C’était un jour de repos, même pour le Magnus. Ce dernier regardait avec beaucoup de tendresse son petit garçon laçant avec difficulté ses chaussures. Petit bonhomme. Petit... Plus si petit. Le temps passait à une vitesse ahurissante. Auguste le revoyait, bébé, alors qu’il pouvait tenir dans ses bras. Il avait une certaine nostalgie pour cette époque, mais très souvent, les souvenirs étaient gâtés par la présence de sa mère. Andrew n’avait pas hérité de beaucoup de traits de Léonore, simplement ses taches de rousseur, ses iris verts et son signe, Verseau. Pour le reste, il tenait bien de son père : la peau mate, grand pour son âge, des cheveux bruns et un sourire un peu coquin. Présentement, il faisait plutôt la moue et regardait son père avec agacement.

- Non bonhomme, tu sais les lacer tout seul comme un grand.

Après ce qui sembla être une éternité pour l’un comme pour l’autre, Andrew n’était pas peu fier d’être venu à bout de ces fichus lacets. Auguste lui-même était fier de voir son fils grandir en étant plus autonome. Sous le giron de sa mère, il était traité comme un petit prince qui déléguait toutes les actions qui lui incombait aux autres. Le moustachu ne voulait pas rendre son fils impotent, aussi il prit à cœur de lui enseigner l’art de la débrouille dès leur arrivée sur Hakar, dès qu’ils formèrent à nouveau une famille tous les deux.

Prêts pour leur petite balade habituelle, le Magnus tendit la main à son fils, pour que ce dernier lui serre et qu’ils marchent à l’unisson.

- Je suis un grand maintenant.

Et il bouda sa main. Partagé entre l’envie de rire et la crainte de reconnaître une réaction typique de sa mère, Auguste ne lui en tint pas rigueur. Il savait que son petit bonhomme ne tiendrait pas toujours sa main, il s’y était préparé.

Si leur balade était habituelle, elle n’avait rien de très commun. Tous les deux se dirigeaient vers l’un des nombreux lieux de recueillement, suite à la chute de Tempelhelm. Là-bas, se trouvait officiellement Léonore Havilliard, décédée peu avant le sacrifice de l’Éternel. Officieusement, tous les deux avaient pris l’habitude de parler à une plaque derrière laquelle ne se trouvait pas la moindre cendre de Léonore. Elle était portée disparue et, contrairement à Violet, Auguste ressentait au fond de lui qu’elle ne s’était pas simplement volatilisée. Cette fameuse nuit, Éclipse a sans doute emporté dans sa folie la mère d’Andrew. Auguste ne la regrettait certainement pas, mais il était extrêmement difficile pour son fils de se faire à l’idée de ne plus jamais revoir les prunelles vertes de sa chère mère. L’unique regret du Magnus était de ne pas avoir gardé son alliance, après la chute. Il y aurait au moins pu se trouver un vestige de leur mariage derrière cette plaque, à défaut d’une urne...

- Bonjour maman !

Comme toutes les semaines, son petit bonhomme s’adressait avec un naturel déconcertant à cette plaque de marbre. Il lui racontait les moments les plus captivants de sa semaine, comme ses moments de doutes et d’ennui, ou encore ô combien elle lui manquait. Et quand c’était le cas, le petit bonhomme retrouvait le réconfort de la main de son papa poule. Son bonhomme grandissait, mais il n’était pas tout à fait en âge de se détacher de lui.

- Viens mon bouchon, on va voir tonton Saul et Chat.

Et comme son fils avait les larmes aux yeux, il ne pouvait s’empêcher de le prendre dans ses bras pour rejoindre la demeure du rouquin. Il restera toujours son bébé et tant qu’il le pourra, il lui trouvera une place dans ses bras.

Puisque chacun était plutôt pensif, il se souvint de ses paroles à Saul, après le réveil, après la chute. Ils se retrouveront toujours. Aujourd’hui encore, il en est persuadé. Omni les a liés, pour le meilleur comme pour le pire et Auguste n’a pas envie de remettre cette vérité en question. C’est une évidence, qui lui plaît grandement. Saul a ce je ne sais quoi qui le rend heureux. Parfois, il songe à l’avenir, celui où Andrew est adulte, indépendant, fondant sa propre famille. Bien qu’il ne s'imagine guère avec des cheveux blancs, il s’imagine très facilement aux côtés d’une tête rousse. Là encore, c’est une évidence. Ils se retrouveront toujours.

