Comme tous les premiers dimanches du mois, Amadis était assis à la terrasse d’un café élégant dans un quartier huppé d’Ottenberg, habillé d’un élégant costume blanc.
A ses côtés, un bouquet de pivoines blanches agrémenté de quelques hortensia bleues, choisis sur les conseils de Ciaran pour l’occasion.

Devant lui, un paquet cadeau rouge avec un petit nœud doré.

Et dans le frigo du restaurant, une mille-feuille pris spécialement pour l’occasion chez un pâtissier luxueux.

Il attendait, paisiblement installé sur sa chaise, le regard nerveux. Ses yeux se déplacent des passants à son téléphone et de son téléphone aux passants, vérifiant l’heure chaque minute. Il ne trouvait pas la chevelure rousse qu’il recherchait parmi la foule d’étrangers : mais avec l’avance qu’il avait pris, c’était peu surprenant.

Euphemia était toujours à l’heure.

Maintenant qu’elle ne voulait plus de lui comme cobaye, les temps avaient changés : ils ne pouvaient plus se voir de manière quotidienne. Et, craignant que la distance qui avait provoqué cette séparation ne se creuse en un abime, Amadis avait proposé cette nouvelle routine : un déjeuner ensemble, tous les premiers dimanches du mois.

Et, tous les premiers dimanches du mois, il était là : qu’importe le temps et qu’importe le travail. Euphemia était plus importantes que les deux pour lui.

Il n’avait pas oublié ce qu’elle avait fait pour lui. Elle l’avait sauvé ; elle avait sauvé ses sœurs. Et malgré la distance, malgré l’absence et le sentiment persistant de ne pas être digne de cette attention … Il continuerait de toute ses forces d’en être digne. De lui montrer qu’il peut être utile, de regagner ce lien perdu si précieux à ses yeux.

Tous les premiers dimanches du mois : un instant de joie et de mélancolie, de honte et de tristesse.

Et s’il y avait bien une journée qu’il souhaitait passer avec elle, c’est bien celle-là.

Un rappel des échecs passés ; et les personnes pour lesquelles est-ce qu’il se bat.

Alors, lorsque des mèches rousses et des yeux dorées apparurent dans son champ de vision, Amadis se leva pour lui faire des grands signes de la main, un sourire d’enfant sur les lèvres.

- Madame Euphemia ! Je suis là !

Parfaitement à l’heure, comme toujours. Malgré tout ce qu’il s’était passé, il pouvait toujours compter sur elle. Il aurait aimé pouvoir lui rendre la pareil : comme Gisèle, être un génie avec de belles études, un beau cerveau capable de faire avancer l’humanité. Être capable de l’assister sans se sacrifier. Alors, il travaille dur sur son diplôme, pour être digne d’elle, pour la rendre fière.

Mais le sentiment de honte ne le quittait pas : une poisse collée à sa peau, à ses vêtements.

Particulièrement aujourd’hui.

- Je suis si content de vous voir ! Tenez, c’est pour vous !

Et il lui tendit le bouquet, un sourire timide aux lèvres.

- Est-ce que votre trajet s'est bien passé ? Mes soeurs n'arrêtent pas de me demander de vos nouvelles !

Un triste remous parcouru Amadis face à l’attente, la non-réaction d’Euphemia face à son bouquet : mais son sourire d’enfant était toujours sur ses lèvres, figé dans un effort pour garder le courage.

Celui d’un enfant lorsqu’on lui sert un gâteau d’anniversaire raté, un cadeau qu’il a déjà : lorsque ses parents se souviennent de son anniversaire le soir à 21h et mettent une bougie sur une boule de glace pour essayer de se faire pardonner.

Ou était passée la joie d’Euphemia ? Son énergie solaire, ses sourires fous, sa tendresse maternelle ? Il ne restait devant toi qu’artifice et artificiel. Comme si la machine avait pris les devants sur l’humain : la chair qui accompagne les prothèses plutôt que le contraire.

Et pourtant, il attendit qu’elle attrape le bouquet, un timide sourire aux lèvres qui se creusa face aux faux compliments, à la tendresse glaciale.

Il s’assit peu après elle.

- Elles vont bien, je vous remercie ! C’est une période un peu compliquée avec les choix des études supérieures qui approchent, mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter !

Grand frère un peu poule, ça ne t’empêche pas de t’inquiéter, bien évidemment.

