- Miss ? Nous avons trouvé quelqu’un pour vous ramener chez vous. Oh… Pardon…

L’ouvrier se détourne rapidement alors que Delilah relâche le tissu de son haut qu’elle avait soulevé devant un miroir pour observer le bleu qui s'étend le long de ses côtes. Fêlées ? Probablement. Elle n’était pas une experte mais imaginait souffrir deux fois plus si les os avaient réellement été brisés. Elle n’en savait rien.
La jeune femme n’avait pas écouté les travailleurs et avait fini par quitter la banquette que laquelle elle avait dormi, pour longuement observer son reflet. Hormis son arcade, sa lèvre, toutes deux fendues, et son oeil au beurre noir, son visage s’en sortait plutôt bien. Après les deux premières offensives, son réflexe avait été de le protéger de ses bras, faute d’avoir pu continuer à rendre les coups.

- Il vaudrait mieux ne pas le faire attendre miss. C’est vraiment une chance pour vous.

Finalement, elle se détourne pour poser ses yeux sur l’ouvrier terriblement gêné, curieuse. Son mouvement trop brusque lui fait porter la main à ses côtes, lui arrachant une grimace qu’elle efface rapidement en surprenant le regard du travailleur, lui indiquant d’un signe de tête qu’elle le suivait.

Lui emboîtant le pas, Delilah prend le temps de constater son état. Ses vêtements de soirée et ses chaussures sont tâchés de sang et d’eau corrompue par la pollution du lieu. Mais ils n’étaient plus aussi humides que lorsque les ouvriers l’avaient ramassé dans la ruelle où elle avait été abandonnée, et elle avait bien moins froid maintenant que ses cheveux avaient également séché.
Elle est sortie de sa contemplation par un échange de voix entre deux hommes. Et quand l’un s’adresse à l’autre avec le vocable qu’on réserve aux dignitaires, et aux hérauts, elle se fige et chuchote à l’adresse de celui qui l’accompagne.

- Vous vous moquez de moi ? Vous avez demandé à un héraut de faire le taxi… ? C’est hors de question… Je me débrouillerai.

Mais déjà, celui qui s’adressait au héraut passe la tête par l’encadrement de la porte et annonce chaleureusement sa venue en lui tendant la main même si la jeune femme lui a intimé silencieusement de faire comme si elle n’avait jamais été là. Bien tenté, mais trop tard.
Alors elle s’avance et dépasse les ouvriers pour faire face à l’homme dont elle avait probablement déjà vu le visage un jour, mais jamais face à face.
Naturellement, ses épaules se redressent pour se tenir plus droite, tout comme la pointe de son menton pour poser les yeux dans les siens humblement. Dans son cou, la trace significative d’un bijou qu’on lui a arraché. La douleur lui vrille tout le côté droit, en plus du florilège de courbatures qui la lancent de toute part. Mais on lui a appris à respecter les hauts placés depuis sa naissance, alors elle incline poliment la tête.

- Monsieur, ces ouvriers ont été très attentionnés avec moi, au point de vous détourner de votre route première. Ne perdez pas votre temps précieux. Ma famille enverra quelqu’un.

Dire qu’elle était gênée qu’un héraut ait été interpellé pour la ramener aurait été un euphémisme et même si elle ne le montre pas, elle n’en mène pas large. Rien ne va dans cette situation, son allure, la situation, le regard soulagé de ceux qui avaient pris soin d’elle, et celui, indescriptible, de Gage Seadust, Héraut du Temple de l’Eau, même si elle soutient le dorénavant avec toute la contenance qu’elle pouvait avoir dans son état.

- Je vous remercie, cependant, pour votre considération, Sir Seadust.

Parler lui demande un effort considérable. Tout comme le simple fait de respirer lui était parfaitement désagréable.

Les lèvres closent qui tressaillent très légèrement quand le héraut s’adresse à elle, Delilah écoute sans interrompre, mais sans baisser les yeux malgré tout. Elle songe à quel point ses parents seraient mortifiés de la voir ainsi. Sa mère bien plus que son père d’ailleurs. Lui, couvrirait probablement l’homme d’Omni de louanges, de remerciements interminables pour avoir sauvé son petit miracle et d’excuses dans lesquelles il se serait répandu à cause de ce même miracle. Elle, en revanche, mettrait la ville à feu et à sang pour retrouver les quatre agresseurs et leur demander de finir le travail afin de réparer la honte d’interrompre ainsi le destin divin d’un héraut, qui plus est, dans un état pareil.

Il sourit. Delilah retient un soupir, plus par peur de la douleur que par peur d’être impolie. Les regards sont braqués sur eux. Il insiste, elle capitule.

- Vous êtes trop bon. Ma famille et moi-même vous serons éternellement reconnaissants.

