C’était l’un, ou peut-être l’autre, qui avait envoyé un simple message pour se retrouver. Loin des tracas, loin des responsabilités. Pour l’occasion, Auguste avait confié sa chair et son sang à l’un de ses meilleurs éléments, Skye. Ce soir, il avait désespérément besoin de ne pas être un père, ni un Magnus, juste un type lambda qui va boire des verres et rentrer tard. Il ne pourra pas totalement se torcher pour oublier, car son image est toujours surveillée, épiée, critiquée par ses détracteurs. Et puis son programme du lendemain ne lui permettra guère de folie. Pour négocier l’armement de la police de Dawndale, il vaut mieux ne pas voir trop flou.

Il était arrivé le premier, fort heureusement avant une succession de plusieurs groupes de bons vivants se réunissant pour célébrer… Quoi ? Il n’en avait pas la moindre idée. À vrai dire, depuis qu’il était Magnus de l’Ordre, son temps libre étant dédié à Andrew, il n’avait guère plus l’occasion de s’intéresser aux sports, aux loisirs, aux concerts. Au moins, d’autres pouvaient toujours en profiter.

Lorsqu’il indiqua à la serveuse qu’ils ne seront que deux à boire des verres, elle eut la présence d’esprit de proposer un coin de l’établissement éloigné des écrans et surtout des groupes. Non pas qu’ils soient particulièrement déplaisants, mais deux personnes s’entendront mieux si elles sont éloignées de toute cette agitation. Car ils n’avaient pas perdu de temps pour consommer et ainsi augmenter les décibels, contrairement au Magnus qui a préféré attendre l’arrivée de son iconique duo pour s’abreuver. Alors, faute de mieux, il s’intéressa aux conversations autour de lui, d’un air nonchalant, son attention se tournant le plus souvent vers les plus bruyants.

Finalement, après quelques zigzags entre les tables déjà presque toutes occupées, la tête rousse et détrempée de son ami pris place face à lui. Son retard, ajouté à sa dégaine de chien mouillé, ou peut-être tout simplement sa très plaisante présence, redonnèrent le sourire à Auguste.

- J’ai bien cru que tu allais me poser un lapin. Il prit un air dramatique, avec des trémolos dans la voix. Tu ne fais plus d’efforts pour entretenir la magie dans notre couple.

Finalement, il gloussa. Après un bref contact visuel avec la serveuse et un air entendu, il lui fit signe que tous les deux seront bientôt prêts à consommer. Il grimaça en entendant la question de son acolyte.

- Oh, faut-il tout de suite évoquer les sujets qui fâchent ?

Depuis sa descente dans l’Understadt, depuis la Chute, la moustache s’est promis de soigner son allure en toute occasion. Certes, c’est superficiel, mais cette descente aux enfers (c’est ainsi qu’il l’a vécu) a laissé des traumatismes. Ce n’est pas simplement pour être toujours séduisant, mais surtout pour ne pas avoir la sensation que de nouveau lui échappe, qu’il n’est qu’un pion et que ce monde le ronge. Sa moustache était donc de toute beauté, ses cheveux sans la moindre goutte d’eau (les parapluies, cette technologie avancée bien trop souvent sous-cotée), son style au rendez-vous… Mais ses cernes, ah ça, il n’avait aucune emprise dessus !

- Envie de canner. J’ai eu un tête-à-tête des plus éprouvants avec Jacob Lindworth et depuis ça me travaille. Demain, je foncerai dans la gueule du loup pour trouver de quoi armer convenablement nos hommes. Et toi ?

Profiter du match, c’était bien tentant. Néanmoins, Auguste savait que derrière cette invitation à se retrouver ce soir, il y avait un besoin impérieux de se voir, de se parler, de se confier. Son sixième sens lui indiquait que son rouquin aussi avait peut-être besoin de vider un peu son sac. Oh et puis merde, fallait-il une bonne raison de préférer plonger ses prunelles dans les siennes, plutôt que de regarder un écran pendant des heures ? Ce soir, ils ne seront sûrement pas de ceux qui crient et s’énervent devant des pixels en buvant bien trop d’alcool que ce qui est recommandé !

