Il y avait bien deux raisons qui avaient poussé Auguste à inviter son collègue Magnus. Certes, il désirait profiter de l’occasion pour voir si un terrain d’entente était envisageable entre eux et si l’entraide lors des réunions du Conseil sera possible. Et puis, il était bon de se retrouver avec quelqu’un comme lui. Avec une haute fonction ? Un charisme de fou ? Une pilosité incroyable ? Rien de tout ça. Ce qui rendait Auguste particulièrement bienveillant envers Fox, c’était le statut de père célibataire. Enfin, ce dernier point restait à confirmer à l’un comme pour l’autre. Ce qui était certain, c’est que tous les deux avaient été bénis par Omni et voyaient grandir deux petits garçons, dans les mêmes âges. L’idée de trouver de l’entraide, de façon plus personnelle, entre pères, ne déplaisait pas au moustachu.

Loin d’avoir décliné l’idée d’une après-midi en présence de leurs petits bonhommes respectifs, le Magnus de la Technologie ne semblait pas spécialement à son aise. Son aîné s’imagina sans peine qu’il se méfiait de lui, se doutant probablement qu’ils ne vont pas seulement parler biscuits et châteaux de sable (ou plutôt pâtés informes, au vu de la construction qu’étaient en train d’entreprendre les deux garçons). Tout de même, en le voyant en dehors du cercle très restreint du Conseil, Auguste eut la sensation d’un homme très prévenant. Trop. Il n’y avait qu’à voir la grosseur du sac de change qu’il se trimballait, ses œillades vers son fils, à intervalles très réguliers, son air suspicieux en regardant l’environnement alentour. Non pas que la moustache soit complètement insouciante, mais il connaît ces lieux et n’a jamais eu le moindre souci. Quant au fait de se trimballer un sac sans fond, disons qu’il sortait léger et prévoyait le juste nécessaire en cas de petit accident pour Andrew.

Oubliant tous ces détails, le Magnus de l’Ordre embrassa la scène du regard : les deux garçons s’entendaient comme larrons en foire. Les éclats de rire étaient nombreux, ils couraient dans tous les sens, jouant à un jeu dont eux seuls avaient le secret. Auguste était heureux de voir son fils vivre des instants si innocents.

- Nos deux petits bonhommes se sont bien trouvés. Je suis sûr qu’Andrew ne fera que parler de cette après-midi dans les jours qui suivent !

Il gloussa brièvement, imaginant sans peine la scène. Andrew est très sociable, il tient ça de ses parents, bien que chacun a (avait dans le cas de sa mère) sa façon bien à lui de l’être. Il n’a jamais eu la moindre difficulté à se faire des amis et si cela pouvait profiter à Kai, qu’il en soit ainsi !

Son collègue Magnus détourna la conversation des deux enfants. D’un simple coup d’œil, Auguste pouvait voir les enfants jouer, ils avaient reçu la consigne de ne pas sortir d’un certain périmètre et ils ne semblaient pas prêts à faire des bêtises. Alors, le moustachu se détourna d’eux pour s’expliquer avec son vis-à-vis qui, au son de sa voix, devait se douter qu’il y avait anguille sous roche (ou comme Auguste se plaît à dire « baleine sous gravillons »). Adoptant la même attitude, c’est-à-dire le tutoiement, il lui fit part de ses intentions.

- Je voulais avoir l’occasion de te parler en dehors de nos réunions du Conseil. C’est assez rare de pouvoir le faire et d’échanger les points de vue. En groupe, on ne cesse de se couper la parole ou de se confronter simplement pour s’enquiquiner.

Sa moustache, son alliée, son signal à intuitions, lui indiqua qu’Andrew était sur le point de faire une bêtise. Et lorsqu’il tourna la tête vers lui, il s’empressa de l’arrêter dans son idée :

- Tu ne manges pas de cailloux Andrew, c’est sale et tu vas te casser une dent ! La petite souris ne passera pas si tu triches !

Il roula des yeux vers le ciel avant de revenir dans le cœur de leur conversation.

- Ah les gosses, je te jure… Je disais donc, j’avais envie de te parler un peu plus personnellement, d’avoir ton avis sur certains sujets. Il coula un regard vers les deux garçons qui semblaient comploter pour une autre bêtise (pas bien méchante, certes). Et puis, je n’ai pas de père célibataire dans mon entourage. C’est peut-être niais de ma part, mais je me suis dit que ce serait sympa de voir nos enfants s’amuser et peut-être de s’échanger quelques combines, être un peu moins isolés sur ce point.