Déjà il s’éloigne et la jeune femme s’exclame.

- Attendez, s’il vous plaît !

Cette fois, c’est elle qui prend l’acceptation du héraut pour acquise, alors qu’elle se tourne vers ceux qui l’avaient aidé. Elle déteste ce lieu, où la misère force à la violence ou au soutien sans pouvoir proposer d’autres options viables. Elle déteste la fumée âcre des usines, l’odeur de l’humidité et de l’eau stagnante qui remonte des égouts. Elle déteste devoir monter dans la voiture du héraut comme une princesse en détresse qu’on arrache à la fange en laissant derrière elle ses sauveurs.
Delilah fait un pas douloureux, mais l’ouvrier qui a entraperçu le bleu de ses côtes s’avance pour lui épargner la distance à parcourir.

- Merci, pour tout. Pour votre gentillesse et vos actions. Prenez soin de vous.

Il n’est fait, par ses lèvres, aucune mention d’Omni, remerciant seulement la bonté de l’être humain sans laquelle le héraut n’aurait pas dévié de sa route aujourd’hui. Elle ne s’en rend compte que lorsqu’elle se tourne à nouveau vers ce dernier pour le rejoindre d’un pas mesuré afin d’éviter à la douleur de se trahir sur ses traits de poupée abîmée.

- Je vous suis, Héraut. Je ne pouvais pas partir sans les remercier.    

Dans sa démarche prudente et douloureuse, elle espère que la voiture qu’elle aperçoit est la sienne, bien qu’aux vues des autres et de la direction de prennent les pas de son nouveau sauveur, elle en soit quasiment certaine. Ses foulées sont difficiles à suivre et elle clopine parfois pour le rattraper en grimaçant mais sans se plaindre ni lui demander de ralentir.
Et puisqu’il avance devant elle la majorité de leur court trajet, Delilah prend le temps d’observer sa carrure qui efface en partie la crainte du retour de ses agresseurs.

Pourtant, quand ils arrivent à la voiture, le bruit qu’elle entend dans une rue la fait sursauter de manière peu discrète et elle maudit la chose qui a provoqué cet effet sonore inquiétant.
Delilah détestait paraître fragile quand elle ne l’avait pas décidé.

Quand elle prend place dans la voiture du héraut, là où il aura souhaité qu’elle s'installe, sans discuter, le simple fait d’avoir dû se plier pour y entrer lui arrache un gémissement de douleur et elle a rapidement fait de se plaquer contre le dossier du siège.
Comme si de rien était, elle souffle.

- Ma famille vit à Terra Forma. La maison Evans. Mais vous n'êtes pas obligé de faire un détour, la première station de monorail que nous croiserons sera suffisante.

Quand la deuxième portière se referme, le silence s’installe brièvement, réconfortant et apaisant. L’habitacle de la voiture devient alors presque instantanément une bulle hors du temps d’où leur parviennent les bruits de l’extérieur, agréablement étouffés. Calme et rassurante, imprégnée par l’odeur du tabac qui chasse celle des rues de la zone industrielle, et de laquelle Delilah observe ce monde trop éloigné du sien à travers la vitre.
Mais rapidement, son regard est attiré par le héraut qui prend place à côté d’elle. Sa tête roule doucement contre le dossier de son siège pour poser les yeux sur lui. Il avait l’air harassé par la fatigue mais sans le connaître, elle était presque sûre de savoir ce que cet homme lui répondrait à une telle remarque.

Surtout après sa question. Qui lui glisse un sourire sur les lèvres malgré l’entaille dont elles se parent. Elle souffle avec douceur un mensonge par fierté, par crainte de lui peser, d’être un peu plus redevable.

- Ne vous inquiétez pas. La douleur passera.

Sentant son regard la détailler, elle baisse inhabituellement les yeux, gênée par les marques inesthétiques qu’elle arbore même si elle avait pu constater qu’elles auraient pu être pires. Avisant le paquet de cigarettes, elle relève les yeux, mais sans hésiter, elle tend les doigts pour en attraper une.

- Merci, c’est gentil, j’en ai bien besoin. Et ça doit se voir.

Pointe de malice et d’autodérision dans la voix, alors qu’elle porte la cigarette à ses lèvres démaquillées, Delilah se penche doucement vers le héraut lorsqu’il lui propose de l’allumer après l’avoir fait avec la sienne. Elle accepte bien sûr, et relève doucement les yeux vers lui, battant des cils, surprise.  
Mais elle s’amuse de ses remarques, qu’elle ne croit qu’à moitié, son sourire en coin la trahit sûrement et même si la proposition la déstabilise, elle hoche la tête.

