Comme à chaque fois qu’il se rend dans le Bomei District, le brigadier Saul n’est jamais complètement à l’aise. Il beau connaître une partie des lieux, à force de devoir arrêter des rixes, rechercher des adeptes de vols en tout genre... et autres besognes souvent délicates, il est toujours saisi par le contraste violent entre l’Elyon district, tout proche, et les rues de Bomei.

C’est le territoire d’une misère humaine et sociale violente. Celle de ceux qui n’ont « pas eu de chance », celle de ceux qui n’en auront bien souvent jamais si personne ne s’intéresse à eux, si aucune main n’est tendue, non pas par compassion mais par la volonté de leur donner de quoi s’en sortir. Certains ne veulent pas d’aide, il est vrai... Il s’agit souvent des quelques-uns parvenus à se créer leur propre petit royaume, porte ouverte sur le monde d’en-dessous, l’Understadt et ses excès. Et il y a la masse anonyme, invisible, souvent fatiguée de lutter contre une situation qui les dépasse et qui se font une vie plus que modeste, en marge des deux mondes, celui du dessus et celui du dessous.

Comme beaucoup au sein de la brigade, Saul a conscience de bien des choses, étant au contact avec les populations concernées, mais sait tout autant se taire. On n’est pas là pour sauver tout le monde, rappelle l’un de ses supérieurs à qui veut l’entendre. Et s’il ne sait quoi en dire, n’étant pas forcément le plus altruiste du monde (en serait-il là, si c’était le cas ?), Saul ferme généralement les yeux et fait ce qui est attendu de lui. Ne serait-ce pas hypocrite de sa part, de toute façon ? Plutôt bien né, il ne connaît que peu de choses du sort des plus infortunés, à Bomei. Il n’en sait que ce qu’il en voit, depuis qu’il a fait le choix de servir la cité Haute, en rejoignant la brigade.

Ce jour-là, comme de nombreux autres, il se retrouve donc au sein des rues puantes de Bomei. « Saul, va fouiller par là-bas, on va bien finir par trouver quelqu’un qui a vu ce type. » Le type en question, la cible du jour, serait l’une des têtes pensantes d’un réseau de médicaments falsifiés. Des contrefaçons réalisées à l’aide d’employés d’une clinique privée affiliée à Elyon, semble-t-il, qui ont décidé de faire du zèle, moyennant finance. L’affaire mobilise du monde et il est indispensable de retrouver l’homme en question avant qu’il n’aille se terrer dans les profondeurs de la cité basse. Lui seul pourra parler et révéler l’identité de ses intermédiaires.

Sa main à la ceinture, prête à sortir son arme de poing si nécessaire, il se faufile dans des rues étroites, sous des morceaux de tôle qui rajoutent de l’ombre à l’ombre. Il tend l’oreille, jusqu’à entendre des bruits, non loin. Se faisait le plus silencieux possible, il s’approche... Dans un détour, une fine silhouette qui semble occupée.

D’un pas déterminé, il se dévoile dans la lumière d’un faible lampadaire. « Hé. » Vêtu en civil, sa carrure et la propreté de sa tenue mettront sans mal le doute à n’importe quel « vrai » résident de Bomei. Ce n’est pas grave, c’est toujours mieux que s’il s’était ramené en uniforme.

A quelques pas de là, une ado. Quatorze ou quinze ans peut-être, corps frêle et sac à dos sur l’épaule. Sans doute née au mauvais endroit, comme bien trop ici, dans les rues de Bomei. Dès qu’elle le voit, son visage se contorsionne de méfiance et d’agressivité. Par réflexe, Saul lève la main devant lui, comme pour calmer un peu les choses. « Je... » Même si les apparences sont contre lui, il n’est pas là pour l’emmerder ou quoi que ce soit. Elle ne le laisse pas parler, elle se moque de ce qu’il peut vouloir lui dire et le Grant secoue la tête.

Sur la défensive, elle le dévisage. Il fait un pas en avant mais elle se recule. Intérieurement, le roux grince des dents. Les gens du district savent se reconnaître. Ils ont pour la plupart les ongles noircis, les habits froissés et la carrure affaissée. Ils sentent la sueur ou la poussière. Les odeurs d’ici. Trop de choses le trahissent et le brigadier en a conscience. Ce n’est pas la première fois. Dans des ruelles blindées de monde, passe encore. Mais là… elle a l’œil, et cela ne l’étonne guère.

