La diplomatie. Voilà par quel angle Auguste s'était mis en tête de prendre le Magnus de l'Évolution. Puisqu'il essayait de tous les convaincre au Conseil de rejoindre son opinion en ce qui concerne la pègre, autant commencer quelque part. Et puisqu'ils sont les deux seuls Tempeleurs siégeant pour la population de Dawndale, l'idée qu'ils puissent ressentir un élan de nostalgie et de compassion commun lui avait traversé l'esprit. Flûte, voilà que le moustachu retournait dans ses travers, dans sa naïveté, vestige d'un passé dans lequel Tempelhelm occupait le ciel tel un astre… Tout le monde ne pense qu'à sa gueule ici.

Aucune réunion n'était à l'ordre du jour, pourtant Auguste se trouvait là où elles se déroulaient habituellement. Dans un élan de diplomatie, donc, le Magnus de l'Ordre avait prié celui de l'Évolution de le rejoindre en terrain neutre, pour un tête-à-tête calme et fructueux. Enfin, c'était ce qu'il espérait, mais de ce qu'il avait pu constater de leur précédente réunion, le débat risquait d'être houleux. Les deux hommes n'étaient pas faits pour s'entendre, ni pour travailler ensemble. Leurs visions respectives du monde, de son avenir, n'avaient rien en commun. Et pour être honnête, Auguste pensait de Jacob qu'il n'était qu'un abruti, pour rester courtois, sans s'étendre dans les noms d'oiseaux. Après tout, il faisait partie des responsables ayant amputé l'Arpenteur de sa particularité avec une fausse mise à jour… Auguste serait-il rancunier ? Oh, si peu ! Ce n'était pas comme s'il avait souffert le martyre et risquer sa vie pour avoir le privilège de se téléporter… Alors se voir priver de ce don, cela n'est jamais passé. Quand bien même Jacob a fait amende honorable en aidant Catharsis, quand bien même les Arpenteurs survivants ont retrouvé leur capacité, Auguste n'a pas une bonne estime pour ce type. Dans le genre peu fiable, on ne fait pas mieux.

C'est aussi pour cela que le moustachu préfère entretenir des rapports relativement cordiaux, car allez savoir ce qui se trame dans la caboche de Jacob. Du genre à aller là où l'herbe est la plus verte, servant une idéologie aux antipodes d'Auguste… Il valait mieux s'en faire un ami, plutôt qu'un ennemi. Et il ne se leurrait pas, la tâche sera difficile, voire impossible. Ce qui ajoutait une pression supplémentaire sur les épaules déjà bien accablées du moustachu. Derrière son petit air dandy, son apparente décontraction en toutes circonstances, Auguste anticipait ce moment avec l'autre Magnus. Tout ne se jouera pas aujourd'hui, mais il le savait, ce sera un bon aperçu des futures réunions du Conseil.

Il était en avance, la faute à la pression et le besoin de sentir qu'il organise, gère, mène les rênes de cette rencontre. Il faisait pianoter ses doigts sur la table devant lui, siégeant sur le même fauteuil que durant les réunions en présence de tous les Magnus. Les conseils prodigués par l'éducation de ses parents lui revenaient à l'esprit. Ne jamais être en retard et prendre de l'avance pour prendre l'ascendant sur l'autre. Sauf que l'autre n'en aura sans doute rien à faire et qu'il ne doit pas ressentir autant de pression au sujet de cette entrevue…

Son Olid lui signala un nouveau message. Terrence s'inquiétait de savoir si Jacob allait honorer cette invitation. D'un simple emoji soulevant les épaules, Auguste répondit à son homme de main, garde du corps, appelez cela comme vous voulez. Il passa son Olid en mode "ne pas déranger", alors que des bruits de pas lui indiquaient l'arrivée imminente de l'autre Magnus. Par courtoisie, le moustachu se leva de son siège et il inclina légèrement la tête pour saluer son vis-à-vis.

- Bonjour Jacob, merci pour le déplacement. Ce ne sera pas long, je ne veux pas te priver de ton temps.