C’était au tour du Magnus de tiquer lorsque Saul lui révélait avoir vu le même homme, la veille. Il n’y avait pas de hasard, tout du moins Auguste refusait de le croire. Lindworth devait avoir des idées derrière la tête, il ne pouvait en être autrement. Et au vu de la dernière proposition que l’autre Magnus lui avait fait, moyennant son soutien quant au projet anti-Ducs, contacter Saul n’a rien d’innocent. Et, étrangement, un mauvais pressentiment s’empara du moustachu. Avec un soupçon de surprotection, et cerise sur le cageot, un grain de jalousie.

- Il t’a convoqué ? Le Magnus de l’Évolution t’a convoqué ?

Avec sa moue passablement agacée, inutile de préciser que cette idée ne lui plaisait guère. D’une part, étant le Magnus de l’Ordre, c’était à lui que Saul devait avoir affaire et répondre de ses actes. Passons le côté professionnel, d’une autre part, il était bien connu que les deux hommes sont très proches en dehors du cadre du travail. Définitivement, cette convocation n’avait rien d’hasardeuse.

Les raisons de cette entrevue ne firent que plus froncer les sourcils du Magnus. Non seulement ce n’était pas le fruit du hasard, mais c’était aussi une provocation. Tout du moins, à chaud, c’est ainsi qu’il l'interpréta. Malgré l’air constipé d’Auguste, une serveuse vint en quête de leur commande. Heureusement, Saul répondit majoritairement et le moustachu n’eut qu’à dire « La même chose. » pour sa boisson. Lorsqu’elle s’en alla, il poussa un soupir et pinça l’arrête de son nez.

- Il n’en a rien à foutre des nombres, quelle blague. Tu ne lui dois rien, il sait très bien que ton travail n’a aucune influence pour son poste. Enfin, en théorie… Mais il n’a pourtant pas besoin de toi pour assouvir ses désirs, il peut en référer au Commissaire… Bon, je vais devoir mettre mon nez là-dedans, pas le choix…

Pianotant nerveusement sur la table, des images de leur rendez-vous dans la Chambre des Magnus se poussèrent dans son esprit. Cet individu détestable n’était intéressé par l’Ordre que pour ses propres intérêts et obtenir de la chair à canon. Sachant ce qu’il avait fait la veille, Auguste redoutait déjà la prochaine réunion en sa compagnie ; son envie de l’étrangler était plus forte encore.

Il profita des questions de Saul pour changer de sujet et rebondir, chassant les images glauques de son esprit. Malgré tout, le même sentiment atroce qu’avait provoqué la proposition de Jacob commençait à poindre le bout de son nez. Cette conversation le faisait déjà suer, littéralement.

- J’ai un contact qui pourra peut-être nous fournir, moyennant je ne sais quelles conditions pour le moment. Je vais à sa rencontre demain, avec Terrence et Skye. On sera en territoire « ennemi » …

Il roula des yeux vers le ciel, réprimant un frisson de dégoût. C’était ni plus ni moins Dawndale, pourtant des Ducs s’appropriaient les lieux. La serveuse arriva avec son plateau pour placer devant chaque homme une pinte. Il profita de ce moment pour rester silencieux. Même s’ils parlaient doucement, il n’avait pas envie qu’une telle demoiselle entende des affaires d’état. Elle s’éclipsa rapidement, ponctuant son service d’un « Bonne dégustation ! » et déjà Auguste chapardait une tranche de charcuterie.

- Mais ça va bien se passer, j’en suis sûr. Et puis, il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne font pas d’erreur...

Le calme apparent de Saul n’avait malheureusement pas le pouvoir d’apaiser le Magnus, encore rageux de savoir ce qu’avait osé faire son collègue. Il n’y avait pas mort d’homme, pourtant cette histoire lui tenait à cœur. Et bien que Saul se veuille rassurant, qu’il le prie de ne pas trop s’en préoccuper et qu’il était bien assez grand pour s’en charger, Auguste n’en ferait rien. Le pire, c’était que le roux devait s’en douter, tant il le connaissait bien.

- Je ne serais pas surpris non plus qu’il soit en lien avec le Commissaire. Ce qui m’inquiéterait davantage, ce serait que ce lien pérennise et qu’il permette à Lindworth d’obtenir ce qu’il veut le plus.

