L’atmosphère d’Ashever était emprunt d’une pureté grandiose qui ravissait les narines du commandant de la division de protection divine.
Céphas appréciait ces moments à déambuler dans les rues de la capitale, souvent sans but, mais pas cette fois.
Ses manches volumineuses repoussées par le souffle du vent en des mouvements irréguliers, un sourire figé sur un visage vide de toute expression sincère, la Principauté se dirigeait d’un pas félin jusqu’à une imposante bâtisse, monument à la guerre et ses blessures.
C’est ici que se trouvaient les bureaux de la division médicale, reconnue dans tout Hakar pour ses techniques avancées et la précision de ses chirurgiens.
Nul doute que les soldats de cette division n’avaient aucunement le besoin d’envier quelconque talent en provenance de Dawndale.

Céphas traverse l’encadrement des portes unes à unes, enrobé d’une tenue au blanc immaculé, entâché d’aucune éraflure, d’aucun effort.
Il en tirait une certaine fierté, à n’effectuer aucune tâche susceptible de souiller la pureté de son hakama.
Et son aspect était suffisamment reconnaissable pour qu’on ne prenne pas le temps de lui demander qui il pouvait bien être, Céphas n’ayant rien d’un inconnu.

Une fois rendu jusqu’au bureau de la Principauté en charge de la division médicale, Deirdre Walsh, Céphas eût à peine le temps de s’avancer de quelques pas avant d’être aussitôt accaparé par le timbre lugubre de son interlocutrice.
A sa première réflexion, le sourire du garde divin s’étire, sans vie.
Il reste à l’écoute, même lorsqu’elle relève l’ironie de ses efforts.
Deirdre avait toujours été facilitée dans son ascension par son père, le Gourou de l’Ordre de la Lune, c’était une certitude, mais quiconque avait un tant soit peu cette dernière pouvait attester sans mal qu’elle serait parvenue à obtenir les mêmes choses à la seule force de son esprit.
Quand bien même eût-elle été érigée en véritable divinité par les adeptes du culte, elle se montrait visiblement à la hauteur de son prestige.

Sa question lui arrache un rire amusé, frivole.
« Le maître » ?
Sûrement avait-il plus changé que ce qu’elle semblait croire.

N’y vois pas d’insulte, mais j’ai toujours trouvé que la facilité recelait en elle une forme de poésie. Je me réjouirais que tout soit aussi facile que ce que tu sembles insinuer.

S’avance de quelques pas dans le bureau, en direction de la décoration visiblement encore laissée en place par le dernier occupant à ce titre.
Une main curieuse s’extirpe de sa manche pour venir côtoyer les courbes d’une statuette de bronze, interloqué par sa forme curieuse.
D’un air distant, il poursuit.

Être un messager ne fait pas partie de mes prérogatives. Sans nul doute le “Maître” serait en mesure de te contacter lui-même, si le besoin s’en fait sentir. Tu es son propre sang, après tout.

Relâche finalement l’attention portée à la statuette.
Bascule sa tête en direction de Deirdre.

Tu sais bien que je ne suis pas du genre à me rajouter du travail.  

Sa réponse n’était pas tout à fait inexacte.
Non, bien entendu, elle ne savait pas grand chose du lui actuel.
Qu’il s’agisse de son rapport au gourou de l’Ordre de la Lune ou bien à l’Ordre lui-même, Céphas avait évolué dans son approche, tout comme dans sa position.
Bien loin d’être un simple adepte, représentant dorénavant le plus haut stade qu’il pouvait espérer en dehors de celui du Séraphin, Céphas était désormais une figure prestigieuse de l’organisation.
Bien loin de profiter de cette image pour s’attirer la vénération et les louanges, cela lui apportait malgré tout un certain confort : on n’aboyait plus des ordres à Céphas, on lui transmettait des demandes.

Deirdre faisait mine de nier son affiliation au gourou et l’homme ne s’encombre pas de quelconque rhétorique ou jeu de devinette, son regard traduit la certitude de ses propos et, d’un haussement d’épaule, chasse toute possibilité de contestation.

