Une fois de plus, dans cette journée qui décline, les pas de Saul l’amènent ici. Cette terre qu’il connaît tant, qu’il a parcouru de long en large : Neptunia Harbor. Il était chez lui, dans ce district. Au-delà d’y résider et d’y avoir grandi, c’était son terrain de jeu, son lieu de travail. Il connaissait une grande partie de la population, il saluait les commerçants, s’amusait avec les gamins en passant et y faisait la majorité de ses patrouilles. Il y avait sa vie. Même avec une chute de la cité volante sur un tout nouveau continent, on ne peut pas renier 38 années d’existence en un claquement de doigt. C’est impossible !

Alors oui, il est nostalgique. Oui, il ne comprend toujours pas bien comment la ville toute entière a pu tenir le choc – ou presque – avec sa chute. Il sait qu’il le doit à Omni, qu’il le doit à l’Éternel… mais deux ans après, il a encore du mal à bien réaliser que lui a survécu, quand d’autres ont péri. Des gamins qui n’avaient rien demandé à personne, des parents qui manqueront éternellement à qui les pleure aujourd’hui, et tant d’autres. Fouler ces rues, c’est observer des lieux chargés d’histoire et laisser la mémoire faire son office.

Ils se promenaient par là, avec Violet. C’était il y a une éternité. Ce pas de porte était une poissonnerie, et plus loin, un quartier résidentiel. Des choses qui ont tellement changé, désormais. Certaines rues ont été reconstruites, repensées.

Par plein d’aspects, c’est différent.
Par plein d’aspects, c’est exactement comme dans ses souvenirs.

Plus il avance, plus il sent comme le poids d’une autre époque, d’une autre existence, sur ses épaules. Il songe à son père, au sourire de Nina. Tous deux ont péri cette nuit-là. Rien ne pourra les ramener, et il se demande ce qu’ils auraient pensé de Hakar. Son père, tellement pragmatique, ne l’aurait jamais cru sans le voir de ses yeux. Nina… Nina elle avait le goût du challenge, de l’inconnu. Nina aurait sans doute aimé l’idée de refaire sa vie, de mettre réellement ses démons derrière elle, sans doute, et de découvrir tout ce que ce nouveau continent pouvait leur réserver. Elle aurait été une alliée indispensable, dans les premiers mois, ceux qui se sont avérés si difficiles. Elle l’aurait sans doute aidé à garder le cap.

Elle lui manque, Nina.

Avec un soupir, le voilà qui s’assied sur un banc, duquel il a une vue imprenable sur la Cascade des Dieux, où l’eau de la Cité Haute se déverse dans la Grande Mer. Ça, c’est né avec la chute. C’est la preuve irréfutable que tout a bel et bien changé, ici, et que le temps n'en finit pas de s'écouler.

Les pensées nostalgiques de Saul sont bien éloignés de la réalité de ce qu’est devenu Neptunia Harbor, au fil des deux dernières années. Lui il y voit toute son histoire, des bons et moins moments, des petites réjouissances du quotidien aux plus grands des drames. La quasi majorité de sa vie s’est passée en ce lieu, dans ces rues et ces places. Jusqu’à la chute, bien entendu. Mais pour lui, cet endroit c’est encore ça : sa vie. Et il a du mal à s’en défaire, c’est pourquoi il se retrouve encore souvent à en fouler le sol. Neptunia ou Omni District, généralement.

Il n’ignore pas que son district d’origine fait maintenant office de QG pour les… Ivoryrift. Le simple nom le fait grincer des dents, car il suffit qu’il l’entende pour l’associer à sa fondatrice. Enfin, jusque-là, il est parvenu à ignorer tout ça, le mettre dans un coin, faire sa vie et se reconstruire. Non pas qu’il se leurre, mais il a déjà suffisamment à faire pour ne pas se remémorer ces moments. Il sait que s’il ouvre cette boite de Pandore, ce sont les relents d’une vengeance inassouvie qui reprendront le dessus.

Alors, assis sur son banc, il préfère simplement s’imprégner de ce qui l’entoure et des souvenirs plus heureux qui lui reviennent en mémoire. Il n’entend pas les pas qui s’approchent. C’est la voix qui le tire de sa contemplation. Il tourne la tête et observe l’homme. Il se souvient de ce visage, mais pas du nom qui l’accompagne. Ces yeux lui rappelle des moments bien précis, des affrontements. L’autre aussi semble le reconnaître, car il s’interrompt, la bouche ouverte, avant de reprendre la parole.

« Tiens. Toi. » Visage connu, oui, c’est bien ça. Il a un rictus ironique en entendant la question. « Parler avec Ivoryrift ? Pourquoi faire ? » Son ton ne cache rien de son mépris, alors qu’en vérité il est bien conscient de l’influence qu’a pris ce groupe, en peu de temps. Ils sont devenus une sorte d’acteur important dans la lutte contre l’infection, et ça désole le Grant. Où qu’elle aille, il faut qu’Ishtar Forbes se fasse remarquer et se rende indispensable, hein ?

