La guerre avait pris fin, du moins, la première partie, celle où un camp prenait le dessus sur l’autre pour établir un ordre nouveau.
Il avait été difficile de savoir ce qu’il s’était exactement passé durant les affrontements depuis les terres agricoles où de nombreux civils avaient trouvé refuge sur ordre des Hérauts. Il avait été difficile, pour Alix, de trouver un moyen de le savoir et de le suivre, sous la surveillance accrue de Lloyd qui semblait avoir eu peur que sa fille retourne dans la cité tant il avait été sur son dos.

L’adolescente n’avait pas pu savoir, et ce silence l’avait tué à petit feu. Elle avait détesté devoir imaginer ce qui se déroulait dans la cité mais elle y avait été contrainte de le faire en songeant à Amadis, à Kira, à Nina, aux étudiants de sa promotion, à ses professeurs, ses voisins, au personnel d’Elyon et à tous ceux qui n’étaient pas en sécurité loin des combats.
Et puis la nouvelle était tombée comme une chape de plomb sur les épaules des réfugiés tenus à l’écart. Le héraut de la Terre était mort, celui de l’Eau avait trahi. La cité haute et sa vie d’avant étaient tombées sous l’assaut de Némésis.

Lorsqu’ils étaient revenus dans la petite supérette, Alix n’avait pas décroché un mot depuis deux jours et avait contemplé les rues de son enfance sous cet ordre nouveau, sans être persuadée que la vie pourrait réellement reprendre son cours.


Pourtant, la vie essayait, par de petites tentatives discrètes, de faire comme si rien ne s’était passé. Et ce n’était pas une réussite car les pas d’Alix, par exemple, croisaient une brigade d’élémentaire au lieu des brigadiers du temple de l’air, alors qu’elle se rendait à l’université ou à Elyon. Et ça n’avait rien de normal.
Une Tempelhelm libérée, où il valait mieux raser les murs pour ne pas se faire égorger.

Puis un événement aussi soudain qu’inattendu avait encore une fois tenté de faire croire à Alix que la vie n’avait pas changé.
Le nom de Kira s’était affiché sur son Olid alors que celle-ci se trouvait dans les couloirs d’Elyon. Ni une ni deux, la jeune fille avait relayé l’information à Amadis pour savoir ce qu’ils allaient en faire. Et puisqu’ils avaient reçu le même message, la même demande, le même lieu de rendez-vous, ils avaient évidemment décidé d’y aller ensemble. C’était forcément ce que Kira voulait, avec ses messages mystérieux, et ils étaient trop curieux et trop inquiets, malgré tout, pour bouder l’opportunité.

Ils avaient fait la route à deux, s’éclipsant discrètement de la tour d’Elyon pour rejoindre le lieu choisi par Kira. Il était de toute façon plus sûr de ne pas se déplacer seul dans les rues de la cité haute à présent.
A mesure qu’ils se rapprochaient, leurs voix s’étaient éteintes, surtout celle d’Alix qui avait tendance à ravaler ses paroles contrairement à Amadis qui avait besoin de les déverser. L’adolescente se contentait de lui jeter quelques regards et d’approuver ses dires. De toute façon, elle était trop peu sûre de ce qu’elle attendait de cette rencontre pour pouvoir formuler des idées claires. Mais son ami avait raison, il n’y avait pas que de la colère, et c’était encore plus perturbant.

- On entre ensemble. Ils ont déjà gagné. Qu’est ce que tu veux qu’ils fassent de nous.  

Car s’ils n’entraient pas tous les deux, il était possible qu’Alix écoute alors plus sa rage que sa tristesse pour faire demi-tour.

- Si j’avais été à la maison, j'aurais pu remonter la source de ses messages pour vérifier d’où il avait été émis. Mais tant pis.  

