Une journée difficile s’était annoncée lorsque Fox avait vu la note envoyée par la nanny de son fils — elle était malade, et elle avait appelé les membres de la famille qui pourraient la remplacer mais aucun n’était disponible au pied levé. Il y avait eu un bref instant où il s’était senti en colère, le brûlant de l’injustice dans la gorge, car il avait une masse de choses à faire qui n’admettait pas d’avoir un enfant dans les pattes. Puis, il s’était rappelé qu’avoir un enfant dans les pattes était généralement la définition d’être parent, et qu’il devrait plutôt être reconnaissant d’avoir ladite nanny. Ça, il se l’était rappelé en se pinçant l’arrête du nez et en se le répétant comme un mantra, en se regardant dans le miroir du couloir de son appartement comme si son reflet allait avoir un mode d’emploi et en essayant d’ignorer les bruits suspects venant de la cuisine où Kai était censé manger son petit déjeuner.

Ce n’était pas qu’il ne l’aimait pas, au contraire, mais c’était surtout qu’il préférait beaucoup de gens à petite dose, a fortiori quand les gens avaient cinq ans, trop d’énergie et pas assez de concentration. Il aimait les histoires du soir, les moments où il pouvait lui apprendre quelque chose, l’aider à construire des choses avec ses jouets. Pas courir après.

Et pourtant, quelques temps plus tard, il se retrouva à courir après, une première étape avant de s’emporter, puis de se rappeler qu’un argumentaire en trois parties ne servait à rien avec un enfant en âge pré-scolaire, et finalement de marchander. Les fluctuations dans son autorité le rendaient fort confus, certains jours deux mots suffisaient, d’autres lui donnaient l’impression de braver une tempête. Il ne venait même pas à l’esprit de Fox que le garçon puisse être excité outre mesure par une journée avec son père — si vraiment il avait voulu lui montrer son affection, il se serait comporté correctement, ça aurait été beaucoup plus clair.

Tout ça amena le duo père-fils dans le centre d’Otterberg. Fox tenait fermement la main de son fils parce qu’il se savait distrait, son esprit complètement perdu dans les complexités de son agenda, tous les rendez-vous qui avaient dû être déplacés le rendaient susceptible d’oublier qu’il devait être attentif. À son crédit, lorsque Kai tira sa main de manière pressante, il descendit de son nuage pour regarder vers quoi il voulait le traîner.

Allons bon. Des robots. Une boutique qui vendait des robots, pour être plus exact, ce que Fox s’efforçait toujours d’être. Bien sûr, son petit ne pouvait pas aimer les toupies en bois, il fallait qu’il s’entiche de choses qui pouvaient facilement dissimuler des caméras et des micros. Ils pouvaient bien aller regarder, mais il pensait déjà au temps qu’il lui faudrait pour disséquer le moindre achat et le remonter à ses propres standards, un peu comme un parent vraiment au bord des nerfs aurait considéré une chirurgie sur un jouet qui fait pouet.

Il poussa la porte de la boutique, le bras vite tendu par Kai qui pouvait se faufiler plus vite que lui pour aller regarder tout ce qui l’intéressait. Pour le malheur de Fox, c’était à peu près tout, mais c’était au moins une opportunité de lui expliquer des choses — trop de détails, trop de complexité, mais au moins beaucoup de patience.

Si Fox était connu de la jeune femme qui abordait son fils, il ne pouvait pas dire que lui la connaissait. Il savait qui elle était, bien entendu, elle venait de Tempelhelm et elle tenait une boutique qui relevait de son domaine, il n'était pas aveugle à ce qui se passait juste sous son nez dans Otterberg - mais il était peut-être bien aveugle à ce qui se passait sur son propre Olid. Il était un fervent défenseur des pseudonymes et ça se retournait contre lui.

Il avait la même réflexion que devant n'importe qui d'inconnu, il tira Kai plus proche de son côté, le dos raide. Ça n'empêcha pas le petit garçon de tendre le cou le plus qu'il le pouvait pour regarder les jouets et d'essayer de s'approcher.

- Papa, papa, regarde !!

Fox regardait mais son attention était divisée en partie vers la commerçante, avant même qu'elle ne s'adresse à lui, pendant que Kai essayait de le tracter encore, sans grand succès. Heureusement, il finit par le relâcher, son réflexe passé, et le laisser explorer. Lui-même était une planche plantée dans la boutique, une planche qui s'éclaircit la voix quand il dût en faire usage, histoire de gagner une seconde pour rassembler ses idées. Puis une autre seconde en remontant ses lunettes de sa main libre.

- Je vais voir ce qui lui fait envie.