Il ne voulait surtout pas voir sa tronche trop longtemps, mais ça, il se garda bien de le lui dire. Indiquant le siège du Magnus de la main, il reprit place sur le sien et ouvrit les hostilités.

- Je souhaiterais que l'on parle entre Tempeleurs de l'avenir de Dawndale. Cela ne peut plus durer en l'état, il nous faut agir de concert. Notre histoire nous a montrés qu'on ne peut pas laisser une situation gangréner indéfiniment.

Il n’était pas du genre à se formaliser pour pas grand-chose, mais tout de même, l’attitude de Jacob avait tendance à lui faire friser la moustache. Si Auguste s’attendait fort bien à ce que son vis-à-vis ne prenne pas la peine de le saluer en retour, il n’imaginait pas qu’il serait autant antipathique. Une once d’espoir qui venait de s’envoler, le Magnus de l’Évolution n’est pas fichu d’être un minimum cordial. Admettons qu’il ait déjà tout donné en honorant cette invitation à converser...

- De concert, oui.

Il était sur le point de faire un petit point dictionnaire, de lui balancer des synonymes, de manière quelque peu agacée, mais bizarrement, il sentit que cela ne serait guère productif. Faire preuve de condescendance envers l’homme masqué n’était sûrement pas l’idée du siècle. Ainsi, le Magnus de l’Ordre s’abstint de tout commentaire. L’idée n’était pas de l’humilier, mais bel et bien d’en faire un allié, dans le meilleur des mondes.

- M’adresser au Commissaire…

C’était une blague et elle n’était pas franchement drôle. Autant pisser dans un violon, ou comme le moustachu aime si bien le dire, gueuler dans le cul d’un poney. Le Commissaire est clairement rangé du côté de la pègre, c’est un fait connu de tous les Magnus. La remarque était une belle preuve d’hypocrisie, un aveu de je m’en foutisme assumé qui horripilait Auguste. Ses poings se refermèrent sur les accoudoirs de son siège, un peu trop fort, si bien que leurs jointures blanchirent.

- Autant toquer à la porte des Ducs et de leur demander d’arrêter leur simagrée de vilains garnements.

Cela était plus fort que lui, quand bien même il prenait la décision d’être le moins piquant possible, cette absence de réaction de ses compères Magnus lui provoquait presque une crise d’urticaire. Passablement agacé, il trouva un peu de réconfort dans son habitude de tripoter sa moustache pour la brosser.

- Croyez bien, Monsieur Lindworth, que je n’attends pas de vous de me trouver une milice bourrée d’intelligence artificielle pour m’aider à lutter contre la criminalité qui ronge Dawndale.

Et quand bien même son vis-à-vis pourrait lui fournir une telle armée, Auguste n’en voudrait tout simplement pas. Car si le Magnus de l’Évolution ne voit aucun inconvénient à perdre toute humanité pour accéder à une perfection dénuée d’émotions, de sentiments, de vivant tout simplement, celui de l’Ordre préférait mourir que de voir le monde sombrer dans ce qui ressemble à un très mauvais roman d’anticipation. Pire encore, il fera tout son possible pour empêcher une telle dystopie.

- Effectivement, nous ne partageons pas la même vision du monde et nous avons déjà eu quelques occasions pour nous en rendre compte. Néanmoins, la question de la sécurité de Dawndale, de votre sécurité par la même occasion, me semble essentielle.

Il marqua une pause, cherchant quelques instants ses mots.

- Sans sécurité, comment nous concentrer sur ce qui nous menace ? Hakar ne risque pas de tomber, mais le continent risque l’invasion. La violence, la guerre, les trafics en tout genre, l’infection et ses créatures. Si à l’échelle d’une nation nous ne sommes pas capables de réguler la mauvaise graine, il n’y aura aucun avenir possible. Je ne vous demande ni de prendre les armes personnellement, ni d’abandonner vos convictions. Je vous demande de considérer que l’évolution que vous imaginez n’existe que dans un avenir hypothétique dans lequel nous survivons.