Alors, aux côtés d’Amadis, elle pénètre dans les lieux chargés de souvenirs, le visage fermé et les épaules tendues. Elle promène son regard sur le décor qui lui rappelle beaucoup trop de choses. Est-ce que Kira avait choisi cet endroit pour jouer sur leur corde sensible ? Si c’était le cas, c’était particulièrement petit.

Et si Amadis laisse entendre sa voix, ce n’est pas le cas d’Alix qui enfonce profondément ses mains dans les poches de son manteau d’hiver, alors qu’elle avance dans la boutique qui semble vide de toute présence.
De la pointe de sa bottine, elle pousse une caisse qui était restée sur le sol, histoire de manifester sa présence à elle également.   

La silhouette de Kira se détachait enfin de l’ombre pour se dévoiler, quand celle d’Amadis disparaissait presque immédiatement derrière Alix qui s’était immobilisée en entendant du mouvement. Si elle n’avait pas été aussi en colère, la réaction de son ami l’aurait probablement fait souffler du nez ou ricaner, mais aujourd’hui, la situation peinait à lui arracher un sourire quand le chaos œuvrait librement dehors et que l’un de ses instruments revenait comme une fleur dans la vie de ceux qui n’avaient rien demandé de tout ça.

La question de Kira, en revanche, sculpte très légèrement les lèvres de la plus jeune en une petite grimace discrète. D’abord parce qu’il était trop tôt pour s’autoriser une blague, ensuite, parce qu’Alix mourrait d’envie de se précipiter à son cou, trop heureuse de la voir en vie. La faute à cet endroit, à son attitude de grande sœur qu’elle avait cru perdre à tout jamais. Alors l’adolescente sert simplement les dents, le visage fermé, même lorsqu’elle croise le regard d’Amadis.
Le fait qu’il s’avance en premier est une aubaine pour elle, car elle n’avait aucune idée de par où elle devait commencer. Nul doute qu’elle préférerait être dans un laboratoire ou devant un problème insoluble à résoudre, à cet instant.

Elle écoute en silence, ses yeux d’ambre harponnant soit le dos d’Amadis, soit le dos de Kira. Elle laisse le premier se dépêtrer de son flot de questions qui lui libèrent le cœur, mais ne donne pas le loisir à la seconde d’échapper à sa contrariété palpable.

Parfois, elle roule des yeux. Parce qu’elle est d’accord avec lui. Parce qu’elle est sûre que Kira n’a pas vraiment les réponses. En tout cas des réponses qui ne seront pas valables à ses yeux.
Les bras croisés sur sa poitrine à présent, elle hausse un sourcil quand Amadis se venge sur la caisse. Un coup de pied là-dedans valait mieux qu’un coup  porté… Au hasard, à Kira.

Légère et toujours silencieuse, Alix s’approche d’Amadis pour poser sa main sur son bras avec une douceur et une empathie qui ne lui étaient pas familières. Mais dans cette situation, ils se comprenaient bien trop pour qu’elle ne ressente pas sa détresse.

- Ça va, Ama, tu te débrouilles pas si mal que ça.

Ses doigts se referment et s’accrochent à la manche d’Amadis. Une façon de le soutenir du mieux qu’elle le peut et aussi, de se donner un peu de courage. Un geste enfantin malgré que son regard soit dur et empli de jugement.

- J’ai moins de questions, moi. En fait j’en avais pas trop avant de venir. Tu savais que je comprendrais ton message et tu t’es pas trompé. En venant, je voulais surtout voir comment t’allais.

La question sous-jacente ne tarde pas même si elle était sous-entendue dans le ton qu’avait adopté Alix, qui s’oblige à rester distante alors que ça n’avait jamais été un problème auparavant. Mais devant Kira, tout était plus compliqué.

- Comment tu réfléchissais aussi. Si t’étais devenue comme tes nouveaux amis.

Sa voix tremble légèrement, et elle s’en veut de ne pas être capable de la maîtriser alors que ses doigts serrent plus fort le manteau d’Amadis qu’elle désigne du menton.

