plus à son sein, lorsque venait l'heure du repas. Lorsqu'elle avait tenté une nouvelle fois d'offrir à manger à son bébé, Aria ne s'accrocha toujours pas. Alors le doute s'était installé dans l'esprit de la jeune maman et, après une visite d'urgence à l'hôpital, le verdict est tombé ; sa conscience s'était envolée. Une crise d'épilepsie sévère, qui s'était sûrement déroulée alors que la famille dormait paisiblement, qui avait fait des ravages trop importants. Un peu moins de deux semaines plus tard, le corps d'Aria a rendu son dernier souffle, dans les bras de ses parents dévastés.
24 ans ― Un an. Pendant un an, Hae-Jin et Kieran ont tenté de surmonter cette épreuve ensemble. Au cours de cette année, bien des choses ont changé. L'un comme l'autre n'étaient plus les mêmes, ne se reconnaissaient plus. Hae-Jin a vu sa chevelure passer du noir au blanc ; le stress, le traumatisme et la douleur que lui avaient causé la mort de sa fille l'ayant affectée au point où elle en était physiquement changée. Et bien qu'elle a tenté de soutenir Kieran dans ce qu'il souhaitait entreprendre, ce même soutien ne lui avait pas été réciproque.
Car un an après la mort d'Aria, lorsque Kieran a été déclaré Gardien du Temple de l'Air, voilà qu'il lui a présenté une pile de papiers à signer.
Qu'il lui demandait le divorce.
C'est en silence qu'elle l'a fixé, les yeux pleins d'eau et horrifiée.
C'est en silence qu'elle a apposé sa signature sur la ligne marquée d'un X.
Et voilà que son monde s'écroulait à nouveau autour d'elle, alors qu'elle avait tout juste réussi à en rapiécer un bout.
25 à 27 ans ― Hae-Jin ne s'est jamais vraiment remise de la mort de sa fille. De sa séparation abrupte avec Kieran. Elle ne s'est jamais remise du si peu de soutien qu'il lui a offert durant l'année terriblement difficile qui a suivi le trépas de leur unique enfant. Elle n'a pratiquement jamais remis les pieds chez ses grands-parents, dans les champs où elle et son ex-mari allaient gambader lorsqu'ils étaient enfants. Elle a brûlé les ponts avec lui – coupé tout contact, par peur d'être blessée à nouveau par ses croyances qui l'ont laissé avec la tête dans les nuages.
Il y a des jours où la réalité est insoutenable, où elle pleure et ne peut se tirer de son lit. Il y en a d'autres où elle est en pleine forme, assez pour danser, assez pour retourner travailler avec son père adoptif à Helios Starke, à la brûlerie, pour changer un peu le mal de place, pour éviter de se concentrer sur ces idées noires qui faisaient parfois leur apparition dans son esprit.
Et il y a des jours où elle se demande si sa vie en vaut vraiment la peine d'être vécue, après tout ce qu'elle a enduré.
Mais ce sont ces moments qui lui rappellent qu'elle doit en valoir la peine ; si un dieu a cru bon lui offrir sa marque, celle qu'elle porte désormais sur la nuque depuis quelques mois, maintenant, qui est-elle pour croire qu'elle ne mérite pas de vivre ?