S’il avait bien compris que la paix ne pouvait que précéder la guerre, armer ceux œuvrant à la sécurité pour anéantir la pègre, cela lui trouait… Enfin, vous voyez. Bien sûr, à son grand âge, il lui en faut bien plus pour être surpris. Néanmoins, devoir acheter des armes et équipements de manière discrète, afin de proposer protection et force de persuasion aux hommes et femmes se coltinant la tâche ingrate, mais absolument nécessaire, de dégager un maximum de petites frappes et autres sous-fifres des Ducs, cela le faisait tout simplement chier. Dans un monde idéal, Auguste souhaitait que Dawndale régule très largement le port d’armes. Actuellement, la situation permet bien trop à tout un chacun de faire justice comme il le souhaite, puisque la véritable justice est complètement corrompue.

C’était un vrai casse-tête pour lui, soulevant de grosses questions éthiques, amenant à peser le pour et le contre. Mais face à l’inaction des Magnus, malgré les charmes indéniables dont il usait pour les convaincre de cesser l’immobilisme, Auguste n’avait pas d’autres choix que de protéger ceux qu’il enverrait peut-être au casse-pipe. Il a vu trop de morts, il a enduré la disparition de trop de personnes autour de lui. Nouveau monde, nouvelles règles et le moustachu refusait de continuer sur les voies du passé, celles des Hérauts souhaitant protéger au maximum les civils en les écartant des conflits. Ici, les civils veulent prendre les armes et agir, autrement, il n’aurait pas sa place de Magnus. Allons bon, autant leur apporter le soutien nécessaire.

Ce qui est bien avec la position de Magnus, surtout quand elle est soutenue par bon nombre de concitoyens ayant œuvré pour l’obtenir, c’est qu’on a plein de contacts ici et là. Son meilleur étant bien évidemment celui de son roux favori, lieutenant d’Otterberg. Mais il faut bien admettre que parmi les anciens Tempeleurs et autres natifs d’Hakar soutenant le mouvement de lutte contre la pègre, il avait des oreilles sachant écouter et des langues sachant parler. Bref, Auguste avait dégotté un bon tuyau pour obtenir des biens offensifs et défensifs. Il ne restait plus qu’à négocier en toute discrétion…

Un nom, un numéro (le sien ou celui d’un intermédiaire ?), voilà tout ce qu’il possédait. Si pour certains ce n’était pas rassurant, Auguste avait depuis longtemps dépassé le stade de n’agir que lorsque l’avenir est certain. Sans essai, pas d’erreur, mais sans essai, pas de surprise non plus. D’un commun accord avec cette Xaíra, une date avait été choisie, ainsi qu’un lieu. Le 26 mai, dans un quartier de Selsmire, où s’amoncellent de nombreuses favelas des familles les plus démunies. Auguste ne prendrait pas le risque d’aller là où il est bien connu que la pègre crèche en masse. Se rencontrer à Otterberg était également impensable, alors il misa sur l’envie des plus pauvres de ne pas se mêler de ce qui ne les regarde pas.

Habillé très sobrement, le visage caché par une casquette et des lunettes de soleil, il était en avance. Deux acolytes le suivaient plus loin et le surveillaient : Skye, la belle blonde à qui on ose rarement dire non, et Terrence, pour qui il avait une affection toute particulière, car sans lui, il n’aurait peut-être pas rejoint Saul ni Catharsis… En eux deux, il avait toute confiance. Telles deux ombres, il savait qu’au moindre signe louche, ils se tiendront prêts à intervenir en faveur du Magnus.

L’heure du rendez-vous convenue s’affichant sur son Olid, le moustachu envoya un message au numéro pour signaler qu’il était bien présent. Un simple émoji levant le pouce. Maintenant, il ne restait plus qu’à attendre. Il s’adossa à la tôle d’une baraque, au carrefour de plusieurs ruelles, où jouaient quelques enfants avec un ballon, où une grand-mère poussait avec effort son chariot plein de denrées, où un type pas franchement avenant fumait. Cette vision l’attristait autant qu’elle l’écœurait. Lorsque la sécurité reviendra à Dawndale, il faudra songer à investir dans cette ville que la pègre s’est attribuée.