Le Magnus avait à peine sonné au pas de la porte de Saul, que déjà Andrew gesticulait pour être libéré de son père. La porte s’ouvra et le garçon s’élança contre son « oncle ».

- Tonton Saul !

La maison du rouquin était déjà envahie des éclats de rire d’Andrew et cette image apportait réconfort et satisfaction à son père. D’une tape amicale sur l’épaule, il salua son ami de toujours.

- Salut mon vieux. Toujours pas décidé à appeler ce minou Moustache ? Andrew vote pour, moi aussi, supériorité numérique, c’est le principe de la démocratie, emballé, c’est pesé…

Son fils s’émerveillait déjà sur le félin qui ronronnait à pleine balle.

- Et puis avec un tel prénom, tu ne cesseras jamais de penser à moi.

Et tout naturellement, il lui fit un clin d’œil. Parce qu’ils se retrouvent toujours. Parce qu’il est une constante dans sa vie. Parce qu’il se sent chez lui en sa présence et celle de son fils. Son foyer, sa famille.

Prenant soudainement l’air le plus sérieux du monde, comme s’il parlait de son propre fils, la moustache s’exprima :

- Oui, ça me perturbe tant que ça.

Car derrière cette habitude de le taquiner, il faut savoir qu’Auguste a vraiment un truc pour les chats. Toute son enfance, ses parents lui ont interdit d’en avoir un, alors, dans le plus grand secret, avec Violet, il nourrissait les chats errants, leur donnant des petits noms, imaginant qu’ils étaient « siens ». Lorsqu’il a épousé Léonore, puisqu’elle était prétendument allergique (c’est surtout que les pâtés puent et que les litières sentent guère mieux, si vous voulez son avis), il n’a pas non plus eu l’occasion d’en adopter un. Et maintenant ? Il préférait donner tout son temps libre à Andrew et craignait de ne pas être assez présent pour s’occuper d’un chaton. Alors, la petite boule de poils roux de Saul, c’était un peu son chat par procuration, et l’appeler Chat, c’était vraiment naze.

Fort heureusement, le Magnus ne tire pas la tronche trop longtemps. Son sourire enjôleur et solaire revient rapidement, alors que son ami le brosse dans le sens de la moustache, juste comme il aime. Ce n’est pas pour autant qu’il lâchera l’affaire, ce pauvre minou méritait mieux comme nom. Il s’installe dans le salon lorsque son ami l’invite à le faire. Comme à son habitude, il opte pour le fauteuil, lui permettant d’avoir une vue sur son fils et Saul d’un seul coup d’œil. Après tout, il fait comme chez lui ! Et puis il aime beaucoup ce fauteuil, car il finit toujours par donner envie à son fils de s’affaler à moitié sur un accoudoir, à moitié sur lui, fatigué, pour entamer une sieste pendant que les deux hommes discutent.

Pour le moment, le garçon est obnubilé par le chat qui ne cesse de réclamer ses caresses. Un peu jaloux de ne pas avoir autant d’attention, il regarde tout de même avec tendresse la scène qui se déroule sous ses yeux. Lorsque Saul revient avec tout ce qu’il a préparé, Andrew abandonne totalement l’animal pour s’émerveiller face aux denrées et se jeter sur son verre de limonade.

- Merci tonton Saul !

Fier que son garçon soit gourmand ET poli, le moustachu profite de cette diversion pour attirer le chat qui passe plusieurs fois entre ses jambes, pour finalement se coucher près de ses pieds. Là. Voilà. C’était parfait. Comme chez lui. Avec sa famille. Avec un chat en prime. Le tableau était tout à fait plaisant. Le moustachu bougea juste assez pour attraper son verre et de quoi grignoter, mais pas assez pour faire fuir le félin. Enfin, il pouvait se détendre.

Il expira un peu trop fort et bu une bonne gorgée de son verre. En échangeant un regard avec Saul, très attentif et connaissant bien ses réactions depuis toutes ces années, Auguste sentit que la pression de la semaine retombait un peu. Il avait besoin de ce rendez-vous régulier, de ce point d’ancrage dans une vie durant laquelle tout a toujours foutu le camp au fur et à mesure. Cette pause dans la vie, ce tableau paisible, c’était son exutoire. Le partager avec son fils et Saul (et Chat, évidemment), c’est sa récompense après avoir encore bataillé pour faire entendre son avis auprès des Magnus, plutôt indifférents. Mais il n’avait pas envie de parler politique, pègre et Ducs. Il donnait déjà bien trop de temps et d’énergie à cette cause que la plupart des gens dédaignaient.

