Quelques mois plus tôt.
Understadt.
C’est après avoir gravi l’escalier que tu arrives au palier. Une longue inspiration suivie d’un soupir du même acabit et tu poses ta main gantée sur la poignée avant d’ouvrir la porte. Quelques pas dans l’appartement pour te diriger vers la cuisine… et tu la vois le dos tourné.
Sa longue chevelure ébène qui repose le long de ses épaules, sursaute au moindre mouvement qu’elle fait. Tu retires tes gants pour les poser sur la table, pendant qu’elle t’accueille d’un éclat de voix :
— Aki ?!
Aki. C’est comme ça qu’elle t’appelle, ta jumelle. Elle n’a jamais utilisé une seule fois ton prénom entier… ne supportant pas l’idée de t’appeler comme votre mère le faisait. Le seul fait d’évoquer qu’elle a existé est proscrit.
— J’ai apporté quelque chose à manger.
Elle pivote de quelques degrés pour enfin montrer son visage. Vos traits sont si différents qu’on peine à croire votre lien de parenté. Pourtant vous êtes bien nés le même jour et de la même matrice ; les jumeaux Aquilae & Maeve.
Là où ton faciès est froid, inexpressif et marqué par le sordide, Maeve semble avoir été épargné de tout cela, car elle est l’exact opposé. Ses yeux pétillent, son sourire illumine la pièce et semble parfois alléger le poids de tes actes.
Mais là où l’on pourrait croire que tu regrettes ce que tu es et ce que tu fais… il n’en est rien. Maeve partage le poids de tes atrocités sans sourciller, sans douter un seul instant que c’est grâce à ce que tu es que vous avez pu survivre.
Elle ne t’a jamais craint ni jugé ; elle a toujours été reconnaissante envers toi qui as toujours pris soin d’elle après la mort de votre génitrice. Elle va s’assoir à table et tu l’imites ; elle remarque le sang séché sur tes gants, mais n’en dit rien. D’où tu viens, elle le sait. Ce que tu as fait, elle le sait.
— Il y a une rumeur qui court, tu es au courant ?
— Oui.
— Une tempête approche.
— Il paraît. Mais ça ne change rien pour nous.
Si tu es un expert dans l’art de prendre une vie ; Maeve en est une pour recueillir des informations et les offrir au plus offrant. Son bagou l’a aidé à se sortir d’innombrables situations qui semblaient désespérés.
— Quand la tempête viendra, si elle arrive un jour, on se mettra à l’abri le temps qu’elle passe. Après ça sera notre tour d’agir.
— Tant qu’on peut tirer notre épingle du jeu… on ne va pas s’en priver, pas vrai, petit frère ?
Tu aimerais répliquer que tu es né en même temps qu’elle, mais le fait est qu’elle est arrivée dix minutes avant toi. Elle ne te le fera jamais oublier, c’est une certitude. S’étire alors ton visage dans une esquisse de sourire.
Vous avez toujours survécu ainsi. En opportunistes. Lorsque s’est présentée à toi la chance de te débarrasser de votre génitrice qui vous torturait quotidiennement, tu l’as fais. Tu te souviens l’avoir plaqué au sol pendant qu’elle s’acharnait sur ta sœur. Tu te souviens l’avoir frappé jusqu’à t’en briser les mains, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un amas de chair gorgé de sang à la place de son visage.
Jamais tu ne t’étais senti aussi vivant… mais ce fut aussi le moment qui t’a détaché de ton humanité. Les années suivant le « drame » tu as pris soin de la seule famille qui te restait du mieux que tu le pouvais. Tout était bon pour survivre.
Offrir son corps, voler, tuer. Tant que la paye est bonne, tu ne t’embarrasses pas de la moralité. Tu n’as jamais eu le luxe de choisir une vie meilleure, une existence pure et sans reproche.
— À quoi tu penses, Aki ?
— Rien.
Elle te demande souvent ce que tu ressens, la réponse est toujours la même : rien. Mais si tu devais ressentir quelque chose pour quelqu’un, ça serait pour elle. Si tu devais avoir des sentiments pour quelqu’un, ça serait pour elle. Et si tu as déjà eu l’impression d’aimer quelqu’un… ça serait elle.
— Je suis désolée… Aki.
— Pourquoi tu t’excuses ?
— C’est ma faute si tu es devenu comme ça. Tout ça parce que tu voulais me protéger.
— Je suis ce que je suis parce que je l’ai choisi. Je n’ai pas de regrets, Maeve. Il aura fallu un monstre pour nous aider à survivre… de nous deux, je préfère que ça soit tombé sur moi.
— Est-ce que ça s’arrêtera un jour ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas si je peux m’arrêter. Je ne sais pas si j’en ai envie. Tout ce que je sais c’est que tant qu’on est en vie… on doit faire tout ce qu’on peut pour continuer à vivre. Le jugement viendra tôt ou tard.
La famille Carmine est née dans le sang, a grandi dans le sang et périra sans aucun doute dans le sang. Néanmoins, si tu peux épargner ta jumelle, tu le feras. Vous êtes déjà promis aux abysses, vous ne nourrissez pas l’espoir de filer entre les mailles du filet… mais tant que vous avez une carte à jouer, vous le ferez.
tw warning : violence, abus, assassinat.
NAISSANCE — Les faux jumeaux, Aquilae & Maeve, naissent de la matrice d’une déchue de la haute citée ; exilée dans l’Understadt pour échapper aux brigades d’Aer Suburb après une tentative d’assassinat sur l’envoyé de l’air.