Il s'enfonça dans son siège, laissant le silence faire son effet. C'était terriblement agaçant, car l'attitude naturelle de Jacob ne laissait rien transparaître et le masque qui ne quittait jamais son visage n'aidait pas.

- Nous sommes les deux seuls Tempeleurs à siéger à ce conseil. Si nous ne trouvons pas une forme d'entente, je doute que nous puissions réellement avoir un quelconque poids auprès des quatre autres Magnus. Et vous vous doutez bien que vous avoir pour allié me permettrait d'être plus percutant auprès des autres.

L’espoir, il le caressa quelques instants. « Vous avez raison » avait dit le Magnus. Écarquillant très légèrement les yeux, l’Havilliard s’attendit tout de même à un rebondissement de la part de son vis-à-vis. L’affaire ne serait pas si facilement bouclée avec un beau discours et quelques remarques pertinentes. Jacob préparait lui-même ses arguments. Si la cruauté infligée aux fervents croyants d’Omni sur Tempelhelm semblait être un sujet sensible pour Jacob, il ne voyait ici aucun parallèle sur Hakar et dégageait une forme de sérénité.

Mais la situation était-elle réellement différente ? L’envie de lui démontrer le contraire lui brûlait les lèvres, son sang sous sa peau était en ébullition et l’émotion lui donnait presque envie de faire gronder la Terre. Coupé dans son élan pour contre-attaquer, il laissa au Magnus la parole pour poser ses questions, car s’il n’était ni le plus poli, ni le plus avenant, il avait eu la décence d’écouter ses propos sans l’interrompre.

Et l’ébullition reprit dans ses veines. Son deuxième poing rejoignit l’autre accoudoir pour s’y tenir fermement, trop douloureusement.

- Venez-vous de parler d’équilibre, ou bien mon audition baisserait-elle avec le temps ?

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Jacob semblait approuver la place des Ducs, permettant alors à Dawndale de trouver une forme d’ordre. La pègre était jugulée sous l’impulsion de trois personnes et c’était une solution convenable. Le Magnus de l’Ordre ne pouvait pas se résigner à ne serait-ce qu’entendre ce point de vue.

- Comment trois individus autoproclamés « Ducs » peuvent-ils nous apporter la moindre sécurité, quand leurs domaines de règne impliquent la violence, la drogue, le trafic d’armes et d’humains et une justice sans foi, ni loi ?

Lorsqu’il ne parlait pas, sa mâchoire se serrait si fort qu’il craignait que ses dents ne se fissurent sous la pression. Au bout de ses doigts, qu’ils sentaient à peine tant la douleur et la crispation anesthésiaient ses sensations, un picotement se manifestait à l’idée d’implorer la violence de la Terre. Une simple secousse, un craquement, quelque chose pour que sa colère se dissipe ou tout moins s’atténue...

- Comment une société civilisée, conseillée par six individus que le peuple peut plébisciter, supposés excellents dans un domaine particulier, peut-elle accepter un coup d’état que le conseil accepte de manière tacite ?

Alors qu’il sentait le sol sous ses pieds à peine trembler, Auguste arracha ses mains des accoudoirs. Pris d’un élan inexplicable, sûrement une accumulation d’adrénaline, il se leva d’un bond de son siège. Faire quelques pas lui faisait gagner du temps et baisser la tension. La pièce en était saturée et le calme apparent de Jacob l’irritait fortement.

- Non, je ne pense que nous ayons trouvé le moindre équilibre dans cette situation. Non, je ne suis pas satisfait de cette situation et de laisser à trois ordures les droits de régner comme bon leur semble, sous prétexte qu’ils inspirent la peur et la soumission. Je ne suis pas venu poser mon cul sur ce siège pour rester de marbre quand on m’implore de changer la situation, car un oncle, une sœur, le voisin, est mort, par simple choix d’un Duc, ou devrais-je dire, d’un délinquant.

Puisque le calme ne revenait toujours pas en lui et qu’il sentait la Terre prête à frémir, il continua de faire les cent pas autour des sièges du Conseil.