Désignant l'enfant déjà distrait d'un geste, il avait l'air perdu quant aux émotions qui pouvaient bien l'animer. Les adultes étaient bien plus faciles à comprendre. Il voulait un robot aujourd'hui, il voudrait une histoire de pirates demain, et Fox n'était pas vraiment bon avec l'inconstance, malgré ses propres instabilités.

Son regard revint vers Kira avec plus de focus ; il changeait de sujet dans un contraste noir et blanc entre ses attitudes de papa débordé et l'étincelle d'intelligence soundain éveillée dans ses yeux.

- Je n'avais pas réalisé que c'était votre boutique dans laquelle il m'emmenait, Mademoiselle Oswald. L'opportunité ne s'était jamais présentée mais j'étais curieux de vous rencontrer.

Même si son aptitude sociale laissait souvent à désirer, Fox tirait une certaine fierté de ses manières ; s'entendre reprendre était désagréable. Il n'avait pourtant pas eu l'impression que Kira était mariée, lorsqu'il avait lu son dossier, mais c'était peut-être arrivé entretemps. Qu'importe, ce n'était pas ses affaires.

- Mes excuses, Madame.

Il avait bien du mal à comprendre le mariage, autrement que comme un contrat. Sans doute que ça n'aidait pas que la mère de son fils ait été un arrangement amical et qu'il y ait trouvé son compte sans jamais devoir s'investir dans une vraie relation, mais ça lui semblait terriblement superflu.

Suivant son regard, il jeta un coup d'oeil à son fils, avec le soulagement de constater qu'au moins il semblait être calmé, hypnotisé par les objets de la boutique.

- Effectivement...

Distrait, il avait commencé à lui répondre avant de se tourner vers elle à nouveau. Il se tut dès qu'il vit l'oiseau, pour une fois réellement surpris. Il fit un pas vers Kira et le lui prit des mains avec révérence. Il s'y était attaché, à ces petites choses.

- Je pensais qu'il avait été intercepté.

Par un duc, certainement, pour l'étudier et le transformer en arme, parce que ses innocents messagers avaient tout le potentiel pour ça et qu'il n'y avait pas un million de choses plus discrètes que des oiseaux mécaniques ridiculement ouvragés.

Fox releva les yeux vers la jeune femme, trop perturbé par sa dernière phrase pour trouver un moyen de lui faire remarquer en douceur qu'elle ne lui avait jamais répondu.

- Vous l'avez démonté ? Il y a plus d'une centaine de pièces.

Où était l'intérêt, s'il n'y avait pas de plumes métaliques distinctes, vraiment ? Avec délicatesse, il écarta lesdites plumes sur le poitrail de l'oiseau pour accéder au mécanisme qui permettait d'encoder les coordonnées de leur destination avec des molettes de chiffres. Tout semblait intact. Il avait du mal à le croire.

Fox se trouvait surpris des reproches qu'elle lui adressait - était-ce de sa faute si son désintérêt n'était pas clair ? Il n'aimait pas la politesse, il y avait trop à deviner en dessous, et il n'aimait certainement pas les absences de réponse. Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir, parce que ce n'était pas comme s'ils se connaissaient, mais tout de même.

- Je vois.

En réalité, il vit mieux quelques instants plus tard, lorsque Kira admit que l'oiseau ne fonctionnait plus. Ça, ça lui parlait un peu plus, ça le fit même légèrement sourire, annulant un peu de sa froideur. Il en tirait une certaine fierté. Immédiatement, il se mit en quête du défaut, avec plusieurs idées en tête.

- Vous donnez bien le change, je ne saurais pas dire tout de suite ce qui ne va pas.

Il déplia doucement les ailes de l'oiseau, avec un soin tout particulier, il écoutait les bruits du mécanisme en parlant distraitement.

- J'en ai construit toute une série, j'avais fabriqué les pièces moi-même. Je sais que certaines ont l'air identiques mais ne le sont pas exactement, elles sont poncées d'un côté ou de l'autre pour réduire la friction. Les assemblages, ça n'est jamais exact.

Relevant les yeux vers Kira, il semblait lui offrir un défi.

- Si vous avez des outils à disposition, je pourrais vous montrer.

Fox voyait bien les outils aux alentours, mais ils n'existeraient vraiment que si elle le voulait, il n'allait pas chercher plus loin.

- Pourquoi pas les deux ?

Fox ne pouvait nier ni l'un, ni l'autre, il avait un perfectionisme débordant et beaucoup trop d'intérêt pour les puzzles - même si la plupart des énigmes étaient trop faciles, maintenant qu'il avait des années derrière lui à s'amuser à résoudre le plus de choses possibles.

Pour le reste, il haussa les épaules.

- Je ne pense pas que ça se vendrait bien, c'est dépassé. Les gens ne veulent pas de l'analogue, pour l'instant, je suis le seul fou que ça amuse. Puis, j'ai toujours les plans et ils sont faits avec des chutes re-fondues, ce n'est pas un énorme coût.