Il rouvre la bouche, seulement elle ne lui permet pas d’en placer une. Ses mèches bleues qui tranchent avec l’obscurité de l’endroit se secoue alors qu’elle enchaîne, vivement.

Cette fois, Saul grimace. « Je suis pas là pour ça, gamine. » Il n’a probablement qu’une dizaine d’années de plus qu’elle, mais le simple fait qu’elle parle ainsi le crispe. Il sait tout ce qui peut se passer dans un quartier comme celui-ci, ce n’est pas malheureusement un secret pour personne, dans le coin… sauf qu’il n’a rien à voir avec ça. « Je suis là où je dois être. »

Il marque un temps d’arrêt et la détaille du regard. Elle dégage une certaine force, une résistance. C’est pourquoi il ne juge en rien son agressivité. C’est souvent la meilleure des défenses, faute d’avoir d’autres armes à sa portée.

« Je cherche quelqu’un. » Il fait mine de ne rien avoir entendu de ses menaces et s’avance encore. Derrière elle, un mur, et lui devant qui la dépasse en long et en large. Il n’a aucune intention particulière envers elle, il veut simplement des réponses.

Alors il active son Olid d’un geste et sur l’écran holographique qui en sort s’affiche un dessin. Celui d’une étoile stylisée, noire. « Est-ce que ce symbole te dit quelque chose ? » Il fait tourner l’image pour qu’elle puisse mieux la voir. « L’homme que je cherche arbore un tatouage comme celui-ci, au niveau du cou. »

C’est l’une des rares informations que la brigade a pu obtenir, sur témoignage. « Crâne rasé et cicatrice au niveau de l’oreille. Ça te parle ? » Souvent, les gamins sont les yeux oubliés de bien des affaires… et quand certains le réalisent, c’est souvent à mauvais escient. Il lui faut tout de même rester sur ses gardes.

Pensait-il réellement qu’elle allait lui répondre bien sagement ? Difficile à dire. À Bomei, il n’est jamais aisé de cerner la personne en face de soi. Personne n’est parfaitement transparent ou docile. Ceux qui courbent un peu trop l’échine sont désabusés, certes, mais font malgré eux des alliés de circonstance aux trafics en tout genre, dans le coin. Les plus énervés, les plus agressifs, sont ceux qui avancent dans une direction, quelle qu’elle soit. Bonne ou mauvaise. Bien que… tout est beaucoup trop gris, dans le coin.

Cela fait quatre ans, maintenant, qu’il a endossé l’uniforme des brigadiers, et c’est quelque chose qu’il a appris au fil de ses venues dans ce district. C’est en cela que Bomei est différent de tout le reste de la cité. C’est une porte d’entrée, une plaque-tournante, un lieu qui intéresse bien trop peu ceux « d’en haut » et où, pourtant, tout se passe. Ou presque. En l’état, c’est aussi la planque idéale de tous ceux qui se savent recherchés, ont des choses à dissimuler mais n’iraient pas jusqu’à se rendre dans l’Understadt. Parce que la vie y est bien plus dure et qu’il vaut mieux y avoir un réseau plutôt que d’y aller à l’aveugle…

La brigade espère que le type qu’ils recherchent n’a pas encore franchi le pas. C’est pour cette raison qu’il faut faire vite. Quitte à se dévoiler un peu trop, même aux yeux d’une gosse. Dans l’immédiat, c’est un risque qu’il peut prendre. Si elle l’a percé à jour, Saul ne lui répond pas pour autant. Qu’elle se fasse l’idée qu’elle veut, il n’est pas crétin au point de jouer complètement carte sur table. Ce qui l’intéresse, c’est l’attitude de cette dernière face à l’image qu’il fait tourner sur son Ollid. L’étoile et ses drôles de branches. Concentrée, attentive, elle bronche pas. Ou presque. Saul voit dans son attitude comme une crispation, un imperceptible redressement. Ou peut-être est-ce ce qu’il veut voir.

Déjà, elle enchaîne avec une autre remarque qui le fait esquisser un sourire en coin. Elle a tout du chat errant, qui se défend par l’attaque, faute de savoir comment agir. « J’y travaille. » Il faut admettre que c’est pas ce qu’il fait habituellement, négocier. Il est plus doué pour jouer les gros bras, mais là, il doit changer de technique.