- Il a raison. S’il t’était arrivé quelque chose… Sauf qu’en fait, il peut toujours nous arriver quelque chose, à tous les trois.

C’est injuste de tout lui mettre sur le dos, bien sûr, mais Alix n’avait pas été la seule à faire des raccourcis. Comment croire que des terroristes pouvaient rendre la vie plus belle ?  

- C’est le bordel. Tu trouves vraiment que ton bocal est plus cool maintenant ?  

Alix avait écouté Kira sans l’interrompre, contrariée et à la fois trop curieuse pour ne pas vouloir entendre les réponses à ses questions et à celles d’Amadis, qui dans un sens auraient pu être les siennes si elle avait été bien plus versée dans le sentimentalisme. Une caractéristique issue de l’éducation de Lloyd qui entrait en conflit avec l’humanité qu’avait justement pu apporter Kira à la petite fille qu’elle avait gardée. Ravivée par le soutien et le remerciement silencieux d’Amadis à ses côtés.

Parfois, sa main s’était crispée sur la manche du jeune homme. En particulier quand Kira attaque Elyon de front. Alix n’était pas ce qu’on pourrait grossièrement appeler une “patriote d’Elyon”, mais elle l’était pour la science, le progrès et c’était ce qu’incarnait l’entreprise. Elle comprenait aussi Amadis qui la défendait pour l’avoir sorti de la misère.
Elle s’était aussi crispée lorsque Kira avait annoncé, très clairement, qu’elle travaillait toujours pour Isaac Weidmann puisqu’elle n’avait plus le choix. Sans blague. Ça c’était une surprise.
Quant à cette histoire de protection, ses yeux s’étaient plissés, ainsi que son nez, dardant sur cette grande-sœur, à peine retrouvée, un regard qui indiquait qu’elle allait creuser dans cette direction dès qu’elle en aurait l’occasion. Et qu’elle ne lâchera pas l’affaire.

Le discours d’Amadis s’éteint sur ses lèvres et Alix relâche la manche qu’elle tenait toujours fermement entre ses doigts au point de s’en faire blanchir les jointures, pour poser sa main sur l’épaule du grand émotif qui lui servait d’ami. Parfois, elle avait hoché la tête pour l’approuver. Elle ne peut pas se prononcer sur ses sœurs, elle ne peut pas dire qu’Elyon l’avait sorti de la misère. Mais les points soulevés par Amadis étaient bons et c’était important de le souligner.

- Ne t’excuses pas Amadis. Tes arguments sont très loin d’être exagérés.

Quant à ceux de Kira…

- Effectivement, on t’aurait jamais suivi là-bas mais on aurait peut-être pu t’aider ! Et nos fameux “nouveaux patrons” ont probablement fait des choix aussi, tout comme toi Kira. C’est pas joli joli de porter un jugement quand tu as tout abandonné pour rejoindre “tes nouveaux amis”. Je sais que tu les détestes. Je sais qu’ils ont fait du mal à ta famille. Mais sois réaliste, la ville a besoin de progrès. Et ils n’ont jamais fait sauter tout un quartier avec des bombes.

Elle souffle avec une voix si douce et si incisive qu’elle se reconnaît à peine.

- Qu’à apporté ton groupe à cette ville à part le chaos ? Je peux plus sortir de chez moi sans que mon père ne me serve d’escorte. Bon d’accord ça c’était déjà un peu le cas avant mais maintenant on a des criminels qui se baladent en liberté et des élémentaires géants qui nous surveillent.

Le ton est plus boudeur quand elle ajoute.

- D’ailleurs il se charge très bien de ma protection, mon père, mais merci de te soucier de nous, finalement.

Et comme, depuis le temps qu’ils discutaient, aucun bruit suspect, aucun mouvement étranger ne s’était manifesté, pouvant indiquer que Kira n’était pas seule, Alix décide d’avancer, tirant doucement Amadis derrière elle pour s’approcher du comptoir qui empêche encore toute accolade intempestive.

