Une entité errait dans son esprit tandis que son corps se déambulait parmi les ombres de la cité. Pouvait-on réellement parler d’entité pour mentionner cette pensée obsédante qui irritait chaque partie agréable de son âme.

Isaac.

Cette délicieuse transe la saissait toute entière, un appel du néant dont chaque note tissait une symphonie sous jacente. Isaac et son être entier en était tremblant de cette jalouse étreinte. Il apparaissait impossible à décrire, impossible à saisir dans l’impératif de son existence et pourtant, elle sacrifiait les grands dieux des hommes pour créer le tapis pourpre vers la gloire qu’il mérite.

Chaque pas vers le lieu de son rendez-vous la faisait danser, son ombre s’étirait à l’infini derrière elle, attrapant chiens et mendiants errants. Ces faibles créatures, ces choses dont le reflet vacillant des lampes faisaient de leur yeux, des étranges lanternes de la condition humaine. Bien que cette pensée soit sacrilège, Juniper se doutait bien de ce pourquoi il avait bien pu la réclamer à ce moment-çi.

Oh, il pouvait lui demander de tuer Héraut et Arpenter
Quitte à en mourir
Elle emportera les cendres de ces traîtres avec elle

Mais Isaac ne souhaitait-il pas tuer cette fille de l’eau, ce visage qu’elle entrevoyait parfois au coin du monde lumineux. Ce visage vif-argent d’une renarde, ses lèvres trop pleines comme des grenades sur le point d’exploser sur cette terre fertile, l’héraut de l’eau. Ishtar Forbes.

Son fils ne pouvait être sans nulle doute la raison de cet appel. Il revenait à elle, le visage blanchi et les lèvres rougies. Il s’étiolait de rire et quand son visage se rejettait en arrière ainsi, il lui rappelait son père. Son fils. Isaac.

Pensées dissolues par cette lumière dispersée dans ce haut lieu de leur culte. L’ombre de son meneur tranchait au milieu de l’humidité étouffante des lieux et son visage tel la lame des vagues, se détachait de l’ensemble sombre par l’étrange rigueur emanante de son être.

Oh douce violence détruisant ses tripes, ravissant lien la maintenant humaine, l’ensemble faisait d’elle une de ces vulgaires marionettes aux traits tirés par une main ô combien supérieure à elle même.

-Je me présente à Toi, Isaac.

Sa propre voix lui semblait hors de propos, dans cette crissante solennité des grandes choses sans peu de fond.

-Je réponds à Ton Appel, qu’est il de Ton but de l’élimination de l’héraut d’eau ?

Les babines se couvrent de la salive car son âme grossisait douloureusement dans ses flancs à la mention de cette Ishtar. Elle avait encore si faim et, si peu de digne repas à se mettre sous la dent. Quelle souveraine envie s’emparait d’elle à la simple contemplation de l’idée de se sustenter de l’héraut. Mais elle était “chasse gardée” et c’était avec cette assurante mélancolie que son poing écrasait son coeur dans la pose de déférence complétée par son genou à terre.

Les yeux du Leader tremblaient sous la lueur des cieux artificiels au-dessus d’eux, ces vitraux dont les couleurs teignaient le sol de fragments de la splendeur du monde. Isaac était beau, il n’était pas beau sous ses yeux comme le serait une figure aimée, mais il était splendide de la lueur qu’elle lui donne et qu’il lui donne. Le porteur de lumière était celui désigné à l’obscurité, à la putréfaction de son essence sensible et Isaac se détériorait parfois sous ses yeux.

Juniper sentait dans cet aveu d’échec le froissement de son ego d’homme de chair et de rêve, pourtant, jamais son cœur ne put accueillir en ses veines autre chose que de l’admiration. Par sa mise en danger, il avait prouvé être digne de tout ce qu’elle aspirait à être, tout ce qu’elle rejetait dans l’espoir d’atteindre. Le Chaos ou la Mort, la liberté absolue ou la désillusion de la Faucheuse. Isaac.

Pressant son front entre ses mains jointes dans la position des suppliantes, Juniper inhalait l’offrande de son cœur à sa volonté. La pression de l’air effleurait doucement ses mollets tandis qu’il s’élevait parmi l’air tandis que des arabesques se traçait à même le sable des ruines. Elle le suivait du regard, muette dans les réflexions apportées par ses mots.

Juniper doit plisser les yeux, son ombre la noie et l’étreint de cette main que les dévoreurs reconnaissent entre eux. Peut-être que son admiration n’était que le fruit de la réciprocité de leur situation, l’étrange miroir qu’elle incarnait en tous les êtres dont elle s'entiche. Elle parle, sa voix comme le crissement des vagues entre les cailloux polis par le mouvement régulier :

-Mon frère de faim, je me dois d’acclamer ta bravoure et remercier Eclipse de ta survie.

Son visage s'élevait vers lui, éclairé en demi-lune par cette lumière d’un rouge persistante :

-Ta mort sera digne des plus dithyrambiques célébrations mais ta vie contient encore des félicités, je le pressens comme je pressens la chute de la cité pervertie par sa faiblesse. Cette cité, comme tu le décris, sait qui tu es. Sait que ses hérauts ne sont pas intouchables.

