Les rues dallées étaient parsemées ici et là de moisissures et une humidité odorante imprégnait jusqu'à l'asphalte criblé. Il avait plu dans la cité haute, et les ruisseaux s'étaient écoulés jusqu'aux toits de leurs maisons mal isolées. Dans une basse ville qui ne voyait pratiquement plus la lumière, les odeurs étaient toutes renfermées pour ne laisser qu'une affreuse sensation de négligence et d'abandon. C'est sous les néons aux couleurs criardes que se plaçait une porte sans enseigne, à la banalité indifférente, et dont le verrou semblait vicié depuis trop d'années, pris par la rouille et défait à moitié. La porte était à moitié ouverte, et tout un chacun passait à côté sans s'y arrêter, sans y prêter attention. C'est par là que Diana-Maria rejoignit la Guilde, et par cette porte à priori invisible au regard du monde qu'elle s'engouffra dans leurs quartiers éclairés par des lumières blafardes et inhospitalières.

Elle se tenait droite, debout dans leur salon à tous, devant le foyer d'une cheminée éteinte, attendait le réveil des siens, et plus particulièrement d'une des leurs ; attendait que Letho la rejoigne comme elle s'était permise de la convoquer sur son Olid, par une notification nébuleuse qui provenait de Lilas - le sobriquet anonyme qui désignait en fait Diana-Maria.

Letho.

Elle se retourna pour voir l'enfant qu'elle n'était plus ; la femme qu'elle était devenue ; regardait avec des yeux à la fois tendres à la fois peints d'une forme d'amertume. Sa voix était pleine de chaleur, et un sourire doux se dessina à ses lèvres, de voir une des siennes ; de voir Letho qu'elle n'avait plus vue depuis des mois.

Cela fait longtemps, comment te portes-tu ?

Elle pencha la tête, s'approcha d'un pas félin, les mains dans son dos. La voix murmurait presque.

Ta boutique marche-t-elle bien ?

Elle leva légèrement les épaules, attendit sa réponse un sourire gravé sur son faciès. Diana-Maria dégageait de la même douceur qui l'habitait toujours, même dans un endroit aussi froid que pouvait l'être la Guilde.

Cela fait plusieurs mois que je ne me suis pas montrée, je suis désolée pour ça... J'avais une enquête à mener et... Je devais prendre mes distances avec la guilde... Et le Confesseur. Je pensais important de t'informer de mes découvertes à son propos...

Sous ses longs cils, le regard devint un peu grave, mais toujours plein de chaleur.

Letho.

Ma douce Letho.
Elle semblait triste, quelque part.

Il faudrait que tu t'assoies pour entendre ce que j'ai à te dire.

Le sourire était resté le même, quoique dans le rictus s'était glissé une pointe fugace d'un amusement tendre, de la voir ainsi reculer - puis hésiter sans vraiment le faire. La méfiance dont elle faisait preuve avait au moins la grâce de rendre leur conversation moins unilatérale - moins praticable qu'elle ne l'avait imaginée. Diana-Maria baissa la tête dans une mine amusée, attrapa une chaise pour s'y installer alors ; Letho pouvait avoir peur d'elle, Diana-Maria prouverait son flegme.

Elle s'enfonça contre le dossier, les mains croisées entre ses cuisses abandonnées au métal froid de son assise, la cape blanche et noire y tombait en cascade.

Le Confesseur nous a menti.

Elle marqua une pause, et le sourire disparut du visage. Il n'y avait plus d'amabilité, plus de sa chaleur, tout était glacé autour à la seule évocation de la trahison de leur pair, leur Père, comment pouvaient-elles encore l'appeler désormais ?

L'air était grave sur son faciès en colère.

Depuis combien de temps oeuvres-tu pour lui, Letho ? Mon premier assassinat était il y a plus de seize ans, pour ma part.

Un rictus amer, le regard baissé semblait plein d'acidité. Blessé.

Seize années...

En penchant la tête, elle releva les yeux vers Letho, et le rictus disparut.
Il n'y avait sur son visage plus qu'une forme de rancune qui s'était scellée en elle.