« Je viens contempler ce qu’est devenu mon passé. Notre passé. »

Un soupir.

« Et toi, pourquoi t’es là ? T’es toujours l’une de ses marionnettes ? »

Bon, ses mots n’ont pas plu. Est-ce qu’il s’en étonne ? Pas forcément. Au milieu des vestiges de Neptunia Harbor, au milieu de cette terre bien trop imprégnée de ses souvenirs, Saul est simplement blasé, acide sans réellement réaliser qu’il l’est. Ou peut-être que si. Ou peut-être que non. Il est dans l’instant et n’aime pas l’idée que d’autres viennent contester la venue de gens en ce lieu. Encore plus s’il s’agit de quelqu’un y ayant vécu quasiment toute sa vie. Ce n’est pas le territoire d’Ivoryrift à ses yeux. C’est le vestige d’une ancienne vie, et ceux qui y ont vécu ont encore plus le droit d’y aller et venir. Alors oui, dès le départ, la conversation est partie d’un mauvais pied… et il ne fera sans doute rien pour que ça s’améliore.

Très vite le jeune homme s’agace, s’emporte et Saul l’écoute comme on ferait face à la brume qui tombe et humidifie l’air. Ni trop importante pour réellement l’atteindre, mais suffisamment intense pour finir par mouiller, au bout d’un certain temps à la subir. C’est un peu ce qu’il se passe. L’autre n’apprécie ni sa réponse envers Ivoryrift, ni son sous-entendu à son égard. Ou à l’égard de celle dont il ne tient pas à prononcer le nom.

Ce qu’il entend n’est ni tout à fait vrai ni tout à fait faux. Le jeune homme sait ce qu’il dit vu qu’il raconte sa propre histoire, et en tant qu’ancien brigadier puis Envoyé, Saul ne niera pas les inégalités de Tempelhelm. Il a patrouillé à Bomei. Il est descendu dans l’Understadt avec les Catharsis. Il a vu, oui. Pour autant…

« Si tu crois me convertir, tu peux t’arrêter là. Vous n’êtes pas des sauveurs. Vous avez simplement cherché une opportunité pour attirer l’attention et faire vos propres magouilles. »

S’il était honnête avec lui-même, Saul admettrait qu’il n’est pas complètement contre les actions d’Ivoryrift. C’est le fait que le groupe ait été fondé par une certaine personne qui fait qu’il en sera toujours en farouche opposition.

L’autre reprend, à nouveau. Le nom qui tombe crispe instantanément le roux. Il se redresse et son regard se fait plus sombre. « Forbes, hein ? T’as bien appris ta leçon. Si tu crois que tout est ou noir ou blanc, c’est que tu ne comprends rien à rien. Celle qui t’a pris sous son aile est donc une enfant de chœur ? Première nouvelle ! » Un rictus de mépris naît à ses lèvres. C’est plus fort que lui. Comment garder son calme dans de telles conditions ?

« Elle était au pouvoir, elle aurait pu changer les choses de bien d’autres manières. Elle a préféré trahir ceux qui lui faisaient confiance pour rejoindre des fanatiques et participer à un massacre de gens innocents ! Je ne sais rien de ta vie, mais je sais que bien d’autres ne méritent pas ce qui s’est passé, avec le coup d’état des Nemesis. Elle t’a aidé, toi, et donc cela excuse tout le reste ? » Il est désormais complètement tourné vers l’autre homme et prend sur lui de rester assis, même si ses jambes le démangent.

« Ne me fais pas croire que ce sont de beaux idéaux qui ont poussé à provoquer tant d’attaques, tant d’explosions et de destructions dans les districts, à tuer tant de gens qui n’avaient rien fait d’autre que vivre là, tout simplement. » Il prend une inspiration. « Parce que pour les gens de Bomei, le « gouvernement » Nemesis était si profitable ? Réellement ? Sur l’instant peut-être, mais tu crois vraiment qu’ils auraient tenu ainsi un an ou deux ? Sans structure, sans plan sur le long terme ? Oh oui, c’était le chaos, mais le chaos ne peut pas durer. Le chaos n’est que la loi de la jungle. Elle t’a peut-être aidé, mais combien d’autres ont simplement été pris au milieu des évènements, sans perspective d’avenir ? Pour les Nemesis, ce n’était qu’un jeu, un jeu sadique ! Tant de gens sont morts et tu oses me faire croire que c’est la faute d’Omni ?! »

C’est à n’y rien comprendre, dans l’esprit de Saul.