Et d’avoir mal face à l’indifférence de la voix d’Euphemia.
Face à cette distance insoutenable.
Face à celle qu’il aimait tant ; et qui en retour ne le tolérait qu’à peine.

Mais qu’avait-elle à aimer chez lui ? Il n’avait pas le génie de ses collèges, le pouvoir de sa famille ; les diplômes pour travailler à ses côtés, l’autorisation de se sacrifier.

Un rien aurait pu être son cobaye : et il se sentait comme un moins que rien.

- Elles étaient fières de moi lorsque je travaillais avec vous, vous savez ? Je pense … Que tout travail est un vrai travail.

Qu’importe son degré de légalité ou de reconnaissance : le travail, c’est ce qui ramène de la nourriture à la maison. Bien sûr, ce que lui offrait Vadim était plus valorisé que son statut de cobaye, d’assistant : mais la seule fierté qu’il en tirait était celle qu’on lui offrait.

Et face à Euphemia, il avait honte.

- En parlant de choix scolaires ... Elles sont très heureuses de mes études ! Je … Je l’avais évoqué avec vous, me semble-il. Que je voulais continuer mes études. Vous vous souvenez ? J’aimerais même faire un doctorat … Mais j’avoue hésiter sur ma spécialisation. Comment avez-vous fait votre choix ? J’aimerais bien … Pouvoir contribuer à la science, moi aussi. Un jour. J'avoue que cette histoire d'infection m'inquiète ...
Tu voulais qu'elle soit fière de toi.

Sans promesse, tu voulais ouvrir une porte en espérant qu’on t’invite à entrer : évoquer l’option d’un retour au laboratoire, pouvoir enfin te tenir en face d’elle sans cet étrange poids qui te tenait l’estomac. Tu aurais encore préféré vomir de nouveau tes boyaux, savoir qu’il y avait un mal concret derrière cette souffrance, une solution scientifique. Mais non ; ce sont tes émotions.

Et l’amertume ; et la remarque assassine, couteau planté dans le cœur.

Qu’elle te poignarde : tu le mérites.

Un soupir triste ; un souffle qui sonnait comme un sanglot.

Soit un grand garçon, Amadis.

- C’est tolérable. Je rencontre des personnes, j’apprends des choses.

Plus de petites remarques tendres après les piqures, car plus de piqure. Et tristement, ça te manque ; mais elle n’a plus besoin de cet ancien toi, de cet assistant sans diplôme, de ce cobaye sans avenir.

Le serveur arrive, prends leurs commandes : Amadis prends la même chose qu’elle. Le petit cadeau est déplacé sur le côté de la table.

- J’ai pris une mille-feuille chez le pâtissier pour vous ! Ils en font ici, mais … Il n’est pas aussi bon.

Fuir les sujets qui fâchent, tenter de se valoriser dans l’espoir absurde d’un compliment, d’un ébouriffement des cheveux : d’un retour à ce que tu pensais être la normale.

- Est-ce que vous pensez avoir des disponibilités cet été ? M-Même juste une journée ! Je pensais que vous pourriez peut-être trouver le temps pour une journée avec mes sœurs et moi … ?

Tu pensais à une visite de l’aquarium, au moins tous les cinq. Euphemia aime les aquariums, les jardins également : mais Dawndale n’est pas l’endroit rêvé pour les jardins. Tu songes également à un parc d’attraction, aussi absurde que l’idée d’Euphemia dans une auto-tamponneuse puisse paraitre.

Tout ce que tu aurais aimé faire avec elle.
Tout ce que tu aurais aimé faire avec elles.

Ses réponses étaient courtes, incisives, froides.

Tu préférais encore ses piqures chaleureuses à ses mots froids, sa folie à son indifférence ; être un cobaye, un rat de laboratoire plutôt que .. Rien.

Car c’était ce que tu avais l’impression d’être à ses yeux : rien, peut-être moins. Et son silence suffisait à t’en convaincre, son expression impassible au mille-feuille que tu avais choisi spécialement pour elle était lourde de jugement. Pire encore, son sourire froid venait te narguer, te rappeler ce que tu ne pouvais avoir ; son bonheur, son attention.

Les tasses de thé arrivèrent ; et toujours rien.

Tant pis. Tu pouvais mener la conversation seul ; faire les questions et les réponses.