- Je ne vous promets rien, les réflexes sont tenaces mais je vais essayer. Après tout, c’est un honneur également, de rencontrer l’homme derrière le héraut.

Ses yeux émeraudes ne l’ont pas lâché, emprunts d’une curiosité qu’elle peine à cacher, jusqu’à ce qu’elle doive amorcer un mouvement douloureux pour ouvrir à son tour la fenêtre de son côté, et faire tomber les cendres de la cigarette qu’elle porte régulièrement à ses lèvres avec soulagement.
Elle songe en effet au détour qu’il fera s’il l’accompagne au-delà de Terra Forma, mais la taille et la couleur du bleu sur ses côtes se rappellent à son bon souvenir quand elle aspire et expire un peu trop intensément la fumée de cigarette.

Elle grimace, hésite, lui jette un coup d'œil rapide quand il lui offre son prénom, y répondant par un sourire.
- Je ne sais pas si l’hôpital est vraiment utile… Tu sais. Je suis presque sûre que ça va aller.

Tout en parlant, elle avait abaissé le pare-soleil pour en utiliser le miroir et avait soulevé légèrement son haut, juste assez pour apercevoir le superbe violet sombre qui envahit ses côtes et qui la fait finalement céder. Le ton est à nouveau à la malice, autant qu’à la contrariété.

- Finalement… “Juste” Gage. Si vous… Si tu veux bien… Je crois que je vais aller voir un médecin avant de rentrer.

Et elle rajoute en reposant ses yeux sur lui, réalisant qu’elle ne lui a pas rendu la politesse, quand il lui épargnait pourtant toute forme de formalité pour son plus grand soulagement.

- Moi c’est Delilah. Juste Delilah. Enfin. Delilah, Del, Lily, Lilah. Tu peux choisir celui que tu préfères Gage.

Trop occupée à faire semblant d’aller tout à fait bien, Delilah ne remarque cette main qui s’approche d’elle que très tard malgré la proximité intimiste qu’impose l’habitacle de la voiture. Elle est déjà toute proche, si proche qu’elle a l’impression de la sentir contre elle avant même qu’elle ne se pose sur son corps meurtri. Immobile, elle suit sa trajectoire des yeux, le souffle plus court, jetant un coup d'œil à son sauveur. Elle aurait pu mal interpréter le geste et prendre peur, mais c’est tout l’inverse qui se produit.
Après une brève sensation de chaleur sous la pulpe de ses doigts curieux, le froid la remplace agréablement, provoquant un soupir de soulagement discret qui passe les lèvres de la jeune femme alors qu’elle ferme les yeux un court instant.
Le contact est léger, au point qu’elle pourrait se persuadé de l’avoir rêvé malgré la douleur qui semble s’être apaisée. Et quand il s’éloigne, quelque chose manque étrangement. Quelque chose qui manque de faire rattraper cette main par celle de la jeune femme. Mais elle n’en fait rien.

- Merci.  

Delilah se contente de lui offrir une moue faussement agacée quand il lui fait remarquer à voix haute qu’aucun de ses mensonges n’avait été convaincant, pinçant légèrement ses lèvres. Un sourire en coin, accompagné d’un regard félin, la remplace cependant bien vite pour toute réponse alors que la voiture démarre et s’élance dans les rues désertées.  

Et la question tombe.
Delilah s’était demandé s’il était homme, ou héraut, à la poser. Elle qui avait toujours les yeux posés sur le visage aléatoirement éclairé du conducteur, se fichant de toute évidence éperdument du paysage.
Un sourire amusé perle sur ses lèvres. L’homme posait la question. Elle constate alors qu’elle était, étrangement, plus encline à lui répondre, à lui.

- Tu vas te moquer de moi, si je te donne la vraie raison. J’ai été stupide. Vraiment stupide.

Face à tout autre type d’individus, elle aurait probablement éludé la question, ou menti. Raconter qu’elle avait suivi un garçon qui l’avait planté là, quelque chose du genre où elle aurait été la victime faible, innocente et pas la victime inconsciente.

- Je rentrais d’une soirée vraiment pas terrible et... J’ai poursuivi le voleur qui m’a arraché mon sac.

Avant qu’il ne se moque, elle ajoute rapidement, même si, à peine les mots échappés de sa bouche, elle a l’impression qu’ils sonnent comme la justification d’une princesse capricieuse qui surestime ses capacités. Ça l'agace. Mais le mal était fait.

- Je sais me défendre. Je fais de la boxe.

Secouant légèrement la tête, agitant ses cheveux blonds que sa mauvaise soirée n’avait pourtant pas ternis, elle soupire profondément, constate que la fraîcheur appliquée par Gage sur ses côtes est d’une efficacité redoutable.