L’air s’accumule sous ses pieds légers tandis qu’elle fait trembler feuilles et pierres se trouvant à proximité.

-Ils savent qu’on existe, ils s'étouffent de leur peur, appelleront à grands sanglots ces Misérables qu’ils vénèrent. Va! Qu’ils pleurent dans les jupons déchirés de leurs Dieux, On…On les touchera dans leur orgueil. Cette défaite n’est synonyme que d’une chose, tu dois manger Isaac. Manger ces gens dont leur monde est trop exigu pour être digne d'intérêt.

Elle avait faim elle-aussi, elle salivait de cette force qu’elle sentait pulser sous ses veines blanches. Juniper brûlait pour Isaac et de cette soif sans faim, elle n’en tirait que ce respect dont l’auréole rendait Isaac plus grand qu’un Dieu. Et pour lui, pour elle, pour leurs idéaux, pour cette violence dont ils se revendiquent enfants, elle souillerai ses mains du rouge profond des hérétiques. La mention de l’enfant la fait frémir de la fierté non dissimulée qu’elle éprouvait devant les progrès de son fils.

La scène ne possédait nulle odeur et nulle goût, aussi insipide que le lait maternel dont elle a été privé. Voilà donc le pantin du destin qu’elle avait choisi de son âme dévastrice, cette colère contre le monde avait fait d’Isaac son roi. Un jour ou un autre, elle voudrait arracher sa couronne avec les mêmes mains qui avaient pressés la semelle de ses chaussures. Un jour où un autre, elle aimerait tant être dévorée par lui ou le dévorer elle même.

Rien ne serai perdu
Tout lui reviendrait.

L’air ne se mouvait qu’à peine entre eux comme un épais manteau de suie et de mensonges, il s’approchait d’elle, voulant la toucher de sa grâce. L’air lui obéissait avec la soumission d’un chien et Juniper ne parlait pas. Elle n’a jamais aimé parler car la parole n’était que perversion de la pensée, perversion des actions sensibles des chairs. La parole n’avait que comme capacité d’être la déjection du mensonge des âmes.

Sa main contre sa joue
Une éternité depuis le dernier contact
Un rêve dont on peine à retrouver le sens.

Ses lèvres ne peuvent s’empêcher de s’actionner dans ce sourire prédateur d’un chat ravi, le corps parlait mieux que les songes. Juniper s’enveloppait jalousement de cette auréole, respirant à s’étioler l’odeur acide de la pierre vieillie et de la mousse survivante. Les mots s’enchaînaient désormais et elle ne les écoutait qu’à peine. Un reniflement de mépris ponctuait cependant la mention de flatterie. Juniper ne flattait personne, c’était une action de femme sans puissance, sans beauté. Une action d’une créature trop faible pour arracher la vie de ses propres dents aiguisées. Cependant aucun mot amer ne put franchir la barrière de ses lippes car l’instant était trop beau. Voici à quoi ressemblait la paix dans le Chaos ? Etait ce vers là que ses pas la guidaient ? Dans les bras du Prophète ? Alors elle acquiesait d’un feulement étouffé “tes mots sont justes, Gardien du chemin d’Eclipse.”


Regard partagé, et son sourire prit de l’ampleur.

-La guerre est trop redoutée pour ce qu’elle, Prophète. La guerre est la naissance des volontés et la mort de la passivité. J’abhorre la paix car elle crée la faiblesse, elle crée les chiens des temples dont les dents sont gâtés par le manque d’usage. La guerre crée le choix, là où la paix n’est que le nihilisme des choses. Au délà d’une alternative, j’ai choisi de croire qu’Eclipse est la vérité. Tu le sais, je t’ai choisi pour ça. Parce que j’ai choisi de te donner ma foi et tu m’as donné la faim, Isaac. De ce fait, ne t’écrase plus. Appelle moi. Dis moi qui tuer. Dis moi qui tu veux que je dévore. Dis moi celui que tu veux que je détruisse. Sers toi de moi, jette moi, utilise moi pour Lui, pour Eclipse. Le mépris des hautes sphères mérite le plus humble châtiment.

Sa main vient rejoindre le poignet appuyé contre sa joue. Elle rendait le contact pour maintenir ce lien gravé dans son être, pour qu’il subisse sa présence autant qu’elle adore la sienne.

-Bien. J’aiguiserai mes crocs pour ces juteux bergers alors. La peur m’ennuie profondément le savais-tu ?

La peur était translucide, ennuyante par sa banalité. Ennuyante par les couleurs qu’elle affichait, ennuyante car la peur était le dernier bastion de l’espoir. Et l’espoir lui était une valeur bien inutile.

Les mains d’Isaac deviennent coupes autour de ses joues, et Juniper inspire lentement. Tant de choses qu’elle avait omis de dire et de répondre, tant de choses qui détruisent en rythme ses pensées. Sublime, elle était si proche de se perdre en lui, si proche de découvrir ce que son corps aurait dû être fait pour. Sublime, sublime, sublime. Ses joues rougissent comme les feuilles d’un automne funèbre.