Surprise, surprise, son interlocutrice était une espèce de grande perche toute vêtue de blanc. Se sentait-il mal à l’aise face à cette belle femme plus grande que lui ? Non, il en fallait bien plus pour déstabiliser la moustache. Et en détaillant brièvement son visage, il pensait l’avoir déjà croisée quelque part, son minois et ses prunelles ne lui étaient pas inconnus, mais où, quand était-ce ?

- Bien le bonjour…

Sa voix était traînante, presque hésitante. Il avait besoin de la remettre pour peut-être comprendre cette familiarité à son égard. Non pas qu’il soit très strict quant aux codes sociaux, cela faisait un moment qu’il s’était assis sur tout ça et arrêtait de considérer les gens pour les mots ou le ton qu’ils choisissaient d’employer à son égard. Il était tout de même perturbant que son vis-à-vis fasse preuve de beaucoup d’assurance, alors qu’Auguste patinait sévèrement dans la semoule en faisant marcher les vieux rouages de son cerveau.

- Pas de mondanité entre nous, c’est Monsieur Havilliard si l’on se vouvoie, mais je mise plutôt sur Auguste puisque tu désires me tutoyer.

On n’empêchera pas le dandy de faire son petit spectacle, face à une beauté pareille, il lui servit un petit sourire coquin avant que la connexion ne se fasse entre ses neurones. Il ne fabulait pas et tous les deux se connaissaient bel et bien. Ils s’étaient rencontré dans un contexte difficile et sentant le moisi, littéralement. Dans l’Understadt, pour être exact, alors que Catharsis préparait la reconquête de la Cité Haute et que quelques alliés vivants au-dessus d’eux les fournissaient en armes, vivres, médicaments, ou encore désactivaient une à une leur puce de géolocalisation.

Plissant les yeux en se remémorant quelques détails, il fut très surpris de constater que ce passage de l’Histoire de Tempelhelm les avait rendu proches au point qu’elle devienne tactile. Il imaginait sans peine le juron que venait de cracher Skye en loin, quelque chose comme « je vais me la faire cette salope », et la tension qui devait parcourir l’échine de Terrence, se demandant s’ils devront intervenir bien trop rapidement.

Esquissant un sourire, non pas pour répondre à celui de Xaíra ou pour rentrer dans son jeu, il adopta une posture détendue. Tout ceci n’était destiné qu’à rassurer ses deux acolytes, où qu’ils se trouvent. Ils ne pouvaient pas entendre la conversation, mais ils n’en rataient pas une miette, à n’en point douter.

- Un salaire colossal, évidemment. Un siège de luxe autour d’une table tout aussi chère, pour conseiller Dawndale avec les autres Magnus. De l’admiration et du respect. Voilà donc ce qui vient en cadeau avec ce beau titre.

Son sourire était franchement hypocrite, quiconque le connaît sait que les avantages ne sont clairement pas les arguments ayant fait pencher la balance pour la prise de cette position. Alors que certains imaginaient tous ces aspects plutôt superficiels, Auguste connaissait fort bien la réalité liée au titre de Magnus : les attentes des citoyens, les critiques, être en première ligne pour se défouler quand rien n’avance dans le bon sens, le jugement hâtif, l’espionnage, l’envie de faire s’écrouler son monde et de le destituer, de s’en prendre à ses proches… Finalement, son rôle avait beaucoup de points communs avec celui des Hérauts. Les Steinhart, depuis les cieux, devaient avoir pitié de lui, connaissant fort bien les avantages et les désavantages d’une telle position dans la société.

- Ce qui vient surtout avec, c’est le pouvoir. Celui d’agir. Je ne suis pas venu trier les lentilles, parler de la météo, ou faire une balade dans les favelas, bien que la compagnie soit très charmante. J’ai ouï dire que tes activités présentes étaient en lien avec ton rôle du temps de Catharsis. Peut-être que tu pourrais me dépanner, moyennant un salaire, évidemment ?

Sa moustache se hérissa, répugnée de constater que son vis-à-vis avait pris ses propos au premier degré. Elle ne connaissait donc pas l’Havilliard et ses valeurs. Qu’importe, ils n’étaient pas destinés à être de grands amis, mais à avoir une relation « professionnelle », tout au plus. Qu’elle soit superficielle aux yeux du moustachu n’avait pas grande importance.