Et que m'a-t-il raconté ? Que nous apportions une justice à ceux qui ne pouvaient se défendre, à ceux qui priaient pour qu'on leur apporte, on était ceux qui apportaient la voix qui, même dans la haute cité, ne pouvait être tue.

Fit claquer sa langue contre son palais.

Nous travaillons pour les hérauts et leur gouvernement pourri, depuis le début. Le Confesseur est un vendu. Et avant les attentats de Neptunia Harbor, c'était à Ishtar Forbes qu'il rendait des comptes. Minaudaient dans des salles isolées et exclusives de l'Understadt dont même moi je n'avais pas connaissance. Et plus j'ai cherché des réponses, plus j'ai réalisé… Depuis le départ, nous œuvrons car les hérauts nous tiennent en joug. Nous sommes leurs catins. Le Confesseur nous vend à eux depuis le premier jour : vend nos services après nous avoir bien formées.

Diana-Maria resta calme, quand bien-même la voix de Letho était grave et abrupte. Elle resta impassible, assise là, tranquille, le regard témoignant du visage de sa comparse qui se déformait à mesure que l'information la traversait. "Tu mens", disait-elle, mais Diana-Maria n'avait jamais été si honnête.
Son nez se retroussa à l'évocation de Omni, et elle exulta d'un ricanement sordide.

La voix de Omni ? La voix des hérauts, à n'en pas douter. Lui font-ils part des désirs de la Lune ? ça, je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'à nous, il n'a jamais dit la vérité. Et que Omni ? Il n'en a jamais fait mention.

Le Confesseur n'était pas un homme particulièrement pieux, ou en tous cas il n'en avait jamais témoigné de la sorte. Que Letho s'imagine qu'il en était un envoyé était une chose, qu'elle y croit encore était une stratégie comme une autre pour se bercer davantage.

Tu ne trouves pas étrange, Letho, qu'on ait jamais eu à assassiner personne d'important ? Pourquoi la tête des hérauts n'a-t-elle jamais été demandée ? Et les dynasties ? Et les hautes têtes protégées de Elyon et de ses industries ?

Elle se leva de sa chaise, et avança d'un pas vers Letho. Le visage était tendre, et elle pencha la tête dans une mine pleine de chaleur. Sa voix n'était plus empreinte d'aucune colère, mais c'était une profonde compassion qui l'habitait.

Letho, je sais de quoi ça a l'air, mais regarde la réalité en face. Il a accueilli des enfants et a joué sur notre misère, sur notre vulnérabilité. Comment pouvions-nous ne pas le croire ? Nous nous sommes jetées dans ses bras car ils étaient les seuls qui nous étaient tendus. Nous avions besoin de ça. Mais aujourd'hui nous ne sommes plus les gosses d'hier.

Elle pinça des lèvres, amère.

Et moi, je n'ai plus l'intention de me laisser abuser.

Mesure tes paroles, Letho. Si je suis en vie, je ne le dois qu'à moi-même. Je ne dois rien au Confesseur. Mais je respecte que cela soit ton cas. Je te demande le même respect me concernant.

Certainement à aucun homme, aucune femme, à personne d'autre qu'elle-même. Diana-Maria aurait trouvé autre chose si ça n'avait pas été le Confesseur ; elle ne lui devait rien, n'avait jamais ressenti la moindre reconnaissance quant à lui, qu'elle avait toujours vu comme un outil comme un autre - rien qu'un outil à son ascension et à la nutrition de ses petits.

Tu n'étais peut-être pas assez forte pour te lever sur tes deux jambes de toi-même, ça n'a pas été mon cas.

Mais Diana-Maria resta parfaitement tranquille, à cet endroit où Letho se permettait de l'insulter éhontément, comme si elle avait eu besoin d'un autre pour quoi que ce soit.

Je comprends les émotions que cela peut faire naître en toi, et je ne te demande pas d'approuver ma démarche. Tu avais une foi aveugle en lui, ce n'était pas mon cas.

