Il te semble que tu pourrais empoigner l'air, ici, tant il est lourd. Vos nuits sont rythmées par le bruit des infectés. Pénétrer sur les terres oubliées revenait à se mettre dans un état hyper-vigilance constante. Mais pénétrer dans les ruines hantées revenait à ne pas respirer sans avoir la conviction certaine que c'était peut-être la dernière fois que vos poumons se remplissaient. Voilà des jours que vous êtes parties. Isthar a une ambition, celle de percer les mystères autour de ces ruines. Tu étais confiant, mais après plusieurs lunes à arpenter ces pierres et observer ces symboles tu commençais à perdre pied. Tu étais tendu. Fatigué. Inquiet. Tout en toi de criait que vous n'aviez rien à faire là. Seulement, Isthar n'était pas motivée à rentrer, s'enfonçant toujours plus loin, vous poussant toujours plus au-devant du danger. Puis finalement, arriva ce qu'il devait arriver.

— Comment ça, on se sépare ?

Ton regard passe de l'un à l'autre des membres de votre groupe avant de revenir sur Isthar. Tu la dévisages, un sourire nerveux plaqué au visage.

— C'est l'endroit le plus dangereux d'Hakar et on se sépare ? C'est n'importe quoi Is-

Mais il avait suffi d'un regard pour que tes lèvres se ferment. Tu fronces les sourcils, baisse la tête et les yeux, vexé d'avoir été remis à ta place a la seule force de ses yeux. Votre petit groupe de cinq se sépare en deux. Trois d'un côté, deux de l'autre. Seul avec Isthar, tu détournes sèchement le regard. T'ose rien dire.

Ton regard quitte le sol pour venir observer la silhouette de Mésange qui s'enfonce dans la nuit. Tu n'aimes pas ça. La main sur la garde de ton arme, tu t'attends à des reproches. Tu le sais que t'as merdé. On ne conteste pas les ordres. Mais ce qu'elle dit, c'est pire dans un sens. Tu aurais préféré qu'elle te traite de petit merdeux. Tu es fatigué. Elle le comprend. Ça blesse ton ego. Ça te blesse tout court. Tu détestes qu'on pointe du doigt tes faiblesses.

— C'est pas-

Tu ravales ton mensonge. Si, tu es épuisé. Comme vous tous. Si tu as appris quelque chose en fréquentant Isthar, c'est qu'il n'est pas utile de lui mentir. La renarde est plus maline

— Je suis désolé, je n'aurai pas dû contester tes ordres.

Tu relèves les yeux vers elle. Merde. Tu détestes être le mauvais élève. Mais là encore, ça ne suffit pas. C'est terrible la façon dont elle te pousse à parler. C'est terrible comment c'est avec elle que tu es le plus sincère. Tes doigts se posent sur le bracelet qu'elle t'a légué. Ça ne change rien. Ça n'a rien à voir. Tu regardes nerveusement dans la direction où s'est aventuré le groupe d'Alvaro.

— Je n'aime pas qu'on se sépare. L'endroit grouille d'infecter et y a un truc bizarre dans l'air. Cet endroit est... Mauvais. Puis, je m'inquiète pour Maisie.

Tu étreins ton bracelet une dernière fois avant de le lâcher.

— J'ai promis à un ami qu'il ne lui arriverait jamais rien.

Promesse tenu, seul, l'ami étant déjà devenu un inconnu. C'est ton truc, Lionel. Promettre des choses aux disparus et aux absents.

Il y a ce frisson qui te parcourt l'échine. Quand tu parles à Isthar, il a toujours cette impression de mener deux discussions en une seule et même fois. Elle te parle de l'importance des promesses qu'il nous faut tenir et tu te demandes, non, tu crois qu'elle sait, qu'elle pense à celle que tu lui as faite dans cet entrepôt, deux ans plus tôt.

Je vais vous tuer. Pas aujourd'hui, pas demain non plus. Mais un jour, je vous tuerai.

Tu ne détournes cependant pas le regard. Tu l'estimes trop, la met trop sur un piédestal pour ne pas la penser suffisamment omnisciente et donner un double sens à chacun de ses mots.

— C'est tout ce qu'il me reste de lui.

Et c'est aussi tout ce qui te lie à elle, à ta détermination nouvelle, à ce pourquoi tu ici aujourd'hui. Tu lui emboîtes le pas, observes la façon dont ses cheveux dansent dans son dos. Il t'est arrivé, parfois, de vouloir qu'elle te serre dans ses bras. Toujours avec pudeur et gêne, car à chaque pensée douce que tu pouvais avoir pour elle, tu voyais la mine sévère d'Hadrien et les visages pâles et morbides de Newton et Galmor. Puis tu voyais les yeux plein de reproches de ta mère et sa voix qui te disait que ce n'était pas Isthar Forbes qui t'avais mis au monde sur le tard après des mois de grossesses difficiles.

Tu l'écoutes, tu t'arrêtes, croises son regard flamboyant et te rends compte avec effrois que tu l'aimes, que tu as confiance en elle, autant qu'une partie de toi la hait et s'en méfie comme de la peste.