- Ma prérogative n’est pas d’accepter le désordre, l’injustice et le chaos. Vous pensez que la situation à Dawndale n’est pas comparable avec celle de Tempelhelm, vous vous trompez gravement. Vous n’avez pas eu l’honneur de suivre les conseils des Hérauts, debout à côté de celui de la Terre. Vous n’avez pas eu la chance de les voir mettre tout en œuvre pour protéger les civils de la fureur et de la violence de Nemesis. Ces mêmes civils qu’aujourd’hui vous estimez sains et saufs quand un groupe à contre-courant de sa nation décide par lui-même de ce qui est juste ou non, de qui doit vivre ou mourir. Les Hérauts ont autrefois tenté de réguler la situation en repoussant l’ennemi dans l’Undestadt. La suite, vous la connaissez. Ici, les Ducs vivent librement et s’attribuent des territoires pour lesquels ils n’ont aucune légitimité. Sincèrement, vous ne voyez pas un parallèle avec ce que nous avons vécu avant la Chute ? Que vous manque-t-il pour comprendre ? Que les trois Ducs débarquent ici et siègent à nos places, faisant de nous leurs esclaves ? Il vous faut peut-être un exil forcé dans la forêt calcinée pour comprendre ?

Il en avait vu des conseils de Hérauts, beaucoup. Ils avaient même connu divers Hérauts. Le calme n’avait jamais réellement fonctionné entre eux en temps de crise, alors à quoi bon mâcher ses mots ? La situation, la tension, tout était étouffant pour lui. Il ressentait ce besoin impérieux d’ouvrir toutes les fenêtres, de créer un courant d’air, une bourrasque, pour remplir ses poumons. La détresse de Dawndale le prenait aux tripes. Au lieu de s’approcher de ses fenêtres, il tenta de retrouver le calme dans le confort de son siège.

- Je n’ai jamais caché mes intentions. Je souhaite faire la guerre aux Ducs, je souhaite les anéantir et démanteler leur règne, leur trafic, supprimer la crainte qu’ils inspirent, remobiliser les forces que nous nous efforçons de réserver à la traque de ces délinquants. Lorsque nous en seront débarrassés, nous pourront enfin nous préoccuper du chaos dans le ciel. Occupons-nous de celui qui nous est le plus proche, sur Hakar, avant d’avoir l’arrogance de regarder plus haut que nous. D’abord les Ducs, puis l’infection. Ensuite, nous aurons le bonheur de n’avoir que les Dieux pour seule préoccupation.

Surtout Omni, mais en ces terres sans foi, il s’abstint de rappeler ses croyances.

Auguste réalisa soudain que sa bouche était sèche, que la soif se faisait ressentir et la tension n’arrangea rien. Voilà maintenant que son esprit focalisait dessus, bien qu’en apparence, il portait le masque d’un homme plutôt happé par la conversation. Il détestait ces instants où l’attention est détournée par des détails et que la pression les rend insoutenables. Il pourrait bien se téléporter en quelques secondes pour récupérer de l’eau, mais l’instant n’était pas propice. Le silence et l’immobilisme du Magnus face à lui, qui d’ordinaire le mettait hors de lui, ne parvinrent pas à le distraire. De longues secondes s’écoulaient avant que Jacob ne daigne rétorquer quoi que ce soit.

L’Havilliard n’était pas un homme violent, mais entendre de la part d’un individu pareil qu’il n’avait fait qu’essuyer des échecs auprès de Galmor, c’était une terrible injustice. Son esprit divagua très rapidement, imaginant le moustachu poser ses mains autour du cou de l’autre Magnus et de serrer, encore et encore, prenant appui dans le sol, invoquant la puissance des plaques sans cesse en mouvement dans les profondeurs de cette terre, pour que sa force grandisse et qu’il tire une certaine satisfaction dans cet étranglement.

