S’il est logique de penser qu’une thérapie universelle n’a aucun sens, c’est pour une raison simple : chaque individu est différent. Bien entendu, les cas similaires pullulent ; mais oser avancer qu’on guérit les maux avec le même traitement pour chacun… c’est une pensée dangereuse.

Au fil des années, tu as connu une pléthore de patients. Et il y a toujours un petit détail qui les différencie. Leur passé, leurs motivations, leurs façons d’appréhender vos séances. Il y a toujours un élément inattendu.

Ce que tu apprécies tout particulièrement, c’est les premières fois. Lorsqu’ils décident de sauter le pas et la raison qui les motive. Car il est évident que tous ne viennent pas en courant, tous ne se délectent pas de chaque moment passé avec toi. Il y en a, certes, mais il y a aussi les autres. Ceux qui viennent à reculons, ceux qui déambulant dans la salle d’attente en quête de la moindre excuse pour te poser un lapin… à chaque jour suffit sa peine.

Les récalcitrants sont ceux que tu préfères. C’est pour une toi une fierté de les faire revenir ; l’étape primordiale pour trouver une solution à un problème… c’est tout simplement de reconnaitre son existence. Une fois qu’ils prennent conscience que quelque chose cloche, c’est à ce moment-là que tu peux réellement faire ton travail.

Bien entendu il n’est pas rare que certains viennent tout simplement parce qu’on leur a dit de venir. Et lorsque tu découvres un nouveau visage… bien que ce soit intrusif, c’est ce que tu cherches à savoir avant d’aller plus loin.

En parlant de nouveauté, c’est une tête rousse inconnue au bataillon qui se présente à toi. Elle entre dans ton bureau après avoir été appelée par ta secrétaire et tu l’invites à s’installer face à toi. Un sourire mêlant politesse et complaisance plus tard, tu te présentes à elle :

─ Madame Lindworth, je suis enchanté de faire votre connaissance. Je me permets de me présenter, pour la forme : Nina Tir Ná Lia.

De nouveau un sourire, plus maigre que le précédent. Être avenante est une chose, mais sourire à pleine dent à chaque occasion n’a rien de rassurant.

─ Bien. Comme il s’agit de notre première séance, j’aimerais que vous me parliez un peu de vous pour commencer. Si vous ne vous sentez pas d’entrer dans les détails, ne le faites pas. L’important c’est que vous alliez à votre rythme.

Tu te dois d’être curieuse ; d’entrer dans les détails même déplaisants s’il le faut… mais sans brusquer. L’information ne doit pas être extirpée, mais donnée sciemment. Les premières minutes sont déterminantes sur l’approche que tu vas utiliser… alors tu observes en silence ; l’œil de lynx qui ne manque pas la moindre information que tu peux glaner. Le diable est dans les détails.  

Il n’était pas rare de voir certains patients prendre leurs aises rapidement… mais là c’en était presque trop pour toi. Un débit de parole effréné et chaotique ; une ribambelle d’informations que tu glanais d’ordinaire au compte-goutte. Tu ne saurais dire si c’est généreux ou mesquin.

Néanmoins, tu n’es pas de ceux qui font de leur première impression un jugement ferme et définitif. Tu prêtes une oreille attentive et tu grappilles chaque petit détail de ses frénétiques tirades. Euphemia parle beaucoup, peut-être trop… mais pas pour toi. L’on pourrait penser que tu éprouves des difficultés à suivre son rythme, mais il n’en est rien.

Tu gardes un visage neutre, esquivant ses questions rhétoriques avec un simple haussement d’épaules. Tu remarques notamment qu’elle a une façon unique et saugrenue de voir la fraternité entre les membres d’une famille… une vision que tu ne partages pas.

Mais le plus important, elle l’admet, c’est ce qui l’a poussé à venir te voir. Elle ne vient pas de son propre chef, mais parce qu’on l’a poussé à ta rencontre. Les « douleurs, cris et bruits » sous son crâne n’ont pas été les éléments déclenchants son envie de venir consulter. Dans un sens, elle ne fait que répondre à une demande de sa famille ; sans doute qu’elle n’attend rien de votre échange, qu’elle pense n’avoir pas besoin de toi.

C’est même presque si elle rejette la moindre idée d’une thérapie, proposant limite un échange entre elle et son mari. Tu laisses planer un silence, puis tu rétorques :

─ Et pourtant vous êtes là et pas lui.

Et à ce titre, c’est elle dont tu vas t’occuper et personne d’autre. Tu rebondis d’ailleurs sur l’événement qui a amené son entourage à l’encourager de consulter.