— Oui...

Tu sembles chercher dans ses yeux si c'est une bonne ou une mauvaise chose.

— Mais c'est nouveau pour moi.

Tu fixes le bracelet une seconde avant de laisser ta main retomber contre ta hanche.

— Il... Il était comme ça parce que personne ne lui a laissé d'autres choix. C'était le héraut de la terre. C'était un Steinhart. Il devait être inébranlable, c'est comme ça. S'il ne l'avait pas été, on l'aurait écarté au mieux, renier au pire.

Tu balayes la zone du regard, comme elle te l'a appris, tout en discutant.

— Nous sommes nés pour servir. C'est ce que mon père disait.

Tu fermes brièvement les yeux, soupir.

— Mais "On ne peut pas tout porter tout seul", c'est ce qu'il aurait dû dire à Galmor et à Newton. C'est ce que j'aurai dû dire aussi à Roy, il serait peut-être avec Maisie à l'heure qu'il est.

Tu serres la garde de ton arme.

— J’apprends encore.

— Mon meilleur ami.

Tu appuies le mot avec amertume, pas tant contre elle, que contre le présent incertain. Tu l'appuies pour t'y accrocher, comme-ci le feu n'était pas éteint, comme-ci, quelque part, il restait un peu de lui, de vous, quelque part. Tu ne sais pas faire de deuil, Lionel. C'est pour ça que tu es là.

Puis tu relèves les yeux, surpris, vers elle. Tu fronces les sourcils, l'air de ne pas comprendre.

— Le revoir ?

Tu ne sais pas où il est, ni même ce qu'il devient. Tu le sais vivant, parce que tu n'envisages pas qu'il puisse être mort. Mais le revoir... Puis, elle parle de Ian Carter. Ton regard s'assombrit et tes traits se tendent. Tu es trop transparent dans la haine que tu lui portes.

— C'est pas Roy qui doit nous aider, c'est nous qui devons aider Roy.

Quelque part, tu lui en veux à Isthar. Parler encore à Ian.

— C'est un connard fini ce type. Il pourrait te tuer si tant est que ça lui rapporte quelque chose... Il a bien détruit son fils.

Tu craches, amer. Mais Isthar à le chic pour te mettre face à ce qui te fait peur. Quand elle te demande ce que tu pourrais accomplir tu ouvres la bouche pour répondre mais sait, sait rien qu'en la regardant, que tu ne peux rien faire.

— J'ai peur que ce soit trop tard.

Tu avoues, en détournant le regard.

— Mais ça ne peut pas être trop tard. Si je pouvais l'arracher de Ian... Si je pouvais lui montrer que son père se goure, qu'il y a des gens qui l'aiment à côté... Que ces conneries d'adulte ne le concerne pas.

Alors que tu te fais porter étendard de ton héritage, alors que tu as promis à Hadrien de tuer Isthar lorsque le moment viendrait, alors que tu pleurais sur la tombe de Newton et Galmor car tu ne supportes pas de trahir leur mémoire.

— Comment tu peux... Traiter avec Ian Carter ?

Tu la regardes, un peu blessé, un peu jaloux.

— Ne traite avec pas Ian, ce n'est pas notre allié.

Lui aussi, tu t'es promis de le tuer.

Tu grimaces, coupable face à tes propres incohérences. Tu pourrais dire que ce n'est pas la même chose, c'est même ce que tu marmonnes dans ta barbe, tout en sachant que c'est faux. C'est faux, c'est exactement la même chose. Tu n'es pas assez courageux pour répondre, alors tu serres les lèvres, détournes la tête, un peu fuyard. Mais Isthar ne t'as jamais épargné et, quelque part, c'est bien pour ça que tu en étais venu à aussi la respecter.

— T'as des amitiés discutables, Isthar

Utilise-moi.

Tu tournes vivement la tête vers elle, surpris, choqué même. Des fois, tu ne la comprends pas. Des fois, elle te semble plus chaotique qu'Eclipse. Tu la dévisages, cherches dans ses yeux la menace ou la blague, mais il n'y a rien qu'une profonde sincérité. Tu ouvres la bouche, sait que tu dois être discret mais face à son honnêteté tu ne résistes pas à éclat de rire bref.

— Certains jours je me dis que, ça y est, je te connais par cœur puis tu ouvres la bouche et tu arrives à me surprendre.

Tu sembles méditer ses paroles, avant d'étirer un sourire et de hausser les épaules.

— C'est un secret.

Tu lui tournes le dos pour scruter les alentours. Tu gardes le silence quelques secondes avant de glisser.

— Merci.

À l’abri de son regard, tu te surprends à lutter pour refouler quelques larmes. Non seulement tu la respectes, mais en plus tu l'aimes bien. Et tu comprends pourquoi les Carter mettent peut-être autant d'énergie à compartimenter leur vie. Aimer son ennemi, c'est vraiment terrible.

— Je me sens... Un peu moins orphelin quand t'es là.

Ton regard s'échoue sur ton bracelet. Et pourtant, il va falloir te préparer à le redevenir de nouveau.