Bien qu’il transparaissait une certaine retenue dans le comportement de l’autre Magnus, ce dernier était lui aussi partant pour remettre le couvert une autre fois, pour le bon plaisir de leurs fils. Cette idée plaisait évidemment à Auguste qui lui sourit franchement en appuyant son contentement d’un hochement de la tête.

Son voisin de banc se livra quelques instants sur sa situation, partageant alors qu’il était un père célibataire de plus longue date que le moustachu. Puisqu’il acceptait d’en parler, l’Havilliard fit de même, pour être un sur un pied d’égalité et débuter une relation de confiance. Et puis, ce n’était pas vraiment un secret, certains journaux s’étaient déjà amusés à évoquer sa vie privée. C’est ça d’être une personnalité publique, de faire de la politique.

- Drew et moi sommes seuls seulement depuis la Chute. Sa mère n’y a pas survécu. J’entretenais une relation catastrophique avec elle avant ça et je songeais au divorce. Elle m’a beaucoup privé de mon fils par le passé, mais heureusement elle n’est pas parvenue à détruire notre relation.

Sans plonger dans le mélodramatique et chercher une certaine pitié, il s’arrêta dans son récit, au moment où son voisin rappela à l’ordre son petit garçon. Plus tard, peut-être, ils auront d’autres occasions de connaître un peu plus leurs relations respectives avec les mères de leurs petits bonhommes. Pour le moment, ils ne devaient ni l’un, ni l’autre, se sentir assez proches pour se l’autoriser, à juste titre.

La conversation redevint plus sérieuse et professionnelle. De ce qu’il avait vu de Fox, ce dernier était assez concis et droit au but, maximisant l’efficacité. Alors, puisqu’il n’était pas du genre à tourner autour du pot, Auguste enfonça une porte ouverte.

- J’ai l’impression que les réunions ne sont là que pour nous défouler et qu’il est rare que nous parvenions à avancer. Je ne souhaite pas te parler du Conseil, de ses Magnus, des autres. Je voudrais savoir ce que toi tu penses, ce que tu envisages pour la suite. Je cherche des alliés avant tout, du dialogue et de la compréhension. Tous ensemble, nous sommes capables d’arranger les choses, mais visiblement, le Conseil nous rend tous trop stupides pour réussir à nous écouter et agir à l’unisson. Alors, j’essaye au cas par cas de vous rencontrer pour que l’on échange en terrain neutre, sans la pression et le jugement des autres.

Parallèlement, il fouilla son sac à dos et sorti la boîte à goûter de son fils qui, il le savait, viendrait très bientôt réclamer sa pitance. Il en profita pour attraper sa gourde et se rincer le gosier, laissant ainsi le temps à Fox de se préparer à ses questions.

- Sincèrement, que penses-tu des Ducs ? Tu n’es pas sans savoir que je souhaite les éradiquer pour la sécurité de tous. J’aimerais connaître ta position à ce sujet.

Il était d’accord, tout simplement. Cette affirmation lui coupa un peu l’herbe sous le pied. S’il n’était pas le plus expressif, le plus tenté de se laisser aller dans les détails, Fox ne lui avait pas donné l’impression qu’il lui donnerait aussi facilement son avis. Ou peut-être que si, après tout, ce n’était pas si incohérent étant donné ses discours très logiques et directs. Comme quoi, on pouvait s’attendre à tout comme à rien, tant que l’on ne connaît pas assez les personnes. Il faudra bien plus que quelques semaines au Magnus de l’Ordre pour prétendre connaître ses collègues du Conseil et de les cerner avec aisance.

La suite, tout aussi simple et efficace, n’avait rien de plaisant à entendre. Bien évidemment, il arrivait à Auguste de douter de la faisabilité de son plan, il n’était qu’un homme après tout, pas même l’ombre de l’orteil d’Omni. Mais que personne ne soit capable de dissoudre les Ducs, ce n’était pas audible pour le moustachu. Sans aller jusqu’à supplier par prières l’Unique de venir interférer sur le continent et sa politique, Auguste n’envisageait pas qu’un trio à la tête d’une organisation soit intouchable. Il y avait forcément un moyen de les atteindre, il y avait des personnes capables de les dominer pour le bien de Dawndale. Ce n’était peut-être pas le Magnus, mais il devait y avoir quelqu’un, autrement, à quoi bon tout ceci ?

Le sourire de son vis-à-vis dénotait quelque peu avec son image souvent très rationnelle, très mesurée. Là encore était la preuve qu’Auguste l’avait en partie (seulement) compris, mais que bien des aspects de son collègue lui échappaient. L’image de l’hydre qu’il lui proposa était si pertinente qu’elle arracha une grimace au moustachu. Il avait parfaitement raison et c’était désespérant.

- Tu sais qu’on dit que les cafards sont capables de survivre sans leur tête un certain temps ?