-Je le vois. J’en suis la fille. Tu vois la liberté, je traque les ruines. Nous marchons vers le Chaos et vers la libération des autres. N’existait-il pas un avènement aussi grandiose qu’une race entière unie vers un but plus grand qu’eux? Mon fils a été donné pour ça, il vit que pour toi. Il grandira pour être comme nous. Les autres Némésis suivent nos pas ou mourrons comme les chiens d’Omni.

Main sur le poignet d’Isaac remonte vers son coude, s’attrapant avec ferveur, les idées déplacées dans son esprit fertile.

-Laisse-moi te présenter Cassandre Carter. Elle est un enfant chérie de la cité mais elle nous comprend. Tu sauras la ramener à nous, tu sauras être le berger dont les Carter ont été inadaptes à être.

ô Eclipse.
Soit il loué pour avoir offert âme et corps à Isaac.
Dans le Chaos des âmes à naître, voici qu’Il a choisi Isaac.

Juniper plongeait dans les abîmes de l’existence d’Isaac, elle longeait les lignes de son être, jouissant des croyances et l’être complexe qu’il était sans pouvoir parvenir à le cerner. Il était l'alcool dont le sevrage était sacrilège, l’empire dont les chaînes s’enroulaient méticuleusement autour de son corps abondant. Alors elle présenta son serment encore et encore, pendant ces secondes qui ne cessaient de s’étirer pour son bon plaisir. Elle prit serment pour Isaac, pour cette cause éternelle qu’il soutenait sur son dos étroit par cette vie de misère qu’il partageait comme les enfants partagaient les petites vignettes d’images.

N’étaient-ils pas des enfants ? Des êtres dont le façonnement n’était qu’à faire et défaire au gré des jeux et des tortures ? Quelle était la séparation entre leurs serments et ceux des marmousets sur le secret de leur perversité ? Alors Juniper se noyait. Elle se noyait dans ce qu’il était sans lui réclamer de la sauver. Tendre Cassandre de ses bras frêles à Isaac était un énième pari contre la vie, un énième jeu dont l’enjeu était indéfinissable sous les voiles d’Eclipse.

Juniper jetait les dés
Juniper pipait les dés
Juniper détruisait les dés.

Les globes oculaires du Prophète se dardaient de mille et unes pensées, des mots qu’elle pensait pouvoir déchiffrer au vu du temps passé. Mais cela était une hérésie sans nulle pareil que de prétendre le lire comme elle pouvait déchiqueter les pensées de ceux autour d’elle. Un sanglot enfla dans son cœur à l’entente de la possible mort de sa sœur, une douleur impossible à saisir dans le flux de sa propre complexité. Serait-il immaginable qu’elle puisse en manquer un autre qu'elle-même? Elle ? Craindre la mort comme ces limaces prêt à sacrifier leur liberté pour des miettes de jeu et de pain ? Elle qui s’estimait radieuse de part l’immersion unique partagée avec Isaac.

Pleurer pour elle, c’était cracher sur ses valeurs.
Alors elle ne cilla pas, son regard était dur tel glace tandis que Juniper acceptait sans broncher les conditions. La glace était une analogie parfaite pour décrire Juniper. Elle pouvait fondre, se rendre aussi molle que le glaçon négligemment balancé dans une bouche moqueuse. Mais sous la glace dort le pétrole toxique et pernicieux. Sous la glace, elle savait que Cassandre allait vaincre. Vaincre sa naissance, vaincre de son sang pathétique et si délicat.

Ce rêve d’un monde où Isaac tiendrait Cassandre au creux de sa main, montrant à ces êtres la défaite infligée par leur orgueil générationnel. Ce rêve était une essence avant même d’être une existence.

-J’entends et j’obéis Augure Isaac. Si Cassandre Carter n’est pas à la hauteur de mes mots, toute latitude t’est donnée pour la tuer ou la maudir. Ma voix ne s’offusquera pas et mon sang coulera pour toi. Cassandre Carter deviendra, peu importe l’issue de votre rencontre, un exemple pour la cité.

Un léger vacillement de sa voix fut étouffé sans moindre cérémonie, son esprit se rebellant une dernière fois comme Troyes à l’approche de Pyrros, une dernière fois pour gémir son humanité. Pourtant la cérémonie ne cessait pas. Il la tenait dans ses mains féroces et lui demandait une ixième preuve. La bête en elle poussa un bruit rauque quant à l’idée qu’un autre puisse toucher la cheville de son dévouement pour lui. Et d’un éclair de voix vif, elle ne put s’empêcher de s’exclamer :

-Comment pourrais je ! La foi que je te porte est comme le ciel sous nos pieds, comme la faim que j’éprouve. Demande-t-on à un lion de choisir entre la viande tendre de la biche chassée et la nourriture défraîchie offerte par les gardiens ? Non. Cassandre possède ma foi, une foi venant de mon cœur. Tu as tout le reste.

Et si, elle devait tirer son sang pour prouver ce vœu. Elle s'arracherai capillaire et veine également.