Elle a de la répartie et, spontanément, il émet un rire franc. « T’as du répondant, toi ! Et… t’as sûrement raison, mais avec ce tatouage en particulier, je suis sûr qu’il n’y en a pas tant que ça. » Et il commence à se dire qu’elle le sait parfaitement.

Il se recule un peu, la laissant libre de ses choix. Il n’est pas là pour torturer les ados paumés de Bomei. Seulement… il faut admettre qu’il y a un quelque chose, dans celle-ci, qui continue de le faire sourire. « Je sais pas si ta fierté te fera vivre bien longtemps par ici... » Il en a déjà croisé, des comme ça. Ceux qui essaient de se leurrer, qui pensent pouvoir agir comme bon leur semble sans jamais avoir à baisser la tête devant plus fort, plus musclé, plus stratège qu’eux.

Alors il ajoute : « C’est pas un pigeon qu’il me faut, c’est un chat errant, qui sait se faufiler partout, qui observe tout dans l’ombre et qui en sait bien plus qu’il ne le prétend. » Il la fixe un instant puis tapote sur son Ollid pour accéder à son portefeuille virtuel. Il n’a pas à faire ça. S’il se faisait prendre par son chef… mais il lance quand même : « Puisque t’as l’air de t’y connaître en crânes rasés, tatouages et autres cicatrices… Combien pour m’amener dans les lieux qu’un type pareil pourrait fréquenter ? »

Et d’ajouter : « Juste ça. Après tu t’éclipses dans la nuit, et personne n’en saura rien. » Il ne tient absolument pas à la mettre en danger.

Saul a conscience que ce qu’il fait n’est pas particulièrement éthique, et certainement pas ce qu’on leur apprend quand ils intègrent la brigade… mais des fois, il faut savoir rebondir et faire preuve d’inventivité pour retomber sur ses pattes, non ? C’est le résultat qui compte, plus que la méthode. Enfin, il l’espère. Dans l’immédiat, il est tout à sa décision spontanée. Il voit bien que la jeune fille devant lui est maigrichonne, et sait pertinemment que la vie dans les rues de Bomei peut être parfaitement ingrate. Alors… cela ne regarde que lui, non ?

Il ne lui fait pas l’aumône, c’est donnant-donnant. La charité réussit assez peu avec ce genre de tempérament, et ce n’est pas sa posture. Il sent qu’elle peut l’aider dans ce qu’il est venu faire ici. Une gamine comme ça, ça en sait plus que ça ne le laisse croire. Et elle a bien raison… par protection, elle est sur la défensive, discrète mais l’esprit aiguisé.

« Disons que c’est le genre de connard opportuniste qu’il vaut mieux voir derrière les barreaux. » Cela ne servirait à rien de dévoiler le comment du pourquoi. Simplement ce qui importe. « Ses actions font plus de mal que de bien, ici comme ailleurs. » Tout comme l’inaction de certains face à la réalité de Bomei mais c’est une autre histoire. Il ne ment pas dans ses propos. Les médocs falsifiés qui circulent à cause de ce réseau n’ont aucunement été testés et ne sont pas fiables. Des enfants ont été empoisonnés à cause de ça.

Heureusement, elle ne demande pas à en savoir bien plus. A partir du moment où Saul a fait sa proposition, il voit qu’il a touché une corde sensible. Les yeux de la jeune fille ne quitte pas le petit écran de son Olid et elle semble réfléchir avec elle-même. Il n’est plus question de fierté, là. Mieux, elle ne demande rien de profondément démesuré et il hoche la tête.

« Ça m’va. » Il ne va pas batailler. Il a besoin d’en savoir plus sur le type que la brigade veut arrêter et, comme elle le dit, il est pressé. C’est lui qui a l’argent mais c’est elle qui est en position de force, finalement. Elle connaît mieux les lieux. Elle a l’air d’y avoir grandi ou d’en faire son terrain de jeu. « On est d’accord. Si ça dégénère, tu te casses. » Payer une gosse pour avoir des indics c’est une chose, avoir sa mort sur la conscience pour l’avoir mêlé à tout ça, c’en est une autre.

