Le sommeil avait été pénible, mais profond.
Elle ne saurait dire avec exactitude quels démons étaient venus la hanter, mais c'étaient des cris et des sueurs, des ténèbres et des vertiges qui avaient agité sa nuit, avaient coupé son souffle à plusieurs reprises, les apnées répétées, la peau glaciale.
Les médecins s'étaient inquiétés, mais aucun d'entre eux n'avait passé Alvaro qui veillait.

"Ne les laisse pas me toucher" ; cela valait pour quiconque s'approchait.
Alors même au matin du premier réveil, lorsque c'était Galmor qui s'invitait, Alvaro guettait, et il fallut une injonction de Ishtar pour qu'il n'intervienne pas lorsque les mains du héraut enfermèrent les siennes.

Tout va bien, Alvaro.

Elle écoutait les mots de Galmor, une amertume flottant à son visage. Et un sourire gagna ses lèvres, froid ; rien à voir avec le visage qu'elle lui accordait habituellement, tendre et plein de reconnaissance. Quelque chose était différent ; peut-être était-ce imperceptible derrière ses cernes et son teint livide.

Tu n'as pas à l'être.

Elle soupira.

C'est à moi que reviens le blâme de ne pas l'avoir saisi plus tôt.

Elle aurait du le voir dès le départ et l'étrangler avant qu'il ne s'éloigne ; le tuer avant qu'il ne trahisse.
Mais si ça avait été le cas, serait-elle en vie, elle aussi ?
Isaac Weidmann l'aurait-elle tuée ?
Elle serra les mâchoires.
Aucune colère ne se déclara d'elle cependant à la pensée de ce prénom pourtant maudit depuis le premier jour qu'elle l'avait entendu. Sa rage s'était-elle rassérénée quant à lui, depuis qu'elle l'avait dépossédé de son frère ?

Et cette entrevue entre lui et moi... était de mon fait. Je suis parvenue à lui faire passer un message, et il s'est présenté à ce rendez-vous que je lui avais donné...

Elle leva le regard vers Galmor comme s'il s'agissait d'un aveu.

Lorsque nous avions décidé de nous excentrer pour être plus tranquille, je l'ai laissé conduire. C'était ainsi que nous fonctionnions. Je n'ai jamais trop aimé prendre le volant.

Et Galmor savait que c'était vrai ; que c'était toujours Alec qui conduisait.

Je n'avais... pas soupçonné qu'il...

Pinça des lèvres, baissa les yeux.

Je n'ai que peu de souvenirs.

Comme une fatalité.
Elle marqua un long silence, avant d'adresser à nouveau son regard vers le héraut.

J'aimerais que cela reste à notre discrétion car je ne veux pas inquiéter la population. Les médecins ont été mis au courant que personne ne doit savoir. Galmor, même ma famille... ne leur dis pas ce que je vais te dire.

Elle attendit confirmation avant d'affirmer.

Je suis morte.

Serra les mâchoires.

Et je crois que c'est Omni qui m'a gardée. M'a ramenée. Je suis morte pour de vrai.

Elle resta muette un moment.
La présence de Galmor avait toujours eu cet effet apaisant, comme si elle n'avait plus besoin d'être la personne en charge de la pièce, comme si elle pouvait être faillible, il serait fort pour deux. Elle n'avait jamais cherché à se reposer sur lui, consciente du poids qu'il portait au quotidien et dans tous les aspects de sa vie, mais l'impression était celle-là, et elle s'efforçait de rester droite pour, d'une certaine manière, le rendre fier.

Alors était-il fier d'elle, à ce moment-là ?
Dans son regard elle songea qu'elle y trouva davantage de pitié que de fierté.
Un sourire amer gagna le faciès de Ishtar.

Le bruit.

Elle plissa les yeux, légèrement.

Et la lumière.

Elle soupira, considérant qu'elle n'était que peu explicite et avait du mal à mettre des mots qui avaient un sens sur ce qu'elle voulait expliciter.

Là-bas tout était si silencieux. Vide. Noir. En revenant, la lumière me faisait mal, les voix me faisaient mal. C'était comme si tout m'attaquait.

Même dans un endroit aussi tranquille qu'une chambre d'hôpital d'une aile privée le moindre bruit, le moindre cliquetis, la moindre voiture qui passait dehors et dont le crissement des pneus ronflait contre la vitre fermée, tendait ses muscles et coupait son souffle.