Cette anecdote était sa propre vision de la métaphore derrière les Ducs. Elle le répugnait, d’ailleurs, les nuisibles ne lui inspiraient aucune sympathie, si bien qu’à présent, il exécrait encore plus les Ducs. Néanmoins, ce n’était ni une phrase tout droit sortie d’un biscuit supposé annoncer l’horoscope de chacun, ni une comparaison en vain.

- Le point commun entre l’hydre et le cafard, c’est qu’aucun n’est immortel. L’hydre aura de nouvelles têtes si tu ne cesses de les couper, mais détruis son cœur et plus rien ne poussera. Le cafard peut survivre un temps, mais son corps finira par se décomposer, tout comme sa tête, vidés de leur énergie.

Il tendit à son fils la gamelle de son goûter, car comme prévu, son horloge interne lui avait signalé l’heure de s’empiffrer. Quand son garçon s’éloigna, tout heureux de découvrir les gourmandises qui composaient sa boite, le Magnus revint sur le sujet.

- Il y aura de nouvelles têtes pour gérer la pègre : la police, la justice et la prison. Je persiste à penser qu’en faisant tomber les symboles, en s’installant à leur place pour ne pas laisser le temps de se retourner, nous pourrons faire changer les choses. Oui, il y aura toujours des larcins, des trafics, de la violence et des armes. Mais si nous décidons de tolérer, d’accepter tacitement le règne de trois personnes, c’est comme si nous nous en remettions à eux pour nous protéger à l’intérieur, tout comme de l’extérieur. Si à l’intérieur de notre nation, nous ne savons pas garder les rênes, comme allons-nous nous en sortir lorsqu’une nouvelle Aube Rouge approchera nos frontières ? Comment garderons-nous notre image de partenaire commercial incontournable si les Ducs en viennent à nous faire de la concurrence ?

En lâchant un soupir, Auguste étendit ses jambes devant lui, légèrement avachi, plantant ses coudes dans le dossier du banc. Son regard alternait entre un point vague face à lui, sans conviction, et la surveillance des deux garçons, s’échangeant déjà quelques-unes de leurs denrées pour goûter celles de l’autre. Un vrai trafic digne des Ducs, heureusement qu’il n’y avait rien de méchant là-dedans.

Vont-ils se retrouver avec des Comtes, et toute une autre tripotée de sobriquets dans le genre, si le plan d’Auguste « fonctionne » et que la nature humaine se plaît à se soumettre à quelques individus ? Un frisson de dégoût lui parcourut l’échine. Et la suite n’arrangea pas particulièrement son sentiment de malaise, de découragement, si bien qu’il se servit de son index et de son pouce droit pour appuyer sur ses paupières, un peu pour fuir cette réalité.

Éreinté, découragé, usé. Et pourtant, il n’était Magnus que depuis peu.

Lorsqu’il écarta ses doigts pour affronter la dure réalité, l’expression de Fox lui apporta un peu de réconfort. Il lui souriait, une expression plutôt simple. Néanmoins, le visage quotidien de l’autre Magnus n’était guère si expressif. C’était sans doute une interprétation personnelle, mais il voyait en ce changement un signe d’Omni. Un encouragement divin. Un petit coude de coude amical pour qu’il se reprenne.

Alors, le moustachu se mit aussi à sourire.

- C’est peut-être pas grand-chose pour toi, mais ça représente beaucoup pour moi.

Le simple fait qu’une nouvelle personne soutienne son projet et le lui confirme, était une grande avancée. Un Hakaroi, de surcroît, c’était comme une petite victoire sur ses opposants, ses très fidèles détracteurs.

- Il faut commencer par mieux protéger et armer ceux qui soutiennent ce projet et souhaitent se battre pour notre vision de Dawndale. Je sais que se doter d’armes pour lutter contre les trafics paraît ironique, mais je n’ai pas envie de transformer nos volontaires en chair à canon, munis de battes de baseball face à des armes à feu longues portées et à débit ultrarapide. Quant à la suite, je ne pense pas qu’une simple descente en masse dans les quartiers où élisent domicile les Ducs soit une idée brillante. Nous ne connaissons l’identité que de deux d’entre eux, de plus. J’imagine que progressivement les isoler et les acculer sera plus efficace, mais je suis ouvert à bien des idées de stratégies. Je dirai simplement que, par expérience, je n’exclurai pas les civils volontaires à s’engager dans la lutte.

Il pointa du doigt le ciel, avec une pointe de nostalgie, puis retrouva les prunelles de Fox.

- On a déjà essayé là-haut d’empêcher les civils de prendre part aux grandes luttes et c’était… désastreux.