Tandis qu’elle tend le bras, il ajoute une dernière remarque. « Si tout se passe bien et que notre « balade » porte ses fruits, j’te file 50 tempests en plus. » Une certaine manière de sécuriser le deal, car s’il n’est pas habitué à ce genre de marché, Saul n’est pas complètement idiot. Ces gamins des rues savent s’y faire quand il s’agit de disparaître dans les couloirs étroits de Bomei.

Il verse les 100 tempests et se redresse pour écouter ce qu’elle a à lui dire. Elle ne le sait pas mais elle fait mouche direct, avec son histoire de laboratoire. « Un labo ? Ça m’intéresse. »

Il acquiesce. « Attends deux secondes. » Rapidement, il s’éloigne légèrement et se tourne de façon à ce que l’adolescente n’entende pas tout et appelle son supérieur. « James, j’ai peut-être une piste. » En quelques mots, il mentionne l’histoire des sous-sols abandonnés. « Je vais en fouiller un, si y’a quoique ce soit je t’envoie ma localisation. »

Une fois l’échange terminé, il se retourne vers la jeune fille. « Passe devant. » Par réflexe il repasse sa main sur son arme de poing et ajoute : « Reste vigilante. Il est possible que les personnes qui occupaient ces sous-sols abandonnés aient un lien avec le type que je cherche. Si je hausse la voix, si je te demande de pas bouger, ou de te cacher, tu m’écoutes, OK ? » Le ton est ferme et ne laisse que peu de place à la discussion.

Disons-le tout net : Saul n’a aucune idée si ce qu’il fait avec cette adolescente est une bonne idée. Elle pourrait tout aussi bien pouvoir l’amener droit dans un guet-apens, être de mèche avec le type qu’il recherche et son réseau, ou avec d’autres groupuscules louches des environs… elle pourrait, et pourtant il prend ce pari fou de lui faire confiance. Comme ça. Tout simplement parce qu’il ne pourra jamais avancer en tant que brigadier s’il ne croit pas en son flair, aussi. C’est un équilibre dangereux à trouver : avoir foi envers certaines personnes qui peuvent croiser sa route, et dénicher dans le lot les « âmes fiables ». Cette gamine, fiable ? Oulà, ne nous emballons pas. Disons simplement qu’elle dégage l’assurance de ceux qui savent se débrouiller et ne se contentent pas de jouer les suiveurs. Alors oui, il veut croire en son idée. Croire en elle, d’une certaine manière, et en cette piste qu’elle lui a indiqué.

Le deal conclu, ses collègues prévenus, il est donc temps de se mettre en route. Il ne relève pas sa petite remarque. Il serait bien trop facile de lui rappeler qu’à choisir, ce ne serait certainement pas dans les rues de Bomei qu’on irait faire du tourisme. Il s’abstient et préfère lui rappeler quelques consignes. Elle n’est pas brigadière, pas combattante, et c’est lui qui l’entraîne là-dedans. Il est hors de question qu’il lui fasse prendre des risques inutiles. Alors il hausse les épaules et commence à la suivre.

Il ne s’attend pas à entendre son nom, au bout de quelques instants de marche. Cela le déstabilise un peu, et en même temps le conforte dans son idée. Alors il lui répond, simplement : « Saul. » Il pourrait inventer et mentir, par protection… il n’y songe même pas. Il n’est pas un vieux brigadier expérimenté et… c’est une gamine. Une gamine avec un prénom bien trop beau pour grandir dans ce décor austère. Il murmure comme ça lui vient, en le réalisant après coup : « C’est joli, Rose. »

Tout cela contraste fortement avec le pourquoi de leur excursion, et le fait qu’il est clairement en terrain hostile. Il ne doute pas qu’elle saura s’éclipser comme elle est venue, si les choses tournent mal. Lui, c’est une autre histoire. S’il a déjà patrouillé dans les environs, le méandre des ruelles de bric et de broc qui n’en sont pas aura vite fait de le perdre en cas de course effrénée, il le sait. Durant leur progression, il est vigilant à tout ce qui les entoure, sa main sur son arme. L’endroit est peu engageant, les rues sinueuses et sombres… mais Rose sait clairement où elle va, elle ne fait pas semblant. Et tandis qu’ils avancent, il sent les yeux de la jeune femme se poser sur lui, en des coups d’œil furtifs. Il n’en dit rien, se faisant le plus neutre possible.