- J’étais trop obsédée par l’idée de récupérer mes affaires… Il y avait quelque chose de sentimental à l’intérieur. Mais quand je l’ai rattrapé…

L’image se superpose et rappelle la peur qu’elle avait ressenti à cause de sa stupidité. Alors l’autodérision, encore une fois, pour se protéger en regardant le paysage cette fois. Elle n’assume pas beaucoup de raconter à voix haute ce retour de bâton quelque peu punitif.

- Il doit me manquer quelques cours pour arriver à gérer quatre pauvres types désespérés.

Sans autant de discrétion qu’elle aurait aimé en avoir pour surveiller les réactions de Gage à la suite de son histoire, Delilah avait coulé vers lui un regard en coin attentif. Elle s’attendait presque à une réprimande condescendante, comme si elle avait imaginé un instant que le héraut reprenne le dessus sur l’homme et qu’il lui rappelle sa condition.
Mais elle ne voit qu’un sourire, tout aussi discret que sa tentative de l’observer en secret. Décidément, ce n’était pas leur fort, ni à l’un ni à l’autre. Et celui-ci semble être rapidement contagieux car les lèvres de la jeune femme s’étirent à leur tour. C’était si doux, d’avoir été capable de le surprendre quand il semblait pourtant inébranlable, et quand il se met à rire, un sentiment de fierté insoupçonné vint s’installer dans la poitrine de Delilah, chassant, de sa chaleur, la honte qu’elle avait ressenti, et avec une facilité déconcertante.  

- Ne te moque pas ! Je sais à quoi tu pensais. “Oh, la pauvre fille, elle s’est fait avoir par un type bizarre.”, ou mieux encore, je suis sûre que tu as imaginé que je venais chercher de la drogue !

Ce n’était pas un reproche. Le ton était légé, amusé, et le rire de la jeune femme ne tarda pas à rejoindre celui de Gage. Encore une fois, la sensation de ne pas avoir à faire semblant devant lui était particulièrement libératrice et séduisante. Et Delilah avait l’agréable impression de se laisser griser par elle. Par sa présence à lui. Et par cette facilité déconcertante à lui parler même après ce qu’elle avait vécu et qui lui semblait pourtant bien loin tout à coup.
Et validée par lui, respectée, la douleur amoindrie, elle gonfle fièrement la poitrine, le port de tête altier et ce regard fier qu’elle lui offre quand il vient le chercher.

- Alors, je te rappelle quand même qu’à la base, il était tout seul. Donc je me suis dis que ça serait facile une fois qu’il en aurait eu marre de courir. Je ne savais pas que les abrutis chassaient en meute.

Elle n’est pas surprise par sa sollicitude. Elle est plus que touchée mais minimise la chose pour qu’il ne remarque pas le rouge qui teinte ses joues, et ses épaules s’affaissent un peu à l’évocation de ce qu’elle a perdu. Elle touche sa gorge, là où est le manque et la marque de la chaîne arrachée.

- C’est adorable, Gage, vraiment mais… Ils l’auront sûrement déjà vendu, ou fait fondre. C’était une chaîne et un pendentif en or. Un colibri avec des yeux en émeraude.

Le sourire qui suit est presque tendre. A l’évocation de cet objet perdu et des souvenirs qui y étaient attachés. Mais une petite voix lui soufflait qu’il n’y avait pas que le passé, qui la faisait sourire comme ça.
Elle a cependant à peine le temps de laisser son esprit glisser sur cette proposition de mise en pratique, qui lui laisse une saveur particulière sur la langue, que la lumière l’aveugle violemment.

Delilah a à peine le temps de réaliser ce qui était entrain de se passer, pour leur voiture, pour eux, pour celle qui manque de les percuter. Tout n’est qu’éclat de lumière, bruit de moteur grondant et mouvements brutaux et violents. Ses  ongles éraflent la surface de la portière à laquelle elle avait eu le réflexe de se raccrocher avec trop peu d’efficacité.

Quand elle réouvre les yeux, son corps ne gis pas dans les éclats de verre d’un parebrise qu’elle aurait pu traverser, sa tête n’a pas heurté le tableau de bord. Bien au contraire, la sensation qu’elle ressent contre elle est chaude, agréable, rassurante, malgré son cœur qui bat à tout rompre et son souffle rendu haletant par la peur.

- Gage…

Un murmure. Un constat. Leur proximité n’aide ni son cœur, ni son souffle à reprendre un rythme acceptable. Sa poitrine se soulevant encore bien trop rapidement sans qu’elle ne puisse la ramener au calme pour le moment.

- Je vais bien. Tout va bien. Je n’ai rien.