10 ANS — L’enfance des faux jumeaux Carmine n’a rien de reluisante. C’est même un cauchemar permanent. Leur mère ne fait rien pour subvenir à leurs besoins ; ils sont livrés à eux-mêmes. Elle sombre petit à petit dans l’alcool et la drogue, vendant son corps pour s’approvisionner régulièrement. Les enfants n’ont d’autres choix qu’errer dans les rues pour espérer grappiller quelque chose à manger, souvent en volant.
Quant à leur mère, celle-ci commence à se montrer violente, plus particulièrement envers Maeve. Aquilae tente de protéger sa jumelle, mais que peut bien faire un enfant face à un adulte ? Roués de coups, les jumeaux pansent leurs plaies du mieux qu’ils le peuvent. Ils se jurent de survivre face au monstre qu’est devenue leur mère, ils se promettent de se protéger quoiqu’il arrive… ils feront tout pour survivre. Tout.
16 ANS — La relation avec leur mère atteint un point de non-retour. Une énième dispute éclate… sauf que cette fois les choses dégénèrent. Aquilae n’est plus ce petit garçon inoffensif qui acceptait d’encaisser les coups sans broncher. Ce fut la dernière fois que sa mère leva la main sur sa sœur.
Le garçon est devenu un homme, le jour où ses poings ont annihilés le visage de sa mère, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un amas de chair sanguinolent. Depuis cet instant, Aquilae n’a plus jamais été le même. Le monstre est né dans ce bain de sang.
18 ANS — Les jumeaux enchainent les petits larcins pour survivre, Aquilae refuse que Maeve subisse le même traitement que lui. Il fait tout ce qu’il peut pour subvenir à ces besoins ; vendre son corps, faire la mule, voler les passants, tout est bon.
Un jour arrive cependant où il fouille les poches de la mauvaise personne. Pourchassé, il termine sa folle course dans le premier bâtiment dont il peut ouvrir la porte : un orphelinat. Il se réfugie dedans sans se poser de question… mais il a été suivi par sa victime. C’est alors que le jeune homme tombe nez à nez avec celle qui va changer sa vie : Diana-Maria Wright.
Point d’accueil chaleureux de sa part, un enfant est pris en otage. Aquilae collabore avec Diana-Maria pour le sauver, assassinant brutalement celui qui a osé s’en prendre à ses petits protégés. L’adolescente est reconnaissante envers lui… ils ne le savent pas encore, mais un fort lien vient de se créer entre eux.
Au-delà de lui être redevable, elle n’a pu s’empêcher de remarquer son talent pour la violence… mais il manque clairement de pratique. Néanmoins elle arrive à le faire rejoindre la guilde des assassins. Aquilae a de quoi nourrir sa sœur… et sa soif de sang.
25 ANS — Cela fait maintenant quelques années qu’Aquilae a rejoint la guilde. Entre-temps, il propose l’aide de sa sœur à Diana-Maria pour s’occuper des orphelins ; l’homme souhaite la protéger du mieux qu’il peut. Des horreurs de l’Understadt oui, mais aussi des siennes.
Car le brun est doué… extrêmement doué, il progresse à une vitesse vertigineuse et devient l’un des tueurs les plus fiables et efficaces de la guilde ; en plus d’être particulièrement zélé, parfois jusqu’aux extrêmes. Néanmoins, il ne fait pas cela par loyauté envers la guilde, encore moins pour le confesseur. Aquilae a tout simplement besoin de tuer… autant qu’il a besoin de respirer, de se nourrir pour continuer à vivre.
Les périodes où il est inactif sont une torture, faire couler le sang devient une nécessité absolue. Il ne parle à personne de ses déboires ; pas à Maeve, encore moins à Diana-Maria avec qui il entretient une relation assez ambiguë. Un jour, un flirt, un autre, ils ne s’adressent pas la parole ; c’est trop complexe pour lui.
36 ANS — Les mois, les années se suivent et se ressemblent. La réputation d’Aquilae ne fait que croître au sein de la guilde ; certains vont même jusqu’à l’appeler « le faucheur » ; comme pour signifier que ses échecs se comptent sur les doigts d’une main.
Un écho de changement résonne dans la tête du brun. Des murmures d’une révolution, susurrés par la gérante de l’orphelinat. Elle lui vend un rêve, celui de renverser l’ordre établi. Elle sait exactement comment le convaincre, elle n’a qu’à lui glisser le prénom de sa sœur et lui promettre une vie meilleure… il n’en faut pas plus pour le faire rentrer dans la danse.
Ses raisons pour l’aider restent toutefois encore obscures à ce jour. A-t-il vraiment prêté main-forte à Diana-Maria dans le seul but d’offrir à Maeve un avenir meilleur ? L’a-t-il fait par loyauté envers la directrice de l’orphelinat ? Au fond peu importe ses raisons. Sa soif de sang aura été satisfaite… et la révolution de son amie aussi ; gagnant-gagnant en somme.
Les choses ont changé… certes, mais pas lui. Il reste un monstre assoiffé de sang et de meurtres ; chaque tuerie est orchestrée dans le but de calmer cette démangeaison qui le ronge lorsque tout est trop calme à son goût. Il peut peut-être se targuer d’être un brin altruiste, envers Maeve, envers ceux qui ont participé à la mutinerie… mais au fond, il n’est pas dupe ; il sait que les dommages sur sa psyché sont irréversibles et qu’ils sont la cause du mal qui le ronge.
Il sait que le monstre en lui a besoin de se repaître, qu’il est impuissant face à lui. Alors plutôt que de laisser en cage… il le laissera dévorer tout ce qu’il veut. Les prétextes et faux-semblants ne l’embarrassent plus.