« T’en fais pas, tes tempests bonus sont toujours là. » D’une certaine façon, c’est un peu ce qu’il incarne pour elle, non ? Un portefeuille portatif qui marche derrière elle. Un portefeuille qui lève les yeux devant le mur qui se dresse devant eux, et l’escalade tout comme elle, à l’aide de vieux conteneurs, mais avec bien moins de classe et d’agilité. Quand il parlait d’un chat errant, il ne s’était pas trompé.

Quand il leur faut enchaîner sur une ruelle étroite, elle s’en amuse, et lui, il ronchonne gentiment : « Oh, ça va hein, c’est la veste. » Sous sa tenue en civil et son blouson de cuir, une légère couche de protection contre les attaques à l’arme blanche, essentiellement. Même si en comparaison de la carrure toute fine (trop fine) de la brindille, y’a pas photo.

Finalement, ils débouchent sur un immeuble délabré qui semble être leur objectif. Saul fait un tour sur lui-même, pour repérer les environs. Pas grand-monde ne doit venir par ici. Rose, déjà, se faufile. « Hé ! Fais gaffe. On sait pas si y’a du monde là-dedans. » Ok, elle est fine et souple, mais c’est pas une raison.

Elle n’a pas l’air de trop se préoccuper de ça, puisqu’elle l’invite à passer par la porte, sa voix s’entendant en écho. D’un pas rapide, le brigadier s’exécute et force de l’épaule la lourde porte. Il doit s’y reprendre à deux fois et, une fois ouverte, rejoint Rose rapidement dans la pièce attenante. S’il y avait quelqu’un, le bruit les aurait déjà trahi.

« Faisons quand même attention, on ne sait jamais. » Une fois de plus, il observe autour d’eux… « C’était ici, le labo ? » Là où ils se trouvent, il y a des cartons vides et des traces de pas et d’agitation plutôt récentes.

« Comment t’as découvert cet endroit ? »

L’adolescente n’est pas particulièrement inquiète à l’idée de leur venue en ces lieux, et cela confirme le sentiment de Saul : elle sait ce qu’elle fait. Et cela ne semble pas être un guet-apens. Jusque-là, tout du moins, et c’est déjà pas mal. Saul lève les yeux au ciel quand elle fait remarquer qu’il a ouvert un peu trop bruyamment la porte. Ça va, elle n’est pas un modèle de discrétion non plus, en cet instant. Il faut dire que l’endroit paraît sacrément vide, comme elle l’avait dit.

Rapidement, le brigadier observe ce qui se trouve autour d’eux. Pour ça aussi, elle disait vrai, on s’était bien affairé ici, avant de partir rapidement. « Y’a eu un joyeux bordel, ici. » Des cartons, ici des chaises renversées, là un bureau vidé à la hâte. Il s’en approche, fait glisser sa main sur le bois à la recherche de quoi que ce soit qui puisse être intéressant. Comme un tiroir… vide. Mais sous le bureau, des feuilles brûlées. Il les ramasse tandis que Rose répond à sa question. Elle se baladait, qu’elle dit. Difficile de savoir ce qui occupe les journées d’une jeune fille comme elle, à Bomei. S’il y a bien un établissement scolaire ici, il n’est pas dit qu’elle y aille toujours… Il n’en sait rien.

« Je vois. Logique. Et t’as pas eu peur qu’ils reviennent ou quoi ? » Qu’une jeune fille comme elle soit obligée de prendre de tels risques pour se nourrir… c’est affligeant. Saul n’est pas aveugle à la misère de Bomei, à chaque fois qu’il vient ici il ne peut pas détourner les yeux. Mais que faire ? Cette môme mériterait une vie différente. Difficile pour autant de lui faire de grandes phrases pleines de l’empathie facile de ceux qui n’ont pas ce genre de problème.

Il a un léger soupir et ajoute : « T’en as trouvé, des trucs à refourguer, ici ? ». Il semble clair que ceux qui se trouvaient ici se sont un peu précipités, car à mieux regarder les feuilles récupérées… « Ah. Ça c’est pas mal. » Le logo de la clinique privée est bien visible, et quelques lettres à travers les portions noircies ou parties en fumée. Par réflexe, il plie les feuilles qu’il glisse sous sa veste et revient vers la jeune femme, qui part dans la direction du couloir qu’elle lui a indiqué. Au passage, Saul remarque le carton qu’elle a décalé, lui aussi porte le même logo. « Les gens qui étaient présents ici ont bien à voir avec l’autre type que je recherche. » Les cartons de produits pharmaceutiques devaient transvasée de la clinique à Bomei, avant d’y retourner d’une façon ou d’une autre.