Un souffle. Une promesse. Pour rassurer l’homme qui avait fait barrière de son corps et qui l’avait protégée sans réfléchir. L’homme qui pouvait presque goûter les mots de la jeune femme  à même ses lèvres tant ils étaient proches l’un de l’autre.
Tremblante contre lui, sous le contre-coup de l’adrénaline, et de réaliser ’avoir frôlé un accident qui aurait pu s’avérer bien plus grave qu’il ne l’était finalement, Delilah relâche doucement le siège qu’elle avait agrippé pour porter avec une lenteur presque cruelle, pour elle comme pour lui, sa main au visage de Gage, si proche, sur sa joue qu’elle caresse du pouce.
Ses doigts remontent lentement jusque dans ses cheveux sombres, guidés par l’instinct et le besoin de ne plus lire l’inquiétude dans ce regard dans lequel elle se noie également pour se rassurer.

- Toi. Est-ce que ça va ? Tu n’es pas blessé ?

Un rire nerveux lui échappe alors qu’elle appuie doucement son front contre le sien en fermant les yeux à nouveau pour reprendre contenance.

- Il était inutile de te faire mal pour rester avec moi à l'hôpital tu sais… Je t’aurai probablement demandé de rester et de m’attendre, si tu avais pu. Ou si tu avais voulu.

Perdue dans la contemplation de ce visage si près du sien, Delilah voit la tempête naître dans le regard de Gage, comme une déferlante déchaînée qui menace de les avaler tous les deux et de tout emporter sur son passage : raison, prudence, sagesse.
Ils sont si proches qu’elle a l’impression de pouvoir lire en lui, d’être spectatrice de tourments et de dilemmes qu’elle ne fait qu’effleurer du bout des doigts, comme elle l’avait fait sur sa joue, comme elle l’avait fait dans ses cheveux plus doux qu’elle ne l’aurait imaginé, d’une caresse éphémère qui en voulait plus, mais sans en comprendre réellement le sens et les enjeux.
Seulement capable d’en comprendre l’intensité qui résonnait en elle avec une force qui lui paraissait semblable tant leurs souffles erratiques s’harmonisaient.
Elle contemple, sans le savoir, le combat de l’homme et du héraut dans un esprit fatigué, et ces yeux verts rivés dans les siens savent déjà qu’ils ont choisi leur camp depuis longtemps, encourageant le premier au détriment du second.

Dans l’habitacle étroit, attirée par la chaleur du corps du héraut proche du sien, il ne faut pas grand-chose pour se rapprocher de lui, prolonger cet instant hors du temps et de la raison, pour se glisser dans ses bras. Mais à peine a-t-elle coulé un regard sur les lèvres à portée des siennes, que Gage rompt cet arc électrique entre eux, en se détournant, l’arrachant à sa contemplation.

- Il faut croire que je t’ai peut-être légèrement déconcentré ?

Les mots lui échappent, bien trop suaves et bien trop joueurs après que la mort les ait pourtant frôlé de si près, totalement dictés par l’instinct et ce feu brûlant qui lui sert la poitrine et lui tord le ventre. Autant une façon de détendre l’atmosphère que de lui reprocher d’avoir réussi à détourner les yeux d’elle.

- Indemne.

Elle répète ce mot qui lui semble si absurde à cet instant, un sourire perdu sur les lèvres. S’il y avait bien une chose dont Delilah était sûre, c’est qu’elle n’avait absolument pas l’impression de s’en sortir indemne. Intérieurement.
Et une fois assurée que Gage n’avait pas été blessé dans leur embardée, c’est au tour de la jeune femme de détourner les yeux pour reprendre le contrôle sur ses instincts, ramenant ses doigts contre elle, légèrement crispés pour ne pas être tenté de s’enrouler dans le vêtement de son sauveur. Elle inspire profondément, secoue la tête avec détermination.
Égoïstement, elle songe qu’appeler sa famille mettrait alors trop vite fin à ce moment perdu dans le temps et l’espace. Le leur. Et elle n’en a aucune foutue envie.

- Je vois ma famille tous les jours qu’Omni fait. Je veux que ce soit toi.

Alors, quand Gage cède à son caprice sans y opposer la moindre résistance, elle a l’impression de respirer à nouveau et lui offre un sourire dans lequel transparaît une profonde satisfaction malicieuse, accompagnant son rire chaud et rassurant.  

Et si ses yeux s’obligent à fixer le paysage qui défile pour calmer le feu dans son corps et le rythme de son cœur, son innocence s’est déjà envolée depuis longtemps, alors qu’elle ne loupe pas une miette des regards que le héraut pose sur elle. Les savourant chacun avec un plaisir infini.

- Tu devrais regarder la route Gage.