Aveugle était un mot important.
Elle soupira, se leva également, et lui tourna le dos.

Le marché noir ne sera plus jamais le même, Letho. Crois en qui tu veux croire, mais une révolte se prépare. Et je n'en suis pas l'instigatrice.

Elle lui adressa un regard par-dessus son épaule.

Tu vas devoir faire un choix. Mais dans cette ville qui est à nous, notre Understadt, le monde gronde contre celui qui a fait semblant d'être des nôtres.

Regarda devant elle, finalement.

Que tu le croies ou non.

Les questions de Letho étaient, évidemment, aux yeux de Diana-Maria, légitimes. Elle-même aurait posé celles-ci, si elle avait du être dans la même situation. Pourtant, elle ne peut s'empêcher un trait d'impatience, ou d'agacement, par rapport à l'insistance dont elle faisait preuve, et se grâcia d'avoir le dos tourné, car elle ne voulait pas lui en témoigner.

Lorsqu'elle se retourna pour lui faire face, elle s'était habillée à nouveau de la même compassion, de la même tendresse, de la même éternelle chaleur.
Pourtant, au fond du regard de Diana-Maria, une forme d'amertume gagnait ses lueurs.
Une amertume qui visait leur "bienfaiteur" ; le Confesseur.

J'ai appris avec le temps, Letho, que tout le monde nous ment toujours et qu'il ne faut faire confiance à personne.

C'était la raison pour laquelle elle avait cherché.
Elle s'approcha d'elle, et engloutissait alors la distance qui les séparait, se retrouvait bien vite extrêmement proche de Letho, et la faisant reculer, la bloquant contre la table derrière elle.

J'ai reçu un tuyau d'un des occupants du marché noir, et j'ai vérifié moi-même. Je les ai vus. Le Confesseur et le héraut.

Aucun doute possible.
Diana-Maria savait ses sources sûres, puisque sa source était elle-même ; elle était son propre témoin.

Ne faire confiance à personne, c'est la première chose qu'on apprend pour survivre en bas. Et la seule exception que tu auras faite à cette règle pourtant universelle t'aura rappelé comme il ne faut jamais s'y dérober.

Elle l'avait dit sans aucune forme de jugement, c'était une réelle compassion qui l'habitait.

Et je ne te demande pas de me faire confiance non plus, à dire vrai. Si tu voulais vérifier ces informations toi-même, je le comprendrais. Et je ne te retiendrais pas.

Pencha son visage, se rapprocha de celui de Letho pour que seulement quelques centimètres les séparent.

Mais j'attendrai une réponse, Letho. Seras-tu avec ou contre moi, si je devais prendre action contre lui ?

Diana-Maria fit tomber un regard grave sur Letho.
Mieux que quiconque, elle pouvait mesurer sa douleur.
Sans pour autant la comprendre, car Diana-Maria n'avait jamais été trahie, n'avait jamais fait confiance, n'avait jamais accordé quoi que ce soit, sinon aux enfants.
Elle était pourtant la mieux placée pour savoir à quel point la douleur de Letho était réelle en ce moment-même ; à quel point elle était vertigineuse.

Alors, respectueusement, elle garda le silence un moment, avant de le briser par un souffle tendre entre ses lèvres.

Je comprends.

Elle hocha de la tête pour accompagner ses paroles, d'un seul geste humble.

Je te laisserai mener ton enquête. Je te laisserai faire ce qui te semble juste. Je te laisse une semaine, Letho.

Elle leva le dos, droit, et recula pour ensuite tourner des talons, se dirigeant vers la sortie.

Dans une semaine, à la même heure ce jour, je reviendrai ici pour me quérir de ta réponse.

Et si tu devais choisir de te mettre en travers de mon chemin, Letho, je trouverai un autre chemin.
Car Diana-Maria n'avait aucune intention de lui ôter la vie.
Aucune intention d'attenter à celle d'une de ses soeurs.

A bientôt, Letho. Prends soin de toi, en attendant.

A dans une semaine.
Diana-Maria traversa la porte pour laisser derrière elle plus que des doutes et le silence.