La honte couvrait ton regard baissé alors que tu pris une première gorgée de thé ; le liquide brûlant coulant dans ta gorgée alors que tu te permis une grande inspiration.
Il fallait être fort.

Et Euphemia adressa enfin le sujet, soudain éclat de sincérité.
L’ancienne Euphemia était sincère – toujours.
Ou étais-tu celui qui a changé ?

Tu écoutas la réponse jusqu’au bout, les lèvres trempées dans le thé ; ça faisait mal, mais tu en avais besoin. Pas un mot de ta part, juste de la tristesse dans son regard qui restait baissé sur ta tasse ; prenant son temps, gorgée après gorgée.

Mais une plainte aigue s’échappa de toi ; un couinement presque animal.

Tu devais rester fort.

Tu reposas enfin sa tasse sur la table.

- Est-ce que je peux vous révéler un secret – aussi mal gardé soit-il ?

Sans lui laisser le temps de répondre, tu continuas.

- Je suis un petit con. Froisser des gens auquel je ne tiens pas, ça ne m’affecte pas. Je ne vais pas faire semblant pour eux, forcer des manières ou je-ne-sais quoi. Ça me fait presque plaisir, c’est vous dire.

C’était peut-être la première fois qu’un mot aussi grossier sortait de ta bouche en sa présence.

- Alors, madame …  Je fais des efforts pour me montrer digne de la chance que j’ai de discuter avec vous, certes. Mais je vous prie de me croire quand je vous dis que je ne fais pas semblant – et je n’ai jamais fait semblant. J’aimerais … Que vous puissiez être heureuse. Pouvoir vous rendre fière.

Les yeux baissés, honteusement.

- Et je n’y arrive pas, de toute évidence. Je suis et je reste un échec à vos yeux … Et j’en tire la pleine responsabilité. Chaque premier dimanche du mois, je fais face à cet échec. Mais … Je n’arrêterais pas. Parce que ça serait vous abandonner. Si vous êtes en retard, je vous attendrais. Si vous ne venez pas, je reprendrais rendez-vous avec Gisele. Tout ça pour vous dire que … Je ne vous abandonnerais pas, Madame.

Même face aux yeux vides, aux mots sans émotions ; aux sourires froids, à la distance et à la lassitude.
Tu ne pouvais faire ton deuil.

Les yeux d’Amadis restèrent baissés quelques secondes de plus, effrayé de ce qu’il pourrait trouver s’il regardait Euphemia en face.

Du mépris, peut-être.
De la colère.
Du dégoût.
Et, peut-être pire encore, rien.

Ce même « rien » qui, chaque premier dimanche du mois, venait le hanter. Un « rien » adressé à un « rien », un rien de politesse : une absence. Absence d’affection, de tendresse, d’émotion.
Et, aujourd’hui, il n’y avait rien de plus douloureux pour lui que ces absences ; qu’une absence en particulier.

Il relève les yeux.

Et il y a quelque chose devant lui.
Non.
Il y a quelqu’un.

Un instant de choc sur son visage ; puis Euphemia l’insulte de petit con. L’étrangeté de ces mots venant de sa bouche le surprends, puis le fait glousser. Mais le sourire ne se dissipe pas après, non ; il reste sur les lèvres, presque enfantin. C’était belle et bien la femme qu’il a connu, celle qui a sauvé ses sœurs, qui lui a offert une place quand il en avait le plus besoin.

Un doute restait dans son esprit ; la peur d’une illusion, de croire trop tôt. Mais le sujet passa ; et la conversation continua, cette fois-ci avec deux participants.

- Je suis déjà suis content que vous trouvez le temps pour notre rendez-vous mensuel ! J’attendrais le temps qu’il faudra … Et, surtout, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me contacter !

Le cobaye docile, l’enfant sage était encore là. Il écoutait ; profitait de l’entendre parler avec des émotions qu’il pensait éteintes. Les mots tremblaient, l’obscurité revenait ; et Amadis ne savait pas trop comment gérer ça, comment l’aider. Avait-elle seulement besoin d’aide ? Pouvait-il l’aider ?

Des excuses, puis un rire ; un soudain éclat de folie.

Et Amadis se sentit rassuré : c’était toujours Euphemia. Cette folie avait été son quotidien sur Tempelhelm ; et il préférait mille fois les couleurs de cette étrange folie à la distance morose d’une Euphemia édulcorée, silencieuse.