Il ne se rendait pas bien compte que c'était intéressant de par la complexité, car il voyait l'exercice plus clairement que la beauté de l'objet ; il aimait ses créations comme des accomplissements, pas comme de l'art.

Piochant dans la caisse à outils, il en sortit quelques outils dont il pensait que ça fonctionnerait, même si Kira ne pouvait pas avoir tout - il en fabriquait aussi certains lui-même. Il savait exactement où ouvrir l'oiseau, c'était forcément plus facile d'investiguer. Pendant ce temps-là, Kai piocha un bonbon (ou deux, il avait deux mains), et sourit à Kira avec une dent manquante.

- Je vais pas m'ennuyer, je vais re-gar-der !

Ça fit au moins sourire Fox dans sa direction, un vrai sourire de papa attendri. Comme quoi, ça arrivait parfois.

Fox jeta un coup d'oeil aux alentours avec une certaine surprise.

- Vous construisez tout, seule ?

Remplir une boutique était un tout autre but que de passer des mois sur un projet par amusement ; il serait devenu fou à sa place, à répéter les mêmes schémas, à reproduire des choses à l'identique. L'innovation lui plaisait, le travail quotidien, beaucoup moins. Il n'en était pas pour autant dédaigneux, cela dit, puisqu'il avait énormément de tâches de ce genre à remplir, autant dans l'académique que dans le politique - il admirait la patience de Kira et aurait aimé lui en voler un peu.

- Ce n'est pas vraiment "antique" ou "vintage", si je l'ai conçu. Mais j'imagine que c'est une bonne publicité.

Pas qu'il veuille sous entendre qu'elle faisait de la publicité mensongère, c'est juste qu'il en avait l'air.

Son fils était plus doué pour s'attirer les sourires de la jeune femme, il semblait. Kai grimpa debout sur la chaise plutôt que de s'asseoir, pour voir mieux sur le comptoir où Fox avait étalé l'oiseau mécanique tel un poulet prêt pour le découpage.

- Je m'appelle Kai Selwyn, madame !! J'ai six ans !

Il montra à Kira ses deux mains avec fierté, six doigts relevés. Fox s'éclaircit la voix par dessus le petit garçon qui commençait à raconter sa dernière journée d'anniversaire, qui ne datait pas d'il y a si longtemps.

- Je vais expliquer, oui. On se concentre une seconde, bug.

Peut-être que ce n'était pas le surnom le plus courant pour un enfant, mais Kai était le fils à la base non désiré de deux passionnés de technologie, qui l'avaient depuis la grossesse appelé un petit bug. Et le petit bug en question eut un sourire plein de fossettes et de faux remords avant de se concentrer sur la dissection du pigeon.

Fox s'appliqua à extraire deux pièces en particulier, en oubliant complètement d'expliquer après deux mots.

- On serait étonnés, de l'argent qu'il y a à se faire dans les choses pour enfants. C'est impressionnant, dans tous les cas. J'ai souvent besoin d'une deuxième paire de mains.

Fox parlait à la fois du point de vue de quelqu'un qui s'était retrouvé avec un bébé qu'il n'avait pas vraiment vu venir, et de celui d'un parent sans vraie notion de l'argent. Il savait que Kai était gâté, entre lui qui voulait l'apaiser et s'en faire aimer, et leur famille qui voulait compenser l'absence de sa mère - il ne savait juste pas à quel point.

À son explication sur l'aspect décoratif de l'oiseau, il n'avait qu'un son de vague approbation à lui répondre. Il n'avait aucune idée des piques que Kira lui lançait, il se disait qu'elle était juste de nature désagréable - mais c'était quelque chose auquel il pouvait se faire, pour quelqu'un qui partageait ses intérêts.

Kai, lui, ne trouvait pas Kira désagréable du tout, il rit et imita son geste, soufflant sur son propre index un "chut !" un peu baveux. Malgré ses attitudes joueuses, il se montra attentif, cela dit, lui savait très bien qu'il fallait suivre le visuel et ne pas s'attendre à trop d'explications. Il en chuchota même quelques unes lui-même à Kira - même s'il décrivait juste ce qu'il voyait, de manière très approximative - ce qui lui permit de hocher la tête fièrement à sa question.

- Moi, j'ai tout compris !

Il s'était redressé, les mains sur les hanches tel un superhéros.

Son père, par contre, trouvait ça moins drôle. Il adressa à la jeune femme un regard qui remettait habituellement les étudiants au cerveau surchauffé à leur place.

- Oui, je donne cours. Mais généralement, j'ai l'occasion de préparer. Je vous ai invitée à l'université plusieurs fois, ce n'est pas faute de bonne volonté.