« Nous avons tous été pris au milieu de tout cela, mais le chaos et la destruction ne sont jamais la solution. Quant au combat des dieux, j’étais dessous moi aussi. Soit tu te mens à toi-même, soit tu omets volontairement que c’est Eclipse qui a commencé, et que ses griffes ont transpercé notre terre avant qu’Omni n’intervienne, cette nuit-là. »

Comme bien des habitants de Tempelhelm, ces souvenirs reviennent le hanter, de temps en temps. Il n’est pas rare que Saul se demande si, un jour, l’éternel affrontement des dieux dans les cieux ne descendra pas jusqu’à Hakar.

Un soupir. « Une même histoire a toujours deux facettes. Te laisse pas berner. »

Et s’il était le même qu’avant, il aurait rejoint Arkmere. Il ne l’a pas fait. Il n’a que trop conscience que tout n’était pas parfait, là-haut. Pour autant, il ne pardonnera pas.

Saul sent bien qu’il s’emporte. C’est plus fort que lui. Tout ça alors qu’il a simplement voulu revenir à Neptunia Harbor, par nostalgie autant que par masochisme, sans doute. Revenir c’est se faire du mal, mais c’est ne pas oublier, aussi. Hypocrite ? Allez savoir. Peut-être. Comme il l’a dit lui-même, chacun son vécu de ce qui s’est passé là-haut.

« Nous, les survivants, on s’est tous fait notre propre histoire. » C’est certain. Il y a eu la prise de pouvoir des Nemesis et tout s’est enchaîné très vite, ensuite. Trop vite. De quoi retenir simplement ce qui nous a marqué, ce qui nous a blessé et traumatisé à vie. Saul voudrait le nier, mais il sait que c’est vrai.

D’un imperceptible signe de tête, il invite Alessio à poursuivre. La mention d’Ivoryrift, de ces projets, cela le fait grimacer une fois de plus. Il sait pourquoi ce groupe est ici, comment il survit, ses agissements. Il en sait une partie, disons, mais il ne comprend pas pourquoi tant de gens lui font confiance, à elle. C’est ça le véritablement problème, pour lui. Ont-ils oublié ce qu’elle a fait ? Ou n’en ont-ils réellement rien à faire ?

Sans doute était-ce parce qu’il était proche d’elle, alors (ou du mois le croyait-il), qu’il refuse de s’en approcher encore. « Lui demander ? Jamais. Comment pouvez-vous suivre quelqu’un d’aussi instable ? Qui n’a pas hésité à poignarder dans le dos tant de personnes ? Comment pouvez-vous lui faire confiance ? » Car c’est vraiment ça, la source de la rancœur et de l’incompréhension, chez Saul.

Le jeune homme croise les bras et poursuit. Saul lève un sourcil, en l’écoutant. « Pose-toi les bonnes questions », qu’il dit, et le roux ne peut contenir un léger souffle amusé. N’est-ce pas ce qu’il fait depuis qu’ils sont tombés ici bas ? Il a l’impression de n’avoir fait que ça, après des premiers mois difficiles. Faire les bons choix, se trouver une raison de relever la tête, d’agir. Il se demande ce qu’il serait devenu, sans Auguste. Il aurait quand même refusé l’invitation d’Arkmere. Cela aurait été trahir les proches qu’il a perdu, dans la chute. Cela aurait été être aveugle aux travers d’une énième nation qui prétend avoir une véritable gouvernance (militaire ou autre), et qui finira par tomber elle aussi, très probablement.

« Je ne t’ai pas insulté. Je n’ai jamais insulté aucun réprouvé. » Il y a des choses dont Saul refuse d’être attaqué. « Tant mieux si tu penses avoir trouvé dans ce groupe un but, des actions à mener. Personnellement il m’est incapable de me retrouver à nouveau sous son joug. D’autres personnes sur ce continent ont des aspirations tout aussi nobles, espèrent une paix durable et se lancent dans le projet un peu fou de réussir à apaiser les hommes avant de s’occuper des épeires. » Il pense à Auguste, dont il soutient le projet même s’il a encore du mal à en voir pleinement les contours. « Cette terre à besoin des uns comme des autres. Si vos objectifs sont si nobles, poursuivez-les. » Un temps et il relève la tête pour plonger une nouvelle fois son regard dans celui de son interlocuteur : « Si j’avais tant voulu venger les morts, comme tu le dis, je serai allé voir ta grande amie. Et je ne serai plus de ce monde. Je connais ses chiens de garde. » Il est suffisamment lucide pour le savoir. Quiconque a déjà approché Alvaro Reyes le sait.

Il soupire et reporte ses yeux sur le décor qui les entoure. Neptunia Harbor, ce district si cher à son cœur. « Je ne suis pas un héros de Tempelhelm. Si j’étais un héros, je compterais parmi les âmes qu’Omni a rappelées à lui. Ou nous ne serions pas tombés. »

Il n'a pas oublié la question sous-jacente

« Je viens ici pour me souvenir. Pour penser à eux. Pour me rappeler ce que nous avions et comment nous avons failli. »