─ Vous donnez l'impression de parler de votre accident avec détachement… presque comme si c’était arrivé à une autre personne ; comme s’il était anodin. Pourtant, si j’ai bien suivi, c’est suite à cela que votre entourage vous a en quelque sorte… poussé vers moi. À vous écouter, vos proches s’inquiètent, mais pas vous, pourquoi cela ?

Et puis il y avait le reste.

─ Quant à vos douleurs crâniennes, elles se sont manifestées après l’accident ? Ou bien elles étaient déjà là et n’ont fait que s’accentuer ?

Tu t’attends de nouveau à un tsunami en réponse, pour autant tu restes d’un calme effarant. Il n’y a plus d’inattendu lorsque tu t’y es préparée. Plus tu la fais parler, plus tu pourras comprendre le problème. Tu as l’impression d’être face à un gros sac de nœuds que tu dois démêler ; l’issue d’un labyrinthe qu’il faut trouver. Le genre de séance qui justifie ton amour pour ton métier. 

On ne s’ennuie jamais dans ton métier. Jamais. On pourrait croire que la routine finit toujours par s’installer… mais dès que c’est le cas, il y a toujours cet élément de surprise qui frappe à ta porte. Face à l’inconnu, loin de rechigner, systématiquement ça t’intrigue.

Face à toi, tu as un spécimen particulièrement fascinant. Un qui ignorait encore les raisons de sa venue, qui avait été poussé vers toi dans le but de les trouver et les comprendre. Euphemia se demande bien ce qu’elle fout là, ça se voit sur son visage. Elle pense probablement n’avoir rien à faire ici… beaucoup l’estiment d’ailleurs.

C’est une vision parfois péjorative que ton métier émane ; parce que les gens n’aiment pas les problèmes. Même reconnaître qu’ils existent est compliqué. Ils pensent que ces tares sont des tâches sur une toile déjà peinte ; une salissure. Toi tu vois ça comme un coup de pinceau de plus qui vient égayer la toile plutôt que la gâcher.

Euphemia se dit réparée, mais l’est-elle vraiment ? Physiquement peut-être, mais qu’en est-il du reste ? C’est à vous de le découvrir et cette idée te réjouit autant qu’elle te stimule. C’est quand elle te parle de l’or dans ses iris que tu répliques :

— Je n’ai pas pu m’empêcher de les remarquer oui… tu te penches en avant pour mieux observer. Le compliment part sans que tu ne puisses le retenir : ils sont très jolis.

Un sourire bienveillant, puis tu la laisses reprendre. Ce n’est pas à toi de faire toute la conversation… et tu n’as jamais eu peur des silences, ce qui ne semble pas être le cas de ton interlocutrice. Tu remarques qu’elle gesticule souvent, qu’elle ne semble pas pouvoir tenir en place. Sans savoir ce qui la démange tant, tu veux poser la question, mais voilà qu’elle te coupe l’herbe sous le pied.

Tu vois sa question comme une tentative originale de reprendre le contrôle, d’éviter de parler d’elle comme si elle avait peur de l’introspection. Néanmoins tu te montres patiente et conciliante :

— J’aurais tendance à dire que ça serait contre-productif de parler des autres plutôt que de vous, mais… c’est votre choix. Je ne suis pas là pour vous imposer des choses ; vous pouvez parler de ce que vous voulez.

Un regard amusé, un sourire de plus et tu reprends :

— Très souvent il y a une sorte de… malentendu sur le but de mon métier. Très souvent l’on s’imagine que j’attends quelque chose de mes patients, que la pression est autant sur eux que sur moi pour réparer ce qui est cassé.

Les épaules se haussent, le ton se veut plus doux que d’ordinaire, mais tout autant inquisiteur :

— Je peux vous appeler par votre prénom ? Tu attends sa réponse puis reprends : ce que les autres attendent de vous, à cet instant ça n’a aucune importance. Peu importe ce qui vous a amené à moi, qui dans votre entourage vous a poussé à consulter, ça m’est égal. Ce que je veux entendre c’est votre opinion, ce que vous attendez de cette séance… et des autres si l’on est amené à se revoir. Alors non, ça ne me dérange pas que l’on ne parle que de vous, c’est plutôt ce que je recherche.

Mais ?

— Pour autant, ce n’est pas interrogatoire, la discussion se doit d’être organique. Que diriez-vous d’un compromis ? Chacune pose des questions à l’autre et voyons où ça nous mène ? Entre ces quatre murs, je vous garantis une honnêteté sans faille et une discrétion à toute épreuve.

Tu entends que le risque est grand, que parler de soi même dans le cadre du secret professionnel peut être intimidant. Mais tu sais aussi que les langues se délient plus facilement lorsqu’elles sont libérées de certains freins.