Son sourire s’étire sans lui jeter un regard, du moins en apparence, et à mesure qu’ils approchent de l’hôpital, la jeune femme sent le contrôle dont elle disposait jusque là, lui échapper lentement.
Les yeux de Gage.
La princesse frissonne et peine à rester sage, portant ses doigts à ses lèvres par moment, une main contre sa gorge avec pour prétexte de s’assurer de l’état de ses blessures. Innocemment. Faussement.
Un bien piètre un natif de l’eau. Qui attise délicieusement le feu au lieu de l’éteindre.  

Apercevoir les lumières de l’hôpital sont autant un soulagement qu’une cuisante déception. Le moment arrive trop vite, elles sont aveuglantes pour deux êtres plongés dans l’intimité de la pénombre.
Et quand la voiture s’arrête, la jeune femme reste quelques instants immobiles, fixant l’enseigne du bâtiment, avant de couler un regard à son compagnon d’infortune, posant une main sur la sienne, qui remonte lentement le long son bras jusqu’à son épaule.

- Tu as le droit de changer d’avis. Ils pourront contacter ma famille ici. Tu es libre.

Un éclat brille dans ses yeux alors qu’elle s’extirpe de la voiture, son corps semblant avoir oublié brièvement la douleur, au profit d’une sensation bien plus douce. Une fois dehors, une sensation de froid la saisit cependant. Loin de sa chaleur.  

Promenant ses yeux sur le petit matin qui commence à poindre, Delilah prend une profonde inspiration, profitant d’être seule un bref instant pour ne plus avoir à masquer son trouble en présence du héraut. A peine a-t-elle emplit ses poumons que la douleur de son corps se réveille doucement, mais contrairement à son réveil sur la banquette miteuse de la salle de pause, elle s’éveille également plus paresseusement comme engourdie par d’autres sensations bien plus dévorantes.

La jeune femme ne bouge pas, mais frissonne en entendant les pas de Gage contourner la voiture et se rapprocher pour la rejoindre.
Lorsqu’il lui fait face, elle relève le menton vers lui, princière, et l’accueille d’un sourire doux mais particulièrement joueur qu’elle n’arrive pas à masquer en constant la proximité qu’il instaure entre eux, et de façon totalement volontaire cette fois. La main qu’elle avait porté à ses côtes s’en éloigne alors très rapidement, comme pour faire oublier à son sauveur qu’elle était mal en point.

Elle doit admettre que pendant un bref instant, elle est véritablement déstabilisée par la proposition de Gage. Surprise, déraisonnablement charmée. Répondant au jeu qu’elle avait engagé dans la voiture en perdant pied. Son attitude avait donc bien changée, elle n’avait pas pris ses rêves pour des réalités.

- Je n’ai vu aucune plaie nécessitant de soins particuliers.. Je ne suis pas médecin mais…

Elle s’interrompt, mais boit ses paroles. Son front contre le sien lui fait fermer brièvement les yeux alors qu’elle échappe un petit rire, entre l’amusement et la nervosité, alors qu’elle prend appuie contre la voiture pour garder l’équilibre.

- Rien de bien méchant ? Tu trouves ? Moi je m’inquiète.

Elle reprend ses mots, le souffle court.
Plus question de porter sa main à ses côtes. Cette fois, les doigts de Delilah se posent délicatement, trop lentement, sur celles du héraut alors qu’elle garde ses yeux rivés dans les siens, son souffle mêlé à celui de Gage. Sa main remonte lentement dans un frôlement fébrile qui pourrait presque sembler calculé, traçant une ligne imaginaire jusqu’à son épaule sur laquelle elle se pose, puis se crispe, agrippant le vêtement.

- Cela dit, il semble que tu aies un peu chaud toi aussi… Et tu n'as l'air blessé. Si ce n'est touché dans ton orgueil ?

Un rire, alors que ses yeux coulent brièvement vers les lumières de l’hôpital.
Elle aperçoit une silhouette sous le porche, peut-être un soignant qui s’était aventuré dehors en voyant la voiture, pensant peut-être pouvoir aider. Il semble cependant que ses pas aient été stoppés par le rapprochement qui s'opère entre elle et Gage, et dans lequel il hésite à s’immiscer.
Sa voix mal assurée s’élève depuis les quelques mètres qui le sépare du duo.

- Tout va bien ? Je peux vous aider ?

Le regard qu'elle pose sur le héraut, que le soignant ne semble pas avoir reconnu dans le jour qui se lève à peine, et la tempête qu'elle contemple encore dans ses yeux pousse la jeune femme à répondre à l’inconnu en lui adressant un superbe sourire.

- Non merci. Tout va bien. On allait partir.

Puis elle relève les yeux pour adresser un regard entendu à Gage, impérieux, malicieux et en proie à une délicieuse perdition. Et quand une petite voix intérieure ose encore lui demander ce qu'elle fabrique, elle songe qu'elle aurait bien pu y rester, dans cette ruelle sombre.
Et qu'elle n'était pas du genre à se morfondre.