- Donc le résumé c’est quoi alors ? Tu nous en veux parce qu’on est parti à Elyon mais t’es aussi du côté d’Elyon puisque tu as choisi Némésis au lieu de venir te réfugier… hm… Je sais pas… Chez moi ? Tu sais avec tout ce qu’il se passe, je sais pas ce que tu leur as fait mais je doute qu’ils aient encore le temps de s’occuper de toi là-bas.

Cette fois, elle s’appuie sur le comptoir. Là où elle se hissait, petite, pour bricoler avec Kira.

- Et comme tu as fait les mauvais choix, maintenant tu regrettes et t’es coincée à la botte d’un type qui est peut-être pire qu’Elyon, vu l’état de la ville actuellement ? Arrête moi si j’ai tort mais c’est quoi la solution maintenant que tout a foiré ?

Le même plissement d’yeux, de nez, le même petit regard qui indique qu’elle ne va pas lâcher.

- Mais heureusement Amadis et moi on a un cavalier pour nous protéger c’est ça ? … Tu nous auras pas une seconde fois Kira… C’est quoi le deal avec ce… c’est quoi une sorte de général ? Parce que crois-moi, si papa apprend qu’un cavalier m’a dans le collimateur à cause de toi, il va pas être super content… Et moi, j'aimerais savoir quand est-ce que je peux arrêter d’avoir peur. Surtout d’avoir peur pour toi.  

Alix s’était tut et elle avait écouté.
Absolument tout, dans les moindres détails.
Les arguments de Kira.
Son histoire.
Les constats d’Amadis.
Ses sentiments.
Elle avait été attentive à tout : le placement des corps, l’intonation des voix, les émotions qu’on percevait dans le choix de mots utilisés. C’était une chose importante dans une discussion, l’attitude de son interlocuteur. Parce que c’était criblé d’informations, qu’on le veuille ou non.

Au-delà de ça, Alix imaginait au fond d’elle que Kira n’avait pas envie de leur mentir. Et qu’elle n’en avait, d’ailleurs, pas besoin. L’endroit où elle leur avait donné rendez-vous n’étaient probablement connus que de leur trio infernal, et c’était la raison pour laquelle elle les avait menés jusqu’ici. Ainsi, elle se protégeait de ses nouveaux amis, assurément.
Et par ricochet, elle les protégeait eux. Comme elle l’avait toujours fait depuis qu’ils la connaissaient.

Il y avait eu beaucoup de reproches et beaucoup de justifications.
Alix aurait bien vu un milliard de choses à redire, à analyser, à décortiquer. Elle aurait aimé remonter le temps, et avoir pu l’aider avant quoi que puisse en dire son aînée. Au fond, elle aurait aimé que les choses soient différentes, qu’elle n’ait pas eu à pleurer devant son message d’adieu, sur l’épaule de son père ou secrètement dans la fourrure du chat trouvé dans son appartement.

Elle repense à ces semaines écoulées sans nouvelles et rationnellement, elle s’interroge. Avait-elle envie que ça recommence ?
Avait-elle envie de ne plus avoir de contact ? De s’inquiéter ? De se demander si elle était encore en vie ? D’imaginer qu’elle était en danger ?
Au delà de savoir si Elyon était bon ou mauvais. Au delà de supposer les intentions de Némésis. Car c’était bien une chose qui les dépasserait toujours. Intelligence ou pas, il y avait des forces qu’on ne maîtrisait pas.

Alors Alix s’était approché, sans les interrompre, pour passer derrière le comptoir et pour rejoindre Amadis et Kira.
Et avant qu’ils n’aient le temps de lui demander ce qu’elle pouvait penser de tout ça, ce qu’elle voulait vraiment dans cette histoire, la jeune fille les attrape tous les deux dans ses bras.

Ils n’avaient plus beaucoup de choix possibles, dans le chaos ambiant.
Alors, puisqu’elle pouvait encore en faire quelques uns, elle ferait celui-là.