- Terrence a encore ressassé le passé, avant la Chute. Je lui ai dit qu’il était libre de partir te rejoindre, mais je cite, « je dois protéger la moustache ». Non seulement ça m’inquiète un peu cette nostalgie cyclique, mais en plus, j’ai l’impression que quelqu’un s’inquiète beaucoup pour moi et fait un peu le forcing pour que je sois protégé par le gratin de ton ancienne brigade.

Son regard était faussement accusateur. En réalité, il était bien content que ce brave gars, sûrement missionné par Omni Lui-même pour toujours permettre aux deux hommes d’être en lien, soit son garde du corps et un fin conseiller par la même occasion.

Le cocktail roulait sur sa langue et s’il n’était pas en présence de son fils, Auguste le boirait cul sec avant d’en demander un autre. Il ne voulait pas être un mauvais exemple, son fils n’était déjà pas parti gagnant avec un foyer très sain durant ses premières années. Pour se forcer à ne pas le descendre comme du petit lait, il reposa son verre de boisson et s’attaqua aux chips avant que son fils ne les dévore toutes.

Bien que le ton de Saul était choisi et accentué pour faire de l’humour, entendre ce beau titre de Magnus dans sa bouche avait le don de le faire sourire. C’était un honneur, un fardeau aussi, mais il en était très fier et escomptait bien honorer cette place de choix au Conseil. Et bien qu’il tourne la situation à la plaisanterie, Saul aussi était très fier de la progression de son ami.

- Puisque tu es si inquiet mon bichon, il fallait te proposer pour être mon garde du corps.

Une nouvelle fois, très naturellement, il lui offrit l’un de ses plus beaux clins d’œil. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais ce qui était au début un petit jeu, était vite devenu un genre d’habitude. Peut-être parce qu’ils avaient survécu à tellement de malheurs ensemble, qu’ils avaient besoin d’un peu de douceur ? Peut-être parce que depuis leur dégringolade sur Hakar, ils n’avaient eu de cesse de se chercher ? Peut-être parce que maintenant, chacun de leur week-end se déroulait en la présence de l’autre ?

L’inquiétude de Saul n’était pas maquillée. La tension dans sa voix, ce froncement de sourcils, ce regard plein de vérité et très légèrement mal à l’aise, tout portait à croire que le roux avait à cœur de protéger son ami. Sincèrement touchée, la moustache perdit son sourire et l’espace de quelques secondes, le silence régna – enfin, il était entrecoupé par les bruits de bouche d’Andrew qui s’amusait à faire croustiller au maximum ses chips.

- Je sais bien que tu t’inquiètes pour moi, merci. Le malaise flottant toujours, il chercha à le rassurer : Omni nous fait toujours nous retrouver, ne t’en fais pas trop pour moi. J’aime pas voir ta belle gueule tracassée.

Même les chips ne faisaient plus un bruit, alors qu’Andrew se releva d’un bond, pointant un doigt accusateur vers son père.

- Un Bolt dans la boîte à gros mots !

Parce que cela n’avait aucun sens avec l’intensité de la conversation, l’Havilliard dévisagea quelques instants son fils, reconnaissant dans son petit air moqueur et coquin son propre visage. Le garçon était tout heureux d’avoir entendu le mot « gueule » dans la bouche de son père et de le lui reprocher. La boîte à gros mots ayant pour but de payer des glaces à son fils, il ne ratait pas une seule occasion de la remplir. Pris d’un fou rire incontrôlable, Auguste ébouriffa la chevelure de son petit bonhomme et retrouva son calme.

- Bien vu poussin, j’en mettrai un, promis. Heureusement que tu es là, sinon Tonton Saul et moi aurions pu devenir mélodramatiques, alors qu’il n’y a pas de raison de l'être.

Un sourire vainqueur aux lèvres, son fils retrouva sa place et battait des jambes dans le vide, dévorant à nouveau la moindre denrée se trouvant dans son champ de vision. Son petit bonhomme fredonnait comme un bien heureux, tandis qu’Auguste reprit la conversation avec Saul. Il ne voulait évidemment pas trop en dire devant son fils, pour ne pas l’effrayer, bien que ce grand gaillard soit plein de ressources après tout ce qu’il a vécu. Mais voilà, justement, l’Havilliard voulait préserver au mieux ce qu’il restait de son innocence, il était bien trop jeune pour totalement la perdre.