Néanmoins, l’attitude du père envers sa fille apparaissait comme plutôt étrange, aux yeux de Céphas.
Puisqu’il avait accordé suffisamment d’importance à cette dernière pour demander au Principauté de la division divine de garder un œil sur elle, pourquoi s’empêchait-il de s’adresser directement à elle ?
Cette méthode apportait bien peu de discrétion et s’il avait bien compris quelque chose au sujet de l’homme à la tête de l’Ordre de la Lune, c’est qu’il n’avait rien d’un imbécile.
Répond, toutefois.

Désolé, Deirdre, tu devras subir mes paroles plutôt que les siennes.

Son bras s’enfonce dans la manche nuageuse de sa robe blanchâtre avant qu’il ne s’approche d’elle en quelques enjambées.
L’un de ses yeux s’entrouvre, lorsqu’elle évoque le fait qu’il soit là pour elle plutôt que pour lui.
C’était une évidence.

Comme tu dis. Je suis là pour toi.

A sa proposition, il acquiesce d’un hochement de tête distrait.

Volontiers. Le trajet depuis mes locaux jusqu’ici est particulièrement éprouvant. Cette chaleur est assassine. Un verre d’eau me conviendra parfaitement, cela dit.

Céphas se mure ensuite dans un silence observateur.
Scrute le bureau dans ses moindres détails.
Il n’était pas ravi de la savoir dans une pièce aussi rustique en comparaison de son rang, mais c’était sûrement mieux que de l’imaginer opérer comme Principauté de la division d’intervention.

C’est amusant. J’ai été éduqué dans l’idée de devenir ton serviteur et pourtant nous voici à une position similaire. Tu es même occupée à me servir un rafraîchissement. Je me suis toujours demandé quels seraient nos rapports, si nous n’avions pas cela.

Peut-être était-ce qu’il était venu vérifier, aujourd’hui.

Tu n’as jamais été mon serviteur.
Et l’ironie se dépose sur son visage sans la moindre forme d’amertume.
Bien sûr que si. se murmure-t-il.
Si l’Ordre avait confié Deirdre au Céphas encore enfantin, ce n’était pas pour en faire son ami.
Elle avait toujours été hissée comme une entitée supérieure, depuis son plus jeune âge.
Peut-être que si Céphas n’était pas parvenu à conserver son identité malgré l’éducation forcée de l’Ordre, il se serait lui aussi surpris à la vénérer à l’image d’une déesse.
Mais ce n’était pas ce qui s’était passé.
Céphas n’avait jamais vénéré personne, pas même Omni, quand bien même croyait-il au bien fondé de son idéologie et de ses règles.
Quand bien même il croyait en eux deux.

Laisse un ricanement sincère s’échapper à la bordure de ses lèvres alors qu’il s'empare du verre tendu au préalable par sa comparse.

Qui sait ? Peut-être que tu aurais du.

Le reste de ses paroles éveille la sympathie.
Céphas n’était pas sans savoir ce qui pouvait bien se dire sur elle ou bien sa mère depuis leur tentative de fuite, loin de l’Ordre.
Pourtant, il n’avait jamais ressenti la moindre colère vis-à-vis de Deirdre.
Au contraire, malgré le manque d’attachement qui avait caractérisé sa vie jusqu’ici, il se devait bien d’admettre qu’il avait apprécié prendre soin de la princesse de l’Ordre, d’être traîné dans ses aventures absurdes, au risque de subir les conséquences à sa place.

C’était peut-être ces moments qui avaient été les moins difficiles, là-bas.
Le verre toujours entre ses longs doigts, Céphas feint l’incrédulité.

Tu insinues qu’il t’es nécessaire de faire usage d’une médecine quelconque afin de te faire obéir ? Si tel est le cas, tu aurais perdu de ta superbe. Peut-être que tu aimes vraiment la facilité, après tout.

Puis, il trempe ses lèvres dans le liquide.
Rapidement le contenu du verre s’écoule à l’intérieur de sa gorge et c’est une fois complètement vide qu’il disparaît, en compagnie de sa main, à l’intérieur de sa manche.

Penche la tête sur le côté.

Le service te va particulièrement bien, cela dit. Peut-être que tu as trouvé ta vocation. Je te trouverais un usage, à ce sujet.

Laisse planer un court silence.
Avant de poursuivre.

Et maintenant ?

Maintenant que tu es Principauté.
Qu’est-ce que tu cherches ?