En mâchouillant plus que nécessaire sa bouchée, les yeux un peu dans le vide, il se mit à prier que l’un des pires défauts du Commissaire tourne à son avantage.

- Plus qu’à espérer que ce raciste ne puisse vraiment pas encadrer Lindworth et qu’il l’envoie bouler rapidement… Encore un peu dans ses pensées, il ajouta dans un murmure : Sinon, je devrai jouer la carte du Magnus pour contrôler Torres…

Pas franchement emballé par le fil de ses pensées, il retourna à la réalité en enfonçant dans sa bouche une quantité démesurée de nourriture en un très court laps de temps, avant de le regretter et de se retrouver à mâcher beaucoup trop longtemps pour se dépêtrer de sa bêtise. Le seul avantage, c’était qu’il avait laissé assez de temps à Saul de passer par un ascenseur émotionnel en comprenant les intentions d’Auguste. Et par la même occasion, il comprit également que ce dernier ne changerait rien de ses plans, malgré tout ce qu’il pourrait dire.

- Non, on a vraiment aucun autre moyen.

Maintenant que sa bouche était libérée, il accompagna la nourriture d’une grande gorgée de sa boisson, avant de la claquer un peu trop brutalement sur le dessous de verre. De toute façon, il y avait tellement de bruits dans tout l’établissement avec les aficionados du match, que probablement personne n’avait rien entendu.

- Et je t’interdis formellement de tenter de t’inviter dans le plan de demain !

Son air paraissait dur et c’était bien son intention. Au-delà de l’ordre indiscutable, l’inquiétude pouvait se lire sur son visage, à sa façon de crisper sa mâchoire, de battre des cils plus rapidement qu’à l’accoutumée, à ses sourcils qui se rapprochaient sans exprimer la moindre colère.

- J’ai besoin que tu sois loin de moi quand je prends des risques.

Il avait songé de très nombreuses fois à lui parler de ce qu’il avait en tête. Cela le turlupinait bien plus qu’il ne voulait l’admettre et voilà que l’occasion était « rêvée ». Pour autant, ce qu’il s’apprêtait à lui dire n’avait rien de plaisant et il aurait tant aimé vivre dans un monde dans lequel jamais il n’aurait eu l’occasion de ressasser ce genre d’idées.

- S’il m’arrive quelque chose, tu es la seule personne en qui j’ai confiance. Dans les mois qui viennent, je vais sûrement être en danger à de nombreuses reprises, c’est pour ça que je décide de t’écarter du pire et que je ne te demanderai jamais de prendre part à ce genre de plans. Terrence et Skye sont volontaires, si jamais tu trouves injuste qu’eux en face partie. Et oui, ils pensent que tu ne dois pas y prendre part, quoiqu’il arrive. Tu prends déjà assez de risques en me soutenant et en étant parmi les agents les plus engagés et loyaux à ma cause.

Tout le long de son monologue, il affronta son regard. Car il ne se contentait pas de lui exposer ses intentions, il voulait lui montrer que tout cela devait être ainsi et pas autrement. Auguste ne le supporterait pas.

- Je sais que je ne suis pas en position de te demander quoi que ce soit dans ces conditions, que je mélange le travail et le personnel, mais je ne peux pas te mettre en danger, ni te perdre. C’est comme ça.

Refusant de s’étendre sur les détails de ce lien entre eux deux qu’Omni avait dû créer de toute pièce tant il était puissant, il détourna les yeux quelques instants pour trouver un peu de courage ailleurs. Après tout, il avait beau avoir songé à cette conversation et ses enjeux depuis plusieurs semaines, cela ne la rendait pas plus facile.

- S’il m’arrive quelque chose, tu peux m’en vouloir et me haïr d’avoir été con. Je veux juste te protéger, Saul.

Finalement, il n’était pas plus facile de le regarder de nouveau, de contempler ses iris pleins remplies de bien des émotions. Alors il capitula sur ce point et ne parvint pas à prononcer la suite en observant le fond de son verre.

- Déteste-moi, mais occupe-toi d’Andrew, s’il te plaît. S’il m’arrive un truc, je veux te le confier et je dois te dire que je ne te laisse pas trop le choix, je l’ai écrit dans mon testament.