Il est tiré de ses réflexions par Rose, qui l’apostrophe depuis le couloir. Ainsi, il s’appelle tempest-bonus maintenant ? Il sourit en se rapprochant et lève les yeux vers la lucarne dont elle lui parle. Ils ne savent rien de ce qui se trouve exactement dans la pièce attenante… et en même temps, c’est la manière la plus efficace de le savoir. Saul la fixe un instant en grimaçant : « Tu tiens pas en place, toi. Je t’aide, mais une fois de l’autre côté, tu te contentes juste d’ouvrir la porte. Rien de plus. Tu touches à rien et tu ressors. » Maintenant qu’il y fait attention, il y a effectivement une odeur forte qui passe légèrement par la lucarne.

« Et retiens ta respiration, si tu le peux. On sait jamais. »

Sans attendre une confirmation qui ne viendra peut-être jamais, il se positionne le long du mur et s’abaisse légèrement, les bras tendus et les mains croisées afin qu’elle prenne appui. Comme il pouvait s’en doutait, elle est légère comme une plume.

S’il lui donne des directives, c’est des réflexes de brigadiers. Lui, il se précipiterait peut-être, dans une direction ou une autre. Mais elle… c’est une civile, une gamine presque, et même si elle a du bagout et de l’énergie à revendre, il refuse qu’il lui arrive quoi que ce soit parce qu’il l’a embarquée là-dedans. Elle n’a pas dit non et les renseignements qu’elle lui a indiqué semblent des plus pertinents… mais quand même. C’est comme si elle était sous sa responsabilité, alors il essaie de la cadrer, un peu.

Pas dit que ça fonctionne forcément, parce que madame « a peur de rien », soit-disant. Ça l’amuse autant que ça le fait soupirer. « C’est pas un jeu, Rose. Il peut t’arriver des sales trucs à traîner dans des endroits comme ça... » A peine termine-t-il sa phrase qu’il réalise tout le paradoxe. Si l’adolescente n’a pas de parents, ou qu’elle doit voler pour manger, sans doute qu’entre la fin et le danger, elle a fait son choix. Et qui pourrait le lui reprocher ? Il est bien mignon avec ses phrases. Bomei n’est pas l’Understadt, c’est vrai, mais ce n’est pas une partie de plaisir pour autant. La misère pousse sans cesse les gens à commettre des extrémités.

Elle est fière de ses prouesses, pourtant. Et faut admettre que la liste qu’elle lui fait est précise. « T’es une vraie pro de la récup’, donc. » Y’a pas de jugement, juste un constat. Elle fait ce qu’elle doit faire, elle se débrouille, et c’est tout à son honneur en pareilles conditions. « Fais gaffe quand même, entre les objets que tu trouves et les risques que tu prends, trouve un équilibre qui va toujours dans le sens de ta survie. » Elle peut jouer les félins qui se faufilent partout, mais il n’est pas dit que ça dure éternellement. Le lui rappeler ne lui coûte rien. Il ne la connaît que depuis une heure, c’est vrai, seulement il n’a pas envie qu’il lui arrive des bricoles, là ou plus tard. Elle pourrait être sa sœur. Ou sa nièce.

Cela vaut tout autant tandis qu’elle escalade le mur pour se glisser à travers la lucarne. Elle est plein d’entrain et Saul pourrait facilement se laisser porter par cette énergie, s’il n’y avait pas une odeur bizarre persistante. Il reste les yeux fixés sur la lucarne tandis qu’elle disparaît de sa vue, dans l’autre pièce. Elle a le bon réflexe de lui parler et Saul tend l’oreille, comme il pouvait s’y attendre, l’odeur a l’air d’être bien plus forte à l’intérieur. Quand un bruit retentit, puis un juron, il fronce les sourcils, la main sur son arme : « Rose, ça va ?! »

Elle explique finalement qu’elle est dans le noir et au bruit de métal qui retentit, elle doit être en train de pousser ladite table. Il se glisse dans l’espace qu’elle a libéré et cligne les yeux lorsque la lumière se fait. Une lumière de labo, un truc du genre.