Ce n’était pas lui, ce n’était pas le père modèle qu’il voulait incarner pour Andrew. Il chassa rapidement cet aveu d’homicide volontaire de ses pensées. Il devait plutôt voir la pertinence des propos de Jacob, plutôt que le potentiel vexant derrière ces mots. Auguste n’était pas parfait, infaillible. Comme beaucoup avant lui, il avait fait des erreurs et des choix mauvais, comme beaucoup feront après lui également. C’était malgré ses défaites que nombre de ses partisans avaient choisi de le soutenir. Car il avait vu et vécu la Chute et avait le potentiel d’apprendre des erreurs des uns et des autres. Ses échecs n’étaient une faiblesse que pour ses détracteurs. En vérité, ils étaient une force et il préférait les considérer ainsi.

Il ne cacha pas sa peine dans son regard lorsque Jacob fit mention de la triste fin de son cher Héraut. Que son âme trouve la paix, puisque son corps n’avait pas pu être extirpé du fin fond de l’océan. L’Havilliard ferma les paupières quelques instants, profitant du silence de son vis-à-vis entre deux arguments, pour formuler dans son esprit une petite prière à l’attention d’Omni, l’Unique.

S’il en avait pris pour son grade, les Ducs n'étaient pas non plus épargnés. Ce n’était pas si déroutant de la part de Jacob, qui n’avait de considération pour l’ego de personne. Très tourné vers le factuel, plutôt que dans l’émotionnel, il n’avait aucun problème à taper sur l’un, puis sur l’autre, alors même que sa paume était encore rouge vif de sa précédente claque. Cela aurait pu faire « plaisir » à Auguste, s’il ne trouvait pas le personnage face à lui simplement antipathique, détestable. Bien que son raisonnement soit tout à fait pertinent, l’Havilliard n’était pas totalement d’accord. Il lui laissa néanmoins la parole pour finir son argumentation. Jamais ils n’avaient pu autant échanger en présence des autres Magnus.

La balle était revenue dans son camp et il s’en saisit sans peine.

- Votre influence nous permettrait de faire front commun. Je ne parle pas seulement à l’échelle de Dawndale, mais sur l’ensemble du continent. Alors que j’évoquais principalement les questions épineuses des Ducs et de l’infection, vous en apportez une troisième sur cette table : la monarchie de Greygarde. Dois-je lire entre les lignes que vous craignez plus pour vos intérêts face aux fidèles d’Éclipse, une menace avec qui nous entretenons officiellement des rapports cordiaux, plutôt que ce qui grouille sous vos yeux, sur nos terres ? Il réfléchit quelques instants. Je ne les porte pas dans mon cœur, ce sont des fanatiques, rejoints par des terroristes. Il n’y a rien de bon à tirer de ces gens-là et j’imagine qu’à chaque pet de travers dans l’intestin de la monarchie, Dawndale peut de nouveau être le théâtre d’un nouveau chapitre de l’Aube Rouge. Est-ce donc ce que vous craignez le plus ? Que tout ce que vous créez soit détruit, que votre œuvre n’aboutisse à rien et que vous disparaissiez dans le silence et le mépris ?

L’Havilliard se concentra sur les traits du visage de Jacob qui n’étaient pas cachés derrière son masque. Il n’en tira rien. Agacé de ne pouvoir lire la moindre émotion chez cet homme, il lâcha :

- Si votre intérêt est de faire sauter la monarchie voisine pour mener à bien vos projets, nous pouvons nous entendre sur ce point.

C’était extrême et cela n’incombait sûrement pas aux Magnus d’une autre nation, mais s’il fallait abolir la monarchie voisine, oui Auguste en serait capable. Ce n’était qu’un pot-pourri de fous, de fanatiques, rappel d’une ère de violence dans les cieux. S’il était prompt à mettre un pied dans les autres nations pour passer des accords de paix ou pour de simples visites diplomatiques, il faudrait une grande motivation au moustachu pour aller à la rencontre de ces « individus ». Son mépris à l’égard de Greygarde n’avait rien d’un secret, après tout, il restait un fervent croyant de l’Unique.