- Oui, il y a du boulot, mais je suis peut-être sur un coup pour fournir de quoi aider nos gars.

Et par « nos gars », Auguste voulait dire toutes les personnes se rangeant de son côté, à la fois contre la pègre et ses Ducs, à la fois contre la corruption et ceux qui se complaisaient dans la violence.

- Je t’en parlerai quand ce sera certain, mais je ne vous laisserai pas avec les moyens actuels. C’est insuffisant et vous avez besoin de quoi vous protéger.

Soudain revenu au cœur de la conversation, Andrew fit preuve de beaucoup d’innocence :

- Comme mon casque pour le vélo, mes pansements avec des dinosaures et le produit rouge qui pique, mais soigne ?

- Tout à fait mon poussin, tout ça, mais version pour les vieilles personnes que nous sommes.

Se contentant de cette réponse, le garçon quitta tout simplement le salon pour partir à la rechercher de son ami à moustaches.

- Pitié, qu’il ne grandisse pas trop vite… Dit-il, s’enfonçant dans son siège, avec un petit sourire niais.

Derrière son humour, Auguste entend bien que Saul n’est pas taillé pour la sécurité d’un seul homme. Non pas qu’il en soit incapable, bien au contraire ! Néanmoins, il est un homme d’action, de terrain, et même un leader, certainement pas un suiveur. Acquiesçant donc à ses propos, la moustache ne peut pas s’empêcher de contre-attaquer :

- Pas la patience de me supporter chaque jour ? C’est pourtant toi qui m’invites quasiment tous les week-ends, c’est bien la preuve que ma présence doit te plaire.

En voyant le sourire narquois de son roux préféré, il sait qu’il a visé juste. Et les week-ends où ce n’est pas lui qui invite, Auguste s’en charge, car lui non plus ne peut pas se passer de lui, visiblement.

Au départ d’Andrew, Saul fait mine de ne pas avoir apprécié la boutade de l’Havilliard et de le rabrouer. La vérité, c’est qu’ils vieillissent tous les deux, mais qu’il n’a pas précisé qu’ils le font divinement bien. Tel un bon vin, tous les deux prennent en charisme à mesure que les bougies s’accumulent. C’est un fait parfaitement objectif et surtout indiscutable.

Son ami a raison, tous les deux ont choisi une voie difficile pour cette nouvelle vie. Ils auraient pu apprendre de leur passé, faire en sorte de mener une vie paisible, mais non. Que nenni ! Tous deux doivent être accrocs à l’adrénaline et aux sensations fortes. Ou bien ils sont tout simplement investis d’une mission d’Omni et ne peuvent faire autrement. En tout cas, Auguste admet sans difficulté qu’il n’a aucune raison de prendre un autre chemin que celui du Divin, surtout si la route est en compagnie de Saul.

À son tour, le moustachu lève son verre et vient le choquer contre celui de son ami de toujours. Riant à sa remarque, il en rajoute une couche.

- Bite, couille, nichon, à notre stupidité ! Il s’offre une bonne grosse gorgée pour se rincer le gosier avant de reprendre. T’en fais pas, tant qu’Andrew n’entend rien, pas de Bolt dans la boîte. Tu ne crois tout de même pas que pendant qu’il dort je ne fais que parler poliment ?

Et par une deuxième gorgée, il finit cul-sec son cocktail. C’est une invitation pour Saul à lui en servir un second s’il le souhaite, il lui laisse le choix, après tout ils ne sont pas ici pour finir par terre, ivres, sous le regard de son fils. En s’enfonçant dans son siège, Auguste s’imagine ce qu’ils seraient devenus si depuis deux ans ils ne se sentaient pas obligés d’être des hommes d’action.

- Franchement, toi et moi, on n’est pas fait pour se la couler douce. Soit on est complètement masochistes et on fonce droit dans le mur, soit nous attirons les embrouilles malgré nous.

Il se frottait le menton. Un étrange geste qu’il avait conservé suite à sa descente dans l’Understadt, alors qu’une hideuse barbe venait picorer son menton, faute de pouvoir se raser de près et entretenir sa sublime moustache. Peut-être qu’il souffrait d’un genre de stress post-traumatique et que ce geste avait pour but de le rassurer, que tout cela était derrière lui et que sa moustache était aussi divine qu’Omni.