« Cette odeur... » Il relève son t-shirt sur son nez. L’odeur est réellement épouvantable à l’intérieur, Moisiland, c’est appropr- « ?! » L’exclamation de la jeune femme le fait se redresser d’un coup, toujours la main sur son arme, comme un réflexe chevillé au corps. Il a juste à suivre la posture de Rose, son regard, pour comprendre…

Une baignoire et à l’intérieur… un cadavre. « Merde. Recule-toi. » Il s’avance et fouille dans ses poches à la recherche de ses gants. Le genre de truc qui le quitte pas, parce que tout peut arriver : tomber sur un cadavre, par exemple. Plus il s’avance, plus l’odeur le prend aux tripes. « Tu m’étonnes que ça schlingue... » Il lui faut un moment pour observer le corps en décomposition, des larves et autres asticots visibles ça et là.

« Quitte la pièce, Rose. T’inflige pas ça. Respire un bon coup et fais le guet. » Un corps dans cet état c’est pas le truc que l’on voit tous les jours, heureusement. Il se met à prendre des photos de la scène, puis soupire. « Vu son état, ça fait plus d’une semaine qu’il est mort… Faut que je le fouille. » Il faut savoir à qui il a à faire. Si la peau se décompose, ce n’est pas le cas Que ce type soit un pourri ou non, il avait probablement une famille, une raison d’être. Et s’il est l’un des maillons du trafic, ce sera du bonus.

D’un geste lent, le roux s’affaire à fouiller les poches du jogging que porte le cadavre, il lui faut plusieurs longues minutes pour cela, et quand sa main gantée frôle la peau devenue visqueuse, il grimace, bien content que le cuir le protège d’un contact direct. « J’suis pas légiste, moi. »

Finalement, il arrive à retirer un portefeuille d’une poche arrière. Ça demande une manipulation du corps dont il se serait bien abstenu. Pour le reste, vu l’état des tissus, difficile d’en tirer bien plus. Dans le doute, il scanne quand même avec son Olid les doigts d’une main, dont la peau est devenue verte et molle. « Putain d’taf. »

Quand il se recule enfin, il quitte en de grands pas la pièce. Faut qu’il respire. Faut qu’il respire. Faut qu’il respire. Alors il prend une grande inspiration et se laisse glisser contre un mur attenant, sa main serrant toujours le portefeuille. « J’espère que ça en vaut la peine. »

Il ouvre l'objet et plusieurs cartes tombent au sol. Des billets, un truc ressemblant à un badge avec un nom. « Danny... Fisher. Va savoir si c'est son vrai nom. Il avait une gueule de Danny, pour toi ? » Lui, il est pas forcément trop choqué par ce qu'il a vu, mais il ne sait pas ce qu'il en est de l'adolescente, alors il essaie de désamorcer un peu le truc.

« Faut c'qui faut, hein, j'ai pas l'choix ! » La brigade n'est pas descendue dans Bomei pour faire du tourisme. Ils sont là pour trouver de quoi faire avancer l'enquête. Et la piste de Rose a l'air de parfaitement coller avec le réseau en question.

Comme il pouvait s'y attendre, elle n'est pas vraiment à l'aise avec le spectacle découvert dans ce labo de fortune. L'inverse l'aurait inquiété, il faut dire. Certes, elle est tenace et joue les chats errants, mais jusqu'à preuve du contraire, les cadavres en décomposition ne courent pas encore les rues de Bomei. C'est d'ailleurs l'une des missions (plus ou moins aisée) des brigadiers que de s'en assurer.

Il aurait bien aimé que Rose en soit préservée et l’invite aussi vite que possible à quitter de pièce. Une fois à l'extérieur, les commentaires dégoûtés de la jeune femme résonnent toujours à ses oreilles. Dégoûtant, c'est peu dire. Même à travers le cuir, la sensation de cette peau devenue gluante est atroce... « On n'est que peu de choses, hein. » Il essaie de mettre de la distance avec ça et le voilà qui parle comme Armand, l'un de ses plus vieux collègues. Le constat n'est pas faux, cela dit. Mais quitte à crever, autant que ce ne soit pas dans une baignoire au milieu de nulle part, bouffé par les asticots.