- Je te suis.

Elle aurait pu le prévoir, l’entrevoir, puisqu’elle le fantasmait déjà, mais la jeune femme se laisse surprendre par les doigts glacés qui viennent frôler de nouveau son corps meurtri, mais cette fois-ci, ils touchent comme on effleure quelque chose de défendu. Et le geste lui fait perdre le fil, alors qu’elle était pourtant prête à reprocher au petit cachotier qu’était Gage, de ne pas lui avoir révélé plus tôt qu’il était médecin. Le toucher délicat lui arrache un frisson difficile à masquer mais c’était de bonne guerre et Delilah ne comptait pas nier qu’elle appréciait grandement que Gage lui rende les coups.

Sa tête bascule lentement sur le côté avec un sourire en coin et un regard faussement innocent. Elle se venge de ses cachoteries en restant silencieuse, hochant seulement la tête en signe d’approbation, en le caressant des yeux, toujours agrippée à son vêtement mais parfaitement immobile.
Elle s’inquiétait, c’était vrai, de la pente sur laquelle ils s’entraînaient, une minute sur deux.

Quand ils sont interrompus, elle aurait presque tapoté l’épaule de Gage comme calmer son propre sentiment de contrariété, partagé. Mais l’interruption est courte et elle n’en a finalement pas besoin. Malgré tout, elle ne parvient pas retenir un sourire malicieux quand elle croise le regard du héraut par-dessus la voiture dans laquelle ils s’apprêtent à remonter sur son propre coup de tête.
Elle réplique, pas déstabilisée mais piquée par sa remarque.

- La prochaine fois, tu éviteras d’omettre que tu es médecin.

La jeune femme répond la pique suivant par une lueur de défi dans le regard avant de revenir s’installer bien sagement dans la voiture.

Le trajet jusqu’à l’appartement est étrangement silencieux, à la fois terriblement long, et pourtant en un rien de temps, Delilah se retrouve seule dans le hall, pendant que Gage part chercher quelque chose dans ce qui semble être la salle de bain alors qu’elle avance lentement dans ce lieu inconnu, le regard curieux. Des yeux, elle détaille, observe, cherche à en apprendre plus sur l’homme qui y vit, jusqu’à ce que celui-ci revienne.

Alors, docile, elle avise le canapé, et s’y installe lentement, attendant qu’il la rejoigne, le sourire aux lèvres.

- C’est ici que vit Gage quand le héraut n’est pas là ?

Appuyée dans le coin du canapé, elle avait les yeux rivés sur la lumière du jour qui envahissait un peu plus le ciel, témoin de leur étrange et dévorante rencontre. Finalement, sa proximité ramène son entière attention sur lui, et elle scrute avec attention la trousse de premiers soins avant d’accrocher le regard de Gage à nouveau.

- Et donc… Tu es médecin hm ?

Elle n’avait pas oublié le petit reproche à lui glisser, même si son regard assombri par ses instincts auraient pu lui faire oublier jusqu’à son propre nom quand elle replonge dedans, aveuglément et sans filet pour la protéger.
Avec une lenteur calculée, et sans grande timidité, elle roule délicatement son haut entre ses doigts afin de d’offrir à la vue de son… médecin, ses côtes, ses bleus, ses éraflures.

- Je suppose que la douleur serait bien plus intense si elles étaient cassées, ou même fêlées, qu’est-ce que tu en penses ?

Un sourire perle sur les lèvres de Delilah quand la réponse de Gage lui parvient depuis la salle de bain. Car côté mystère, l’homme en était un vrai. Attisant sa curiosité plus que de raison. Il l'intrigue et la fascine dans un monde où beaucoup de choses lui semblent trop souvent fades, sans intérêt, sans intensité, vides.
C’était trop fou. Comme un rêve dont on garde jalousement le secret de peur qu’il disparaisse. Comme une parenthèse dans sa vie, où plus rien ne comptait, hormis un profond sentiment de liberté, guidée par l’instinct dévorant. Où rien n’avait de sens si ce n’était de simplement vivre chaque instant comme s’il avait été le dernier. Avec lui.

Delilah hausse un sourcil, surprise, et laisse entendre un rire dont la provocation et l’espièglerie sont palpables alors qu’elle souffle.
- Médecin légiste ? Il aurait donc fallu que les ouvriers me trouvent morte pour que tu m’avoues ta profession ?