- Si nous n’avions pas nos responsabilités, nous nous serions laissé aller, c’est certain. Il laissa sa phrase en suspens, l’image prenant forme dans son esprit. Tu aurais pris du poids. Un bidou de bière, je pense. Il ignora la réaction de Saul, le regard perdu vers les possibilités d’une autre vie, d'un point de vue très autocentré, évidemment. Moi, je serais sûrement vautré au lit avec des femmes et des hommes à ne plus savoir quoi en faire. Une habitude qu’il avait pour mieux supporter son mariage lorsque rien n’allait, bien qu’il était très discret là-dessus. Il songea soudain à Andrew et ce n’était simplement pas compatible. Ou alors je serais devenu un père au foyer volontaire pour accompagner la classe de Drew dans ses sorties scolaires. Dans un cas, comme dans l’autre, il préfère largement sa vie présente. Mais même avec ta bedaine, je pense que je te proposerais de rejoindre mon lit pour une nuit de folie. Ou plusieurs.

Est-ce qu’il était trop plongé dans ses pensées pour réaliser que Saul est moyennement comblé d’être celui qui se coltine le bide de bière ? Oui. On ne changera pas l’Havilliard, bien que comme du bon vin prendre de l’âge le rend plus exceptionnel encore, il a un petit côté superficiel et centré sur lui-même. D’autres diront qu’il est tout simplement sûr de lui en toutes circonstances. Et puis il lui était tout simplement impensable de s’imaginer gras. Car, bien qu’il soit très occupé aujourd’hui avec ses fonctions de Magnus, il continue de s’entraîner, comme le ferait un bras-droit de Héraut, de courir et de se dépenser pour ressentir la sensation des muscles qui souffrent. Sa légendaire constitution n’est pas une option pour lui, il n’abandonnerait pour rien au monde sa position de punching-ball pour ses proches. Il encaissera, toujours. C’était donc moyennement compatible avec une image de moustachu bedonnant et s’essoufflant au bout de quelques centaines de mètres.

L’image du père au foyer aimant, il n’avait aucune difficulté à très bien l’imaginer. Saul également et son petit commentaire – là il l’entendait hein, autocentré on vous a dit – le firent sourire. En fait, n’importe qui connaissant l’Havilliard et ses habitudes de papa poule, qu’il a un peu trop tendance à transposer sur tout son entourage, sait qu’il serait un chouette père dévoué. Sûrement pas le meilleur, mais sûrement le plus aimant, le plus protecteur et le plus investi dans l’avenir de son fils. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’il fait, malgré son poste chronophage au Conseil ? N’est-ce pas pour Andrew qu’il a endossé ce rôle, poussé par ses partisans ?

Il ne savait pas s’il était particulièrement sérieux, il n’avait pas tellement réfléchi au sens de sa dernière phrase. Elle était sortie de son imaginaire, car il lui semblait qu’elle était pertinente. En fait, en y réfléchissant bien, bedaine ou non, s’il était toujours aussi frivole qu’auparavant, il aurait sans doute chercher à séduire Saul. Ils se connaissent depuis si longtemps, glisser ne serait presque pas inattendu. Il est son phare dans la nuit, son repère sur Hakar, son ami de toujours, son allié des mauvais jours, son principal soutien. Cela n’avait rien d’incongru et finalement, l’Havilliard ne ressentit aucune gêne à s’être exprimé de la sorte. Dans un monde hypothétique, paisible et sans responsabilités, Auguste aurait trouvé Saul très à son goût.

Il lui coula un regard on ne peut plus naturel, découvrant la pointe des oreilles de son ami rouge comme sa crinière. Visiblement, une telle hypothèse embarrassait son rouquin. Alors lui proposer de rendre cela concret, ce serait provoquer un arrêt cardiaque de sa part ? L’Havilliard était partagé entre le conforter dans l’idée que ce n’était qu’une blague et le pousser à bégayer rien que pour le plaisir de rire un bon coup. Sera-t-il un petit ange, ou bien un petit diablotin ?

- Je ne dis jamais n’importe quoi, tout ce qui sort de ma bouche est d’or !

Il se retint, fort, très fort de commenter de manière très grivoise, en ajoutant que tout ce dont il est capable avec sa bouche est également merveilleux. Il le suivait du regard alors que Saul semblait se retrancher dans la cuisine sous prétexte d’avoir la pépie. L’Havilliard, lui, reprit son rôle de papa poule et chercha la présence de son fils. Ce dernier avait tout naturellement investi le lit de son tonton, aux côtés de Chat qui ronronnait fort, et entamé une sieste. Attendri par cette scène, son père repoussa la porte, sans la fermer, pour qu’ils ne le dérangent pas dans son sommeil. Le petit bonhomme méritait bien un peu de repos après les émotions du matin.