Je me sens vulnérable. Et je n'aime pas ça. J'imagine que mon corps paie le contrecoup du miracle qui lui a été accordé ?

Un ricanement siffla entre ses lèvres, se moquant un peu d'elle-même.

Je ne sens pratiquement aucun de mes muscles et les bouger est un calvaire. Mais je suis en vie. Et c'est tout ce qui compte, pour le moment, pas vrai ?

Elle laissa son regard tomber sur Galmor.

Un Nemesis est mort cette nuit. C'est la seule chose qu'il faut retenir.

Et finalement, quelque chose s'alluma au fond de ses pupilles.

Et toi, Galmor ?

Ishtar savait les mots qu'ils ne disaient pas en public.

Tu as l'air aussi fatigué que moi, à vrai dire.

Un silence s’abattit, régna longtemps dans la pièce alors que le regard de Ishtar tombait sur Galmor qui semblait inquiet. Elle pencha légèrement la tête, et arqua la moitié d’un sourire, faiblement, tentant, d’une certaine manière, de lui intimer qu’elle comprenait. Ishtar était mue d’une compassion tendre et indéfectible lorsqu’il s’agissait de Galmor, et il était un des rares à en bénéficier, car il était un des rares qu’elle n’avait pas l’impression de devoir affronter, dont elle devait se méfier ou qu’elle devait porter.

Alors elle s’apaisa, et soupira légèrement.

Ton frère… Newton ?

Elle n’imaginait pas Lionel être sous le joug de pareille détresse, et quant à Hadrien… Elle fronça les sourcils.

Ou Hadrien… ?

Elle songea que de ses deux frères, « se tuer » était peut-être, tragiquement, adéquat à prononcer pour les deux.

L’ironie de la situation lui apparut amère au travers de sa gorge.
Parlant de frères qui se tuent.

Je crains être plutôt mal placée pour te donner des conseils en terme de fratrie, pas vrai ?

Elle se moquait d’elle-même.

Marquait une pause.

C’est Allani qui t’a prévenu ?

Elle regarda la porte de sa chambre.
Craignait peut-être d’y voir apparaître toute une ribambelle d’hypocrites venus lui souhaiter un prompt rétablissement.
Elle déposa ses yeux sur Alvaro une seconde, et elle se rasséréna bien vite.
Releva son attention sur Galmor, leva une main douce vers la sienne.

Tout ira bien. Je suis entre de bonnes mains. Peux-tu t’excuser de ma part à Azrael et Uriel quant à leur entraînement ? Je m’occuperai de les former correctement dès que je serai sur pied.

Elle ne perdait jamais de vue son devoir.

Je ferai autoriser les Inquisiteurs parmi mes visiteurs. Je ne suis peut-être pas en état de marcher, mais j’ai toute ma tête et je peux toujours parler.

Déjà sa peau reprenait des couleurs, légèrement.
Resserrait ses doigts, doucement, sur la main de Galmor, l’air de lui dire « Je suis là ».

Dans le silence, lui promettait qu’il ne porterait pas cette cité seul. Comme elle l’avait toujours fait à ses côtés.

"On ramènera la paix", disait-il.
Et Ishtar voulait y croire. Mais sous son crâne les migraines ne cessaient pas, dans le regard il se supplantait une impression de désastre imminent qu'elle peinait à contenir ; Ishtar voulait y croire, mais y croyait-elle, à la paix ?

Elle avait trouvé la paix, à un moment donné.
Lorsque ses yeux s'étaient fermés pour la dernière fois, elle avait trouvé la tranquilité.

Une idée avait commencé à germer à l'intérieur de son esprit, à Ishtar. La paix et la mort faisaient-elles une seule et même entité ?

"On ramènera la paix", disait-il.
Et sans doute ses mots avaient là un poids qu'il ne mesurait pas lui-même.

Elle hocha de la tête.

On ramènera la paix.

Et avant de pouvoir le saluer, lui dire au revoir, dans la chambre s'invita une silhouette flamboyante, bruyante, dans un fracas, Graham arrivait en trombe, accordait un regard à peine à Galmor avant de s'insurger.

Et un rictus gagna les lèvres de Ishtar qui baissa les yeux.
Salua respectueusement Galmor, en silence, qui comprenait alors qu'ils avaient besoin de leur intimité.