Même si le type a trempé dans des affaires louches, c'est une mort bien moche. Enfin, difficile d'estimer sa moralité, vu qu'il est mort. Complètement mort. Y'a pas de doute là-dessus. Une fois qu’il a récupéré ce qu’il pouvait récupérer dessus, Saul reprend son souffle dans le couloir attenant. Ni Rose (certainement pas Rose) ni lui n’auront à retourner là-dedans, a priori. L’examen du portefeuille n’est pas vain et il scrute un à un tout ce qui en tombe. Les yeux rivés sur le badge, il réfléchit à voix haute et Rose lui répond. Ni le contexte ni le lieu ne sont bien sympathiques, mais le brigadier est content d’être tombé sur ce p’tit bout de nana. Elle a un mordant qui le fait rire, jusque dans ses remarques à sa question qui n’attendait pas forcément de réponse.

« T’as raison, c’est sacrément naze, comme nom. J’suis content de pas m’appeler Danny. » Cette simple réflexion le fait rire doucement alors que Rose reprend, toujours très perspicace. « Si la télé le dit… Mais ouep, tout ce qu’on a vu ici converge. Donc y’a de grande chance que d’une façon ou d’une autre, ce Danny ait quelque chose à voir avec le trafic en question. » Est-ce précisément le type que la brigade est venue débusquer à Bomei ? Spontanément, Saul ne le croit pas. Le gars qu’ils cherchent est une tête pensante du trafic et possède un putain de tatouage… il ne l’imagine pas finir bouffé par les vers dans une baignoire.

Il serre le badge en question entre ses gants et ajoute : « Ce truc en est une preuve évidente... » Alors il le range dans le portefeuille et le glisse dans un sachet plastique qu’il a sur lui typiquement pour ce genre de choses. Il se redresse ensuite, retire ses gants dégueulasses qu’il plie à l’envers et époussette son pantalon. C’est pas tant qu’il en a besoin, c’est plus psychologique. Ça fera fuir l’odeur de mort, hein.

Il va pour ouvrir la bouche, tourné vers Rose, lorsque son Olid s’active et vibre. « Attends. » Il fait quelques pas sur le côté et prend l’appel.

« Ouais, James ?
- Saul, c’était pas une mince affaire, mais on a trouvé notre type… et toi ?
- Ma piste m’a guidée jusqu’à un laboratoire clandestin. Tout porte à croire que c’est ici qu’ils faisaient leurs contrefaçons d’médocs. J’t’envoie ma localisation. Faudra aussi y amener une équipe de nettoyage. J’y ai trouvé un cadavre. Un certain Danny Fisher. Il a un badge de la clinique, j’ai pris ce qui restait de ses empreintes.
- Oui, il me semble que ce nom a déjà été évoqué. Parfait. Avec tout ça, on a de quoi faire, bien joué ! »

Saul a un coup d’œil vers Rose, toute proche. Même s’il se fait discret, dans le silence qui les entoure elle doit probablement tout entendre de la conversation.

« Rendez-vous dans une dizaine de minutes au point d’extraction.
- Bien. »

L’appel se coupe et Saul rabaisse son poignet, avant de se tourner vers la jeune femme. « Bon, ce qu’on a trouvé ici va nous aider. Ça colle avec tout le reste. Et le type au tatouage a été récupéré. » Ce qui est là aussi un grand soulagement. Le roux souffle un coup, s’assure de bien transmettre les coordonnées du labo à son supérieur et glisse ses mains dans ses poches.

« Merci Rose, c’était la piste qu’il fallait. » Il commence à faire un pas par là d’où ils sont arrivés. « Viens, sortons de ce lieu de mort. » C’est peu dire.

Une fois devant l’immeuble délabré, il lui glisse : « Va falloir qu’j’y aille. Tu veux que je t’accompagne quelque part, avant qu’on se quitte ? » Une fois de plus, la question vient tout naturellement à ses lèvres. Il a du mal avec l’idée de laisser l’adolescente seule, dans les rues inhospitalières de ce quartier de Bomei. Alors s’il peut faire office de garde du corps, même pour quelques minutes seulement…

« Ah et, ramène ton Olid, j’te dois 200 tempests. » C’est 50 de plus que ce qu’ils avaient convenu, mais si ça se trouve, elle ne s’en souvient plus. Et puis… il a envie, c’est tout. Il lui doit bien ça, vu qu’elle s’est sacrifiée pour franchir les portes de Moisiland.