Comme une fleur, il pointa le bout de sa moustache dans la cuisine, s’adossant dans l’entrée pour sans doute bloquer le passage à Saul et l’enquiquiner.

- Tu sais, je ne dis pas que des bêtises. Tu étais bien sur le point d’épouser une Havilliard fut un temps.

Il ne voulait certainement pas ressasser le passé et le rendre triste ou mélancolique. Il n’y avait qu’à voir son petit sourire pour se douter que ce n’était clairement pas son intention. Si elle le pouvait, sa moustache friserait d’amusement.

- Sur un malentendu, tu pourrais bien te retrouver au plumard avec l’autre Havilliard.

Il régnait une certaine tension dans la cuisine, la moustache pouvait le sentir. Lui aussi commençait à avoir chaud, la météo était très clémente depuis un moment, il n’avait rien mangé et descendu cul sec un cocktail. Il n’avait pas bu depuis longtemps et il était de bonne humeur. Et puis surtout, il n’avait rien d’un ange à qui on donnerait le bon Dieu sans confession…

- Je parie que tu n’as jamais rien fait avec un homme.

Il avait envie de rire, c’était difficile de se retenir. Un vrai petit diablotin ce Auguste.

Tout dans l’attitude du roux démontre qu’il n’est guère à l’aise avec ce sujet de conversation. Et bien évidemment, rien n’échappe à la moustache qui s’en délecte. Est-ce simplement parce qu’il aime le torturer ? Parce que cette idée lui a déjà trotté plusieurs fois dans la tête ? Parce qu’il veut s’assurer qu’en cas de tentative, il ne sera pas violemment rejeté ? Un peu de tout cela à la fois, probablement. Il faut dire qu’Auguste est le premier à dire qu’Omni a mis son rouquin sur le chemin de sa vie certainement pour une bonne raison, alors… Et si… ?

Il pouffa de rire en voyant son ami nettoyer les surfaces énergiquement avec son malheureux chiffon. Tout ça pour ne pas trop croiser le regard coquin du moustachu. Il ne le faisait pas exprès, promis ! C’est assez naturel chez lui, que voulez-vous… Se défait-il de ce petit air enjôleur lorsque Saul ose de nouveau le regarder, une nouvelle fois embarrassé par les remarques de son aîné ? Bien sûr que non.

- Tu ne sais pas ce que tu rates !

Ce qu’il rate avec les hommes en général ? Avec lui en particulier ? Il laisse le doute planer. Lui sait fort bien trouver du plaisir tantôt avec les femmes, tantôt avec les hommes et parfois même avec les deux à la fois ! Enfin, plus maintenant. Sa dernière aventure en date s’est passée dans les cieux, c’est dire si c’est vieux ! Et ce n’était même pas avec feu son épouse. Mais bon, il ne s’inquiétait pas trop là-dessus, déjà parce qu’il est doué et classe le moustachu, mais surtout qu’en temps voulu, avec la bonne personne, il n’aura aucune raison de douter de lui. Auguste est un homme très décomplexé et sait fort bien s’inquiéter du plaisir de son partenaire de galipettes.

- Je pourrais presque me vexer de ta remarque sur mon palmarès, si je ne savais pas que je suis un excellent coup.

Et tout fier de lui (pourquoi en pas l’être ?), Auguste lui offrit le plus radieux des sourires. La différence entre les deux hommes était saisissante : l’un transpirait la confiance, l’autre fuyait le plus possible la conversation. Oh le petit diable s’amusait ! La tentative de fuite pitoyable de son rouquin ne prit pas et le moustachu ne bougea pas d’un iota, campant sur sa position, pile dans l’encadrement de la porte.

- Voyez donc ça, on dirait un adolescent qui ne sait pas gérer ses hormones !

S’il était coquin et moqueur, il ne désirait pas aller trop loin et fâcher son ami. En se dégageant du chemin de Saul, il lui fit signer d’ouvrir la voie vers le salon. Et juste au moment où il passa, bien évidemment, le moustachu ne put s’empêcher de lui souffler à l’oreille :

- Oh vraiment, tu ne sais pas ce que tu rates.

Et puis il retrouva un air plus sérieux, mais pas trop quand même, car il était trop amusé par les réactions épidermiques de son ami de toujours. Passant aisément d’un sujet à l’autre, il répondit à sa question, tout en le suivant pour reprendre sa place sur son fauteuil.