Le Magnus de l’Évolution semblait plus nuancé, moins prompt à une solution radicale au sujet de la monarchie. Soit, ne pas leur faire la guerre était tout aussi bien. Auguste voulait surtout sécuriser la population de Dawndale et Greygarde n’avait pas ou peu de comportement belliqueux à leur égard, bien que cela ne soit que des apparences pour le moment. Il n’était pas non plus pour attiser une nouvelle Aube Rouge. Simplement, si un accord entre les Magnus voyait le jour, ou carrément entre nations, Auguste ne s’y opposerait pas.

Il se retint de claquer sa langue, exaspéré d’entendre une énième fois dans la même conversation que son projet n’intéressait pas ou guère l’autre Magnus. L’impression de tourner en rond était forte, redondante, épuisante. S’il devait à nouveau argumenter, Auguste ne saurait plus quoi ajouter. Mais enfin, son vis-à-vis lui assura son soutien en cas d’échange équitable, ce qui était plutôt logique. Restait encore à connaître ses ambitions et la suite, et bien, elle faillit faire s’étrangler le moustachu.

Sentant une sueur froide prendre du terrain, il était accablé de souvenirs douloureux. Un passé assez lointain pour qu’il ne le hante pas toutes les nuits, mais tout de même bien trop important pour que son éthique et son corps ne s’emballent pas en entendant de tels propos.

- Vous voulez des « sacs de viande » …

Il n’était pas certain de l’avoir bien compris, alors son réflexe fut de répéter ses propres mots. Et puisque Jacob ne le corrigea pas, il devina qu’il avait malheureusement bien entendu la contrepartie qu’il espérait. L’Havilliard sentit son déjeuner remonter et une fine pellicule de sueur sur chaque centimètre de sa peau.

Pendant ce qui devait être plusieurs minutes, il posa ses pouces sur ses paupières. Une façon de fuir la conversation et d’espérer mettre un terme à tous ces flashes de souvenirs qui se bousculaient dans son esprit. Jacob voulait faire des expériences, encore, comme du temps de Tempelhelm. Il n’avait pas eu le bonheur d’infliger à Auguste le protocole pour le doter de la capacité des Arpenteurs, mais les autres bras-droits, eux, plus jeunes, étaient passés entre ses doigts. Son vis-à-vis ne se lassait donc pas de torturer des âmes. Il aurait dû s’y attendre, le type face à lui en est lui-même dépourvu.

Le moustachu se frotta le visage, ce dernier avait pâli. S’il était soudain apparu faible aux yeux de son vis-à-vis, il n’en avait que faire. Lui, au moins, était un humain doué de sensibilité.

- Je ne peux tout simplement pas accepter une compensation de ce genre, en ces termes.

Alors qu’il luttait pour que son corps entier ne cède pas face à la crise d’angoisse qui le menaçait, ses yeux, plein de mépris, se posèrent sur le masque de l’individu sans foi ni loi face à lui.

- Je ne parlerai pas d’éthique, car je doute que ce mot ait du sens ou la moindre importance pour vous. Je ne vous rappellerai pas non plus que j’ai moi-même subi des expériences semblables à de la torture pour devenir un Arpenteur. Je ne voudrais surtout pas vous donner l’occasion d’exprimer le regret que je ne sois pas passé entre vos mains et d’avoir eu l’occasion de faire « mumuse » sur moi.

Jacob n’avait tout simplement rater de l’état du moustachu, alors ce dernier voulait déverser un peu de son venin, par esprit revanchard.

- Si j’accepte ce marché, je perds la confiance de tous ceux qui me soutiennent et je deviens un individu dans votre genre. Si je refuse, je perds un allié de poids pour convaincre les autres que mon projet est nécessaire et je mets en danger tous ceux qui me soutiennent.

Il réprima l’envie une nouvelle fois de frotter son visage, d’appuyer sur ses paupières, de chasser toutes ces bribes de souvenirs qui le perturbaient terriblement.