Le changement s’opère vite, peut-être même trop. Les émotions d’Euphemia semblent rythmées comme un métronome passant d’un extrême à l’autre à une vitesse vertigineuse. Elle passe d’une agitation hyperactive à un calme plat comme si elle venait d’être anesthésiée.

Tu te doutes que tu y es pour quelque chose ; que tes mots ont presque eu l’effet d’un électrochoc. Tu remarques qu’il est bien plus agréable de discuter avec une patiente qui s’arrête enfin de gesticuler comme si quelque chose la démangeait.

Pourtant tu ne juges pas, pas plus que tu ne lui fais remarquer son comportement. Ton rôle est d’analyser avant d’arriver à la moindre conclusion. Et quand bien même tu devines le mal qui pourrait la ronger — si toutefois il existe — chacun guérit à son rythme. C’est à toi de t’adapter aux autres et pas le contraire.

Elle prend ses aises, tu n’objectes pas. Puis elle te questionne, comme convenu. Naturellement, un question sur ton mariage t’oblige à un léger mouvement de recul, comme si tu voulais accroître la distance entre vous.

Tu ne sais si cette indiscrétion est voulue, mais tu lui as promis l’honnêteté ; ce serait un comble de rompre ta promesse à la moindre question qui te dérange. D’autant que tu n’as pas à mentir, pas plus que tout dire.

— J’ai été mariée. Mais c’était il y a longtemps. Parfois les choses ne se passent pas comme on le souhaite… ce fut le cas pour mon mariage.

Tu as su ce qu’était d’aimer aveuglément ; aimer à perdre la raison et abandonner tout ce que l’on est. Tu pensais que la personne avec laquelle tu voulais partager ta vie te comprenait mieux que quiconque, qu’il te suivrait jusqu’au bout du monde s’il le fallait.

Tu as aimé si fort que tu voyais votre relation comme un roc inébranlable ; tu as été confuse quand tout a commencé à s’effriter. Puis ce fut la peine et la colère lorsque ton cœur s’est brisé aussi violemment que tes os. Incapable d’affronter ses propres faiblesses, ton mari a rejeté la faute sur toi… et longtemps tu as cru que le problème venait de toi.

Longtemps tu as cru que tout était de ta faute, qu’Omni t’avais puni pour des fautes que tu avais toi-même ignoré, que tu avais délibérément dissimulées aux yeux de tous pour éviter la honte.

Il a fallu un temps plus long encore pour reconstruire ce qui avait été brisé. Les morceaux s’étaient éparpillés et tu pensais ne jamais les retrouver, encore moins les recoller. Mais au final… ce qui ne t’a pas tué t’a rendue plus forte.

Et quand Euphemia te questionne sur la perte de soi… tu prends une longue inspiration avant de répondre, te penchant en avant, cherchant son regard doré.

— J’ai connu trop tôt les choses qui font d’une fille une femme. Beaucoup trop tôt. Au moment de mon divorce, j’ai eu l’impression d’avoir été frappée par la foudre. J’ai été confuse quand mon mari s’est retourné contre moi… quand il s’est mis à me haïr, à rejeter ses fautes et ses faiblesses sur moi.

Alors que tu n’avais jamais pu guérir de la perte de votre enfant, ce fut inhibé par la peur d’en perdre un autre que tu te refusas à essayer de nouveau. Ce fut le premier sujet de discorde, qui ne fit qu’en entrainer d’autres, jusqu’à ce que le poids des reproches devint trop lourd pour vous deux.

— Je l’aimais beaucoup trop pour le contredire et j’ai fini par croire que j’étais responsable, que je méritais… ta gorge se serre, tu te montres plus évasive : ce qu’il faisait. J’ai fini par perdre confiance en moi, si bien que je pensais ne plus avoir ma place sur cette terre ; je voulais disparaître, pour de bon.

Mais tu as survécu.
Plus forte que jamais après des années passées à t’endurcir.

— Mais je suis là. Et je ne compte plus laisser quiconque juger la valeur de ma vie. Plus personne n’aura ce droit.

La voix se craquèle légèrement, tu racles la gorge pour tenter de dissimuler l’émotion qui t’a submergé l’espace de quelques secondes, ne comprenant pas ce qui t’a poussé à t’ouvrir à elle de la sorte. Mais tu n’as plus peur d’être vulnérable comme avant.

— Mon tour ? Tu cherches l’approbation dans ses yeux avant de reprendre : vous avez vraiment l’impression d’avoir été « réparée » ? Vous êtes certaine que c’est aussi… simple que ça ? Je suis curieuse de savoir ce que vous ressentez vis-à-vis de ces membres que ne sont pas vraiment les vôtres, comment vous vous voyez réellement ; vous voulez bien consentir à m’en parler davantage ?