- Je vais également à Tempelhelm. Mais, euh …  Je n’y resterais pas longtemps. Je dois juste … Aller voir un membre de ma famille, moi aussi.

Pudique sur tes sentiments ; tu n’en disais pas plus, de peur de gêner. Les yeux se détournent ; une excuse franchit à peine tes lèvres.

- Désolé.

Tu secoues la tête, pour faire passer les pensées sombres. Le nom de Graham t’était vaguement familier ; tu n’es pas très bon avec ça, mais tu as retenu que c’est le frère d’Euphemia.

Vite, un autre sujet.

- J’espère que vous en profiterez ! Un peu de repos, ça fait du bien à tout le monde ! Mon employeur est monsieur Vadim Shepherd, patron de Covent ! Une très grosse entreprise qui s’occupe de transport et livraison de marchandises un peu partout. Il m’a également payé mes études ! Enfin, son offre me demandait de recevoir une formation en commerce, mais j’ai réussi à avoir médecine en double-diplôme ! ça m’intéresse sincèrement comme sujet, comme vous le savez !

Elle le savait déjà pour ses études : mais il ne pouvait s’empêcher d’en parler, enfant surexcité espérant la rendre fière. Son intérêt pour la médecine et la biologie, il l’avait évoqué des l’entretien pour devenir son cobaye, il y a un peu plus de deux ans de cela.

Il était toujours aussi aveugle ; mais souriant.

La violence des mots d’Euphemia ; le tintement des tasses.

La frustration, la colère, le soudain changement de ton.

Les dents d’Euphemia étaient-elles si blanches qu’elles t’avaient rendues aveugles ? Ses lèvres bougeaient, mais tu ne voyais que son sourire. Enfin !

Aucune crainte dans le regard, aucune peur ; ni méfiance ni hésitation. Ses mots n’étaient pourtant pas d’une ambiguïté folle ; et le sous-jacent l’était à peine.

Et pourtant, tu hochas la tête, obéissant.

- Bien sûr ! Je …

La réponse était balayée d’un éclat de rire. Tu voulais la prévenir que plupart des appels qui lui sont directement adressés passent par son secrétariat, et qu’il ne pouvait donc peux pas garantir une réponse rapide à ses appels. Tant pis, tu le feras en envoyant ses contacts.

Comme tu avais peur qu’elle te lâche de nouveau, cette fois-ci pour un appel manqué.

Tu voyais son regard incisif, son rire éclatant ;
Et ton cœur se remplissait de nostalgie, un large sourire enfantin aux lèvres.

Etais-tu aveugle à ce qui se passait ?
Ou appréciais-tu simplement l’attention sous-jacente à cette jalousie ?
Tu apprécies te sentir apprécier, tout simplement.
Et entre jouer l’idiot et en être un, y-a-il vraiment une différence ?

Tu seras le meilleur ; tu pris la remarque sur le même ton que son ordre d’envoyer le contact de Vadim. Elle est là ! Pour toi ! Tu n’osais y croire, et pourtant tu en prenais lentement conscience.
Face à son regard maintenant baissé, le tien brillait.

- Je ferais tout pour être meilleur ! Je vous le promets. Je sais que votre temps est précieux, mais … Je n’hésiterais pas à vous solliciter si nécessaire ! Ce serait un honneur pour moi que de pouvoir bénéficier de votre génie ! Mais surtout, ne vous forcez pas. Vous en avez déjà tant fait pour moi !

Tu ne peux pas demander de l’aide sans avoir l’impression de gêner, de mendier ; mais elle te l’offre, et tu ne peux pas refuser un cadeau. Elle dispose de bien plus de moyens de t’aider que l’inverse : et pourtant, tu as envie de l’aider, d’être utile.
Tu viens à peine de regagner un peu de son affection, et tu es déjà prêt à tout pour ne pas la perdre de nouveau.

- Si … je peux vous rendre la pareille, n’hésitez pas. Je sais que je n’ai pas vraiment d’argent, de compétences ou grand-chose à offrir. Mais si je peux vous être utile pour quoi que ce soit, ce serait avec plaisir !  Vous savez … Même après tout ce temps, je me considère toujours comme votre cobaye. Et même si vous effacez cobaye … Je resterais vôtre.

Que son regard s’assombrisse ou s’éclaire, que son rire éclate ou meurt ; qu’elle te fasse sourire ou souffrir.
Du moment qu’elle ne t’abandonne pas.