- Drew et Chat font une sieste sur ton lit. Il roula des yeux vers le ciel en appelant le félin par ce soit disant nom. Il est assez fatigué en ce moment, c’est une vraie pile électrique. Il m’a déjà demandé à s’inscrire à un club de sport. Il veut faire de l’athlétisme, comme son popa, si ce n'est pas mignon ça. Et puis, comme tous les dimanches, ce matin… Enfin, je ne te fais pas un dessin. Il a encore raconté sa semaine à Léonore, c’est toujours un crève-cœur, mais je n’ai pas le courage de l’en empêcher. Qu’il garde son innocence le plus longtemps possible...

Ce n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd : il doit tirer son coup. Le petit diablotin trouvera bien à faire regretter Saul d’avoir prononcé ces paroles. Rien que pour le plaisir de voir ses oreilles prendre une teinte rouge, son regard être celui d’une biche éclairée par les phares d’une voiture, il pourrait détourner ces paroles. Silencieusement, il laissa une note quelque part dans son esprit. C’était bien là la preuve qu’il l’écoutait, puisque monsieur semblait persuadé du contraire ! Le moustachu roula des yeux au ciel, néanmoins, il ne put s’empêcher de parader comme un vainqueur.

- Je savais bien que tu céderais pour Moustache. Avant d’ajouter, plus bas, murmurant dans sa sublime moustache : Tu céderas pour bien d’autres choses.

C’était juste pour le plaisir de voir le malaise sur le visage de son rouquin favori, rien de plus. Ou peut-être plus. On ne sait jamais trop tout ce qui se trame dans les pensées d’Auguste, ou plutôt, il ne vaut mieux pas tout savoir…

- Mon fiston, bien que natif de l’Air, tient vraiment de son papa, que veux-tu. Il adore courir, se dépenser, dépasser ses limites. Il hausse vaguement les épaules. Mais t’en fais pas tonton, on ira à la piscine cet été et tu pourras lui apprendre à nager. Il sera ravi d’apprendre d’un homme loutre, pendant que moi, je profiterai de ton postérieur bien moulé.

Le sérieux revint en évoquant Léonore. Est-ce qu’Auguste faisait de son mieux ? Il n’en savait trop rien. Il n’essayait jamais d’empêcher son fils de lui poser des questions, il n’éprouvait pas de tabou à parler d’elle. Est-ce qu’Andrew s’était rendu compte à quel point leur relation était chaotique sur la fin, voire toxique ? Son père n’osait pas lui poser la question, la réponse pouvant être très franche, comme tout ce qui sort de la bouche des enfants de son âge. Et puis, il semblait occulter certains détails de son passé. Certes, il était jeune lorsque cela était arrivé, mais Drew donnait l’impression de ne plus se souvenir de la disparition de son père, terré dans l’Understadt. Auguste se demandait souvent ce que sa mère avait bien pu lui raconter et les conséquences sur son fils. Un mystère…

Un peu perdu dans ses réflexions, il revint à la réalité en clignant plusieurs fois des paupières. Incertain d’avoir bien entendu la question de Saul, il la répéta :

- Si elle me manque ?

Son vis-à-vis lui confirmant sa question, il prit le temps de la réflexion. Ou plutôt, il essaya. Car se le demander ne menait à aucune réponse. Il semblait ne rien ressentir à ce sujet, ou ne pas être capable de comprendre ses sentiments. C’était compliqué pour lui, car il aurait désiré divorcer, plutôt que d’être veuf. Bien qu’il ait ressenti une grande colère à son égard et qu’il n’ait pas mâché ses mots lors de leur toute dernière altercation, il n’avait pas espéré sa mort. Et pour Andrew, il aurait préféré batailler avec la justice et se crêper le chignon avec Léonore, plutôt que d’amener son fils devant une plaque commémorative, purement décorative…

- J’en sais trop rien. Je ne la supportais plus, elle, ses mots, ses manières, ses pensées, ses actions pour m’empêcher de voir mon fils… Mais je ne la détestais pas. Parce qu’il y a eu beaucoup de bon entre nous. Il y a eu Andrew… Il poussa un soupir. Je n’ai pas de réponse à te donner.