Il piqua tout de même la curiosité de Xaíra. Il y avait de quoi être étonné, après tout, comme elle l’avait si bien souligné, son idée était étrange au vu de son parti-pris pour désarmer les citoyens (et surtout tous les trafiquants et autres racailles). Sa dernière question lui arracha un grand sourire, c’est qu’elle avait de l’œil et savait y faire pour ce genre de rencontres organisées.

- Rien ne t’échappe, ma chère. Ne t’en fais pas, ils te feront rien tant que tu n’attentes pas à ma belle moustache. Ou à tout autre attribut divin de mon corps.

L’Havilliard lui servit l’un de ses clins d’œil ravageur, avant de tapoter sur son Olid, juste histoire d’envoyer une notification à ses « deux moustiques », indiquant que tout va bien pour lui. Si Skye apprenait de quelle manière Xaíra s’était permise de la nommer, nul doute qu’elle voudrait lui arracher les ongles, un à un.

- Tu te doutes bien qu’à découverts de la sorte, ils sont là pour surveiller que ce n’est pas une embuscade. On sait tous les deux que ce genre d’entrevue peut très vite déraper et que je suis cible de premier choix.

Il n’exprimait ni peur, ni confiance excessive, simplement, il avait raison d’assurer un minimum ses arrières. Le Magnus n’a pas que des partisans, ce serait être bien naïf de penser le contraire.

- Pour ce qui est des armes, je sais bien que l’une de mes mesures phares est de désarmer Dawndale pour la sécurité intérieure. Ne dit-on pas que pour préparer la paix, il faut préparer la guerre ? Et bien voilà, je ne vais pas envoyer au casse-pipe les hommes qui se portent volontaires pour atteindre cette fameuse paix. Je doute qu’ils fassent le poids face aux individus les plus dangereux s’ils sont simplement armés de sifflets.

Un bref instant, il s’imagina toute l’armée de Dawndale munie de matraques, de sifflets, et puis ses pensées dérivèrent et il les imagina brandissant des pancartes et distribuant des flyers faisant l’apologie de la paix. Ils auraient tous l’air de gros glands et seraient la risée de tous.

- Je ne veux pas mettre leur vie plus en danger qu’elle ne l’est déjà. Alors je voudrais te demander la crème de la crème, tant sur le plan défensif que sur le plan offensif. Ce ne sera jamais de trop pour la suite de mon programme. Tu pourrais me fournir tout ceci ? Sous quel délais ? Et surtout, à quel prix ?

Elle pouvait bien lui assurer ne pas s’en prendre à sa moustache, il ne renverrait pas pour autant ses « deux moustiques ». Une alliance d’un autre temps avec Catharsis, n’était pas une raison suffisante pour lui accorder assez de crédit. C’est qu’il vieillissait le bougre et qu’il devenait méfiant. Ou alors, il avait un trop grand ras le bol d’être pris pour un con et manipulé, ça devait sûrement être ça.

Il écouta le discours de Xaíra en hochant la tête, ici et là. Bien sûr qu’elle voulait pérenniser son affaire. Bien sûr qu’elle ne se contenterait pas d’argent. Bien sûr qu’Auguste n’aurait pas simplement à remuer de la moustache pour sceller un marché. Il aurait évidemment aimé que ce soit si simple, mais rien dans sa vie ne roule simplement, alors…

- Tu m’as tout l’air d’avoir au moins une idée derrière la tête, ne fais pas ta timide et exprime toi.