Elle bat des cils, ne se privant pas de piquer les sens de Gage en levant les yeux vers lui alors qu’il se penche sur elle, lui coupant brièvement le souffle. Elle ne s’était jamais privée de rien.
Le tissu de son haut glisse de ses doigts, abandonné. Pas le moins du monde gênée d’être dévoilée à ses yeux.
Malgré tout, elle frissonne, de froid sans doute, ou sous son regard qui la caresse d’abord. Puis sous les doigts de glace qui parcourent son corps malmené lui faisant fermer les yeux par moment, s’arrachant ainsi parfois à la contemplation du visage à nouveau si proche du sien.

- Tu me rassures. Ce n’est vraiment pas grand chose alors. Je leur avais dit, là-bas, que ça passerait. Je te l’avais dit aussi, dans la voiture.

Sourire malicieux, moue mutine et regard taquin qui cherche le sien, un nouveau frisson la secoue sous la main de Gage qui semble s’être réchauffée contre sa peau à elle. Elle n’a pas besoin d’en suivre le geste des yeux, son passage semblant creuser sur son épiderme, des sillons brûlants, électriques.

- Moi ? Je vais bien, j’ai déjà oublié. Je n’y pense déjà plus.

L’esprit trop accaparé par ce contact qui ne se rompt pas, pour son plus grand plaisir, alors qu’elle avait, au même moment, enroulé ses doigts autour du poignet de Gage lorsque celui-ci frôle sa joue, refusant qu’il s’éloigne à nouveau.
Peut-être que la peur reviendra, peut-être qu’elle regrettera de l’avoir enfouie, de l’avoir ignoré en pensant se renforcer. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle ne voulait plus penser. Juste vivre. Guidée par une folie douce, l’instinct, l’interdit. Grisée par lui.

- Mais… Gage… J’ai froid.

Ce n’était pas tout à fait vrai. La chaleur l’envahissait, contrastant avec la température ambiante d’un appartement resté vide pendant longtemps, mais s’accordant avec celle qui émane du corps qu’elle retient près d’elle.

Mais elle n’avait pas oublié leur petit jeu.
Celui que Gage avait prolongé près de la voiture.
Et ses yeux brillent dans la lumière pâle du jour alors qu’elle lui sourit, se redressant doucement pour se rapprocher de lui.

Enivrante sensation des caresses sur sa peau dévoilée et dévorée par les frissons, alors que le souffle contre sa nuque lui fait l’effet d’une décharge électrique dans le creux de son cou et qui dévale son dos jusqu’au creux de ses reins qui se creuse légèrement. Cette sensibilité lui arracherait presque un hoquet satisfait qu’elle retient au bord de ses lèvres entrouvertes sous son souffle qui s’accélère.

Il ne l’écoute pas, elle en est presque sûre, elle le voit bien lorsqu’il perd son regard dans le sien qui l’accueille sans retenue. Mais comment lui en vouloir. Delilah n’écoute plus non plus, ni la raison, ni le bon sens, ni la retenue.
Le silence du lieu, rend leur rythme et l’intensité de leurs soufflent déjà assourdissant à ses oreilles. Et il n’y a plus que ça qui compte. Le chemin que prend les lèvres de Gage lui font serrer ces doigts sur le dossier du canapé, la contraignant à fermer brièvement les yeux.  Elle perdait pied dans sa perdition à lui, où peut-être était-ce l’inverse.
Tout devenait flou, brumeux, instinctif.  

Sa voix grave est une attaque de plus à sa psychée. Elle qui pensait encore pouvoir résister par fierté, simplement pour le plaisir de gagner.
Mais il résistait, le fourbe. Du moins, il faisait diablement bien semblant.

- Qui se ment vraiment, de nous deux ?

Les yeux dans les siens, presque secouée d’un tremblement.
Gage avait choisi le surnom. Lilah.
Il est brûlant sur ses lèvres.
Alors tant pis pour la fierté, elle ne la satisferait jamais autant que le fait de sombrer de toute façon.

La main de Lilah quitte le bord du canapé et s’enroule cette fois dans le tissu qui compose le vêtement que Gage porte toujours et sans ménagement, elle l’attire à elle, ou se hisse contre lui, pour venir sceller ses lèvres aux siennes, capricieuse, impérieuse, et ne souhaitant souffrir d’aucune résistance, ni de sa part à elle, ni de la sienne.

Mais de résistance, elle n’en rencontre aucune et un sourire naît sur ses lèvres qui tremblent de le goûter enfin, mêlant quelques coups de crocs à l’échange passionné qui leur brûle les ailes.
La douleur, quand elle passe ses bras autour du cou de l’homme et non du héraut,  est presque un bienfait inhérent à l’expérience, rappelant alors toute l’histoire, depuis ses débuts.  

Elle cherche sa chaleur, même si la sienne est déjà presque intenable. Et dans un soupire, le souffle court, elle murmure son prénom, “Gage.”, le sourire fier et le regard ardent, mais ne lui laisse pas le temps de répondre.