- Je vois bien que je dois couper la poire en deux, alors voici mes conditions pour votre contrepartie : un référendum. Je demande, en ma qualité de Magnus de l’Ordre, l’avis des citoyens afin d’être totalement transparent. « Êtes-vous pour ou compte que certains criminels soient considérés comme des cobayes et mis au service du Magnus de l’Évolution ? ». Ne serons éligibles que les pires ordures ou des volontaires qui, en échange de leur vie, laveront leur dette envers la société, laveront le nom de leurs proches et seront graciés par la justice. Si les citoyens votent pour, il serait de bon ton que vous utilisiez ses vies pour également faire avancer les recherches contre l’Infection.

Il avait envie de vomir ses tripes et de se flageller, mais il était à peu près sûr que n’importe qui lui dirait « c’est ça les responsabilités et la politique ». Il se décevait lui-même, mais soudain, il avait l’impression d’être dans une terrible impasse. Il retint ses boyaux là où ils se trouvaient et déclara une dernière fois :

- Si les citoyens sont contre, aucun accord ne sera possible entre vous et moi.

Si l’entente n’était auparavant pas possible, aujourd’hui, un véritable mur d’une épaisseur infinie semblait se dresser entre les deux Magnus. Rien de ce que pouvait dire celui de l’Évolution ne pouvait empêcher celui de l’Ordre de ressentir un profond dégoût pour sa personne. A mesure que son vis-à-vis s’exprimait, répondant à cette contre-proposition qu’il balayait tout simplement, le visage d’Auguste n’avait plus rien d’un politicien se pliant à la diplomatie. Sa grimace était bien là. Il le jugeait, il le méprisait. En sortant de la salle du Conseil, peut-être qu’il le vomira. Pour le moment, il devait l’entendre déblatérer un énième discours qui lui provoquait des réactions bien visibles.

- Je me fiche bien de savoir que je suis intelligent à vos yeux. Je n’ai simplement pas l’impertinence de me penser supérieur au « commun des mortels », groupe auquel vous appartenez, malgré votre dégoût pour votre propre race. Ne méprisez pas trop vos congénères, ils sont suffisamment évolués pour vous réduire à l’état de cendre si vous continuez sur votre lancée.

Et s’il le pouvait, il aimerait se trouver une petite place dans le lot d’humains décidant de se débarrasser de cet individu. Car oui, il était prêt à se salir les mains, si le but était de s’approcher un minimum de ses convictions.

- Vous amenez le progrès, mais à quel prix… Si je suis outré par vos méthodes, je suis prêt à y accéder moyennant simplement de la transparence. Pourtant, vous imaginez sans peine que j’ai de bonnes raisons de ne pas vouloir céder à votre barbarie. Vous parlez d’un passé qui ne concerne que les Tempeleurs survivants. Vous ne connaissez rien des natifs d’Hakar. Vous ne connaissez rien du passé des civils de Dawndale. Vous refusez tout simplement de les laisser s’exprimer au travers d’un vote qui serait l’occasion de rendre publiques et légitimes vos actions. Vous préférez agir dans l’illégalité, l’ombre, le secret. Finalement, vous ne devriez pas vous accorder sur ma position, les Ducs pourraient combler tous vos désirs et plus encore.

Pour l’un comme pour l’autre, tout avait été déballé dans son intégralité et le débat arrivait à son terme. S’il avait envie de l’insulter, peut-être même de le frapper, Auguste n’en fit rien. Car, au fond de lui, une réplique de sa chère sœur Violet, disparue il y a bien des années, lui revint à l’esprit : « On ne frappe pas la merde, ça éclabousse. »

- Je choisis de faire avec les miens, c’est-à-dire sans vous.

Sur ces bonnes paroles, il se leva de son siège, déterminé à quitter la chambre des Magnus, accompagné d’un tremblement dans le sol sous ses pieds. C’est que la Terre sentait sa colère, son dégoût et sa rage. Tout ceci pour rien, quelle perte de temps et d’énergie. Et puis, il s’en voulait d’avoir été vulnérable, de ne pas avoir pu contenir l’émotion de son corps, revivant les expériences pour devenir un arpenteur. Cet être abject ne méritait pas d’assister à ses faiblesses.

- Bonne journée, Magnus de l’Évolution, nous nous reverrons à la prochaine réunion.