Et comme la conversation avait dérivé sur du très sérieux, il ne fut pas surpris que Saul évoque sa sœur. Sa chère Violet, disparue, peut-être morte et enterrée, peut-être au fond de l’océan en compagnie de Galmor, peut-être vivante parmi l’une des nations d’Hakar, peut-être mourante parmi les infectés… C’était un véritable crève-cœur, après toutes ces années, de n’avoir aucune nouvelle, aucune indice, aucune piste menant à la vérité à son sujet. Et même si, sans savoir comment, Auguste sentait qu’elle s’en était sortie et était heureuse quelque part, il commençait également à douter…

- Je ne vais rien te cacher, j’ai essayé d’utiliser ma position de Magnus pour avoir ne serait-ce qu’un indice sur elle et n’ai rien trouvé. Son regard s’accrocha à celui de Saul, avec un air triste et une moue accablée. Depuis la Chute, pas une seule fois mes parents ne m’en ont parlé. Ils l’ont effacée de leur mémoire et c’est comme si elle ne vivait plus qu’à travers nous deux.

Si certains pouvaient se plaindre d’un manque de tact de Saul, pour Auguste, il n’en était rien. Son ami s’inquiétait et étant son plus proche confident, il souhaitait offrir au Magnus l’occasion de s’ouvrir un peu. Car s’il endosse le rôle de papa célibataire avec une certaine facilité, celui du veuf est plus compliqué à porter. Il désirait divorcer, mais de là à ce que la mère de son fils disparaisse, il ne l’avait jamais espéré, il n’y avait jamais songé. Ce qui était plus important pour lui, c’était qu’Andrew soit le moins perturbé possible et, il le sait, tôt ou tard ce statut de veuf, le décès prématuré de sa mère, sera source de traumatismes pour tous les deux.

- Ça va. Le Magnus agita la main pour ne pas inquiéter outre mesure son ami. T’inquiètes pas pour moi.

Finalement, il ne voulait pas épiloguer sur le sujet. Non seulement Auguste ne souhaitait pas prendre le risque de trop ouvrir son cœur, de se sentir vulnérable et de plomber l’ambiance, mais en plus, la présence de son fils non loin dans la maison était un frein supplémentaire. Il ne désirait en aucun cas que son petit bonhomme surprenne des propos négatifs à propos de sa mère, alors que quelques heures auparavant, il s’adressait à une plaque de marbre supposée être la dernière maison de Léonore.

Le moustachu sourit sincèrement aux propos du rouquin. Oh oui, il le savait ; il pouvait compter sur lui. Saul n’était ni réticent à jouer la nounou et prêter main forte, ni à offrir une deuxième figure masculine pour qu’Andrew soit bien entouré. Auguste lui serra l’épaule, d’un geste tendre et surtout très reconnaissant.

- Merci Tonton Saul.

Pour Andrew, qui était heureux d’avoir un point de repère dans cette vie assez chaotique. Qui adorait pouvoir faire des bêtises chez son « oncle », s’approprier un chat qui n’est pas le sien, occuper son lit pour y faire les meilleures siestes.

- Merci mon bichon.

Pour lui-même, car jamais on ne remercie assez ceux qui nous tirent vers le haut et nous permettent d’être heureux. Il n’a jamais cessé de le penser et de le dire, Saul et lui sont liés par un destin commun, des ambitions qui se rejoignent, des malheurs qui les chamboulent et leur permettent de se soutenir.

- Merci pour elle.

Pour sa sœur, sa regrettée Violet. Ses iris étaient brillants et bien que, comme tout le monde, il détestait se sentir vulnérable, il ne réprima pas particulièrement son envie de pleurer. Très simplement, une larme quitta ses yeux avant qu’il ne lève son verre et trinque avec son ami, son allié et bien plus encore. Il n’y avait pas besoin de s’épancher particulièrement sur les raisons derrière cette émotion, brève mais bien réelle, et Saul respecta son souhait de ne pas s’y attarder. Mieux encore, il lui donna la plus belle raison pour sécher cette larme et repartir sur autre chose, une partie de cette journée plus joyeuse et éclatante.

Quittant le salon, les deux hommes retrouvèrent le petit bonhomme allongé, dans une position improbable, avec un minou roulé en boule contre lui. Si l’envie de s’allonger contre son fils et de profiter de ce moment de tendresse était puissante, celle de le réveiller était plus forte encore.

- S’il dort plus, je suis parti pour une nuit blanche avec une pile électrique impossible à endormir. Debout mon bonhomme !

Et bien que le soudain réveil l’avait rendu irritable, Andrew passa la meilleure des après-midi possible avec son père et son oncle d’adoption. Plus aucun sujet triste ou nostalgique ne fut évoqué et cette parenthèse de douceur se termina lorsque les Havilliard repartirent chez eux.