Son ton se voulant volontairement traînant, c’était une invitation à exprimer chacun de ses désirs. Parce qu’il était comme ça. Parce qu’il pensait toujours être comme ça. En vérité, cet air dandy commençait à ne plus trop lui correspondre et il lui avait paru que ses paroles sonnaient terriblement fausses. Dans le genre cacophonique. Pire encore, le genre de sous-entendus qu’elles transportaient le répugnait. En fait, il ne voulait plus de ce mode de vie qui datait du ciel, d’un passé complètement écroulé. Avec la mort de ses Hérauts, celle de sa femme et la disparition de son monde, cet aspect de sa personnalité s’en était allé dans les fonds marins. Non, pas exactement. Il y avait des moments où il aimait particulièrement être aguichant, avoir la voix traînante, ses dents qui mordillent sa lèvre inférieure et ses yeux plein de promesses. Il y avait en fait encore beaucoup d’occasions où il se complaisait à agir de la sorte. Mais aucune de ces occasions n’incluait Xaíra ou une autre femme…

- Je peux te proposer une certaine protection, ainsi qu’un véritable accord financier avec les forces armées de Dawndale. Si tu nous fournis, ça se saura et ça ira jusqu’aux oreilles de nos cibles. On pourrait t’offrir une immunité contre les Ducs et reconnaître ton aide dans la lutte, effaçant certaines choses que tu as faites, pouvant te porter préjudice. Et quand notre projet portera ses fruits, nous aurons toujours besoin de ta marchandise. Tu n’es pas sans savoir que Dawndale doit aussi se protéger de l’extérieur.

Sa proposition énoncée, il lui laissa le temps de réfléchir et d’y ajouter, ou non, ses propres attentes. La négociation prendra le temps qu’il faudra, le Magnus était déterminé à partir armé.

- Pour le moment, on se débrouille avec ce qu’on a et on peine à trouver de nouveaux fournisseurs, c’est bien pour ça que je m’en remets à toi.

Le pétillant de son regard le laissait plutôt perplexe. À vrai dire, il s’était peut-être trompé en pensant que Xaíra aurait besoin d’une immunité de la part du Conseil, pour la protéger du courroux des Ducs. Si elle avait son propre trafic à l’heure actuelle, c’était bien parce qu’elle s’en sortait et avec des personnes rangées de son côté pour l’aider dans sa besogne. Néanmoins, faute de mieux à lui proposer, il décida de rester sur cette position.

Bien évidemment, son petit numéro très largement théâtral et sarcastique, le fit rouler des yeux au ciel. Elle n’avait effectivement rien d’une femme sans défense. Outre son aura et son impressionnante carrure, elle n’avait aucune crainte à rencontrer le Magnus en terrain « hostile », sous le joug d’un des Ducs, alors même qu’elle a repéré avec facilité deux de ses alliés prêts à en découdre si elle fait le moindre geste suspect. Définitivement, Xaíra est tout sauf une princesse en détresse. Elle était pleine de ressources, à savoir lesquelles exactement… Mais une immunité à plus grande échelle et un contrat juteux avec un état, sans date de fin, pour également armer la nation en cas de conflit avec la monarchie voisine (à tout hasard), ça ne se refusait pas, n’est-ce pas ?

- Un peu de respect, s’il te plaît. Je ne sais pas ce que tu appelles ton « poulpe », mais les hommes et femmes qui se battent pour Dawndale ne méritent pas que tu les nommes de cette façon.

C’était plus fort que lui, il fallait qu’il fasse son papa poule. Et son regard avec tout de celui de la figure paternelle passablement agacé. Il se racla la gorge pour se détendre et prit quelques instants pour réfléchir aux termes énoncés par son vis-à-vis.

- Ça fait bien longtemps que je n’ai plus vraiment d’ego, alors ce sera moi ton chien, s’il n’y a que ça pour t’amuser. Les autres seront traités avec respect, tout comme ils te traiteront bien tant que tu n’attenteras pas à leur dignité ou à leur sécurité. Dans ces termes, oui, tu auras quelques hommes et femmes se concentrant exclusivement à ta sécurité.

Avec son pouce et son index, il fit rouler l’extrémité de sa moustache, pensif.

- Enfin, tu auras ton contrat d’exclusivité pour être la seule fournisseuse de mon armée actuelle et future.

Terminant d’entortiller sa pilosité, il tendit une main vers cette femme pleine de ressources, autant que de mystères. Avant qu’elle ne la serre pour sceller cet accord, ou non, il lui demanda :

- Contre cette immunité et ce contrat d’exclusivité, tu fourniras armes et équipements, sans limite ni restriction, en priorité absolue à l’armée du Magnus de l’Ordre. Sommes-nous d’accord sur ces termes, Xaíra ?