Céphas s’était épris d’un rictus timide lorsqu’elle déclare la limite qu’il avait dépassée.
Pourtant il ne ressentait aucune réprimande dans la voix, s’imagine un instant l’avoir amusée, avant que le froid termine de la prendre dans son étreinte.
Ils étaient similaires en cela qu’ils passaient leur vie à attendre la prochaine directive, le prochain ordre, quand bien même Céphas avait cessé de qualifier le gourou de l’Ordre comme son “maître”, il restait à sa disposition.
Alors, qu’elle attende simplement le prochain messager, c’était triste mais pas surréaliste.
On s’échappait jamais vraiment de cette organisation, après tout, et le rang de Principauté n’y changeait rien.
Cet homme était si ambitieux qu’il pourrait asservir le Sender lui-même.

Céphas croise les bras, toujours dissimulés à l’intérieur de ses manches, et tente vainement de capter le regard évasif de son interlocutrice.
Qui pouvait imaginer les tourments qui habitent un esprit aussi marqué que le sien ?
Le commandant de la division divine n’avait pas la prétention de saisir les nuances qui composaient Deirdre, mais il ne faisait aucun doute qu’elle ne semblait habitée d’aucune joie de vivre.
Un énième point en commun.

L’histoire contée au sujet de la révolution des hérauts de l’air attise sa curiosité et regard déposé sur la jeune femme se fait soudainement plus appuyé, plus présent.
Sa position en ce qui concerne la révolution, d’une manière symbolique, avait cela d’important que Deirdre était parfaitement en position de s’attaquer à l’Ordre en tant qu’institution.
Et si elle venait à éveiller les flammes de la révolte chez les adeptes, qui sait ce qu’il adviendrait de la quiétude que Céphas avait eu tant de mal à s'approprier ?

Et Deirdre embrasse son envie de pouvoir, alors qu’elle assoit une position dominante sur son siège; le menton levé dans sa direction.
Exprime son envie de prendre sa place.
A cela, les yeux s’ouvrent subitement.
Pour venir plonger dans les siens.
Fantasmées ou rieuses, Céphas n'appréciait aucunement les menaces.
Certainement que s’il ne s’agissait pas d’une relation qu’il avait tant de peine à qualifier, un rayon aurait déjà traversé les manches de sa robe pour venir se loger entre ses deux yeux.
Mais il se savait profondément incapable de lui faire du mal.
Alors, d’un ton faussement candide, il s'esclaffe.

En voilà, une sacrée ambition. En effet, mon siège s’avère être parfaitement confortable, si bien que je ne suis pas enclin à le céder. Pas même à toi.

Et le rire s’arrête brusquement.

Mais je te souhaite beaucoup de réussite dans cette tentative.

Qu’elle se déclare ainsi son ennemie était troublant.
Ses bras s’écartent afin de pouvoir s’avancer et déposer sur la table le verre qu’il avait conservé.

Merci pour le verre.

Pourtant, il n’était pas encore satisfait.
Alors, il poursuit.

Une dernière chose. Que signifie le pouvoir, selon toi ? Qu’est-ce que tu serais prête à faire pour te l’approprier ?

Les mots prononcés par Deirdre sonnent creux.
Elle était beaucoup trop intelligente pour prétendre sincèrement à cette réflexion.
Rien n’était réellement dû, tout devait un jour se payer et il était stupider de nier qu’elle payait déjà le tribut de tout ce qu’on lui avait un jour accordé.
Parce que même tout en haut de l’armée d’Arkmere, elle restait en attente d’un messager.

Avait-il été froissé par sa déclaration ?
Peut-être un peu oui, car si c’était bien la première fois qu’il lui accordait un regard de cet acabit, c’était aussi la toute première fois qu’elle déclarait convoiter quelque chose qui lui appartenait.
De tout ce qu’elle pouvait obtenir par envie, pourquoi devait-elle se tourner sur le peu qu’il avait déjà ?
Mais il n’y voyait aucune malice, pas venant d’elle, pas à son égard.
La percevait plutôt comme en quête de ses propres limites.
Deirdre n’était pourtant pas inoffensive.
Si elle convoitait réellement la place de Céphas, nul doute qu’elle serait en mesure de l’obtenir.
Raison pour laquelle, en dépit du lien, il devait se montrer méfiant.

Pourtant, elle abandonne bien vite l’objet de sa convoitise.
Tant pis.
S’en était déconcertant.

Je n’avais jamais imaginé que tu puisses convoiter quoi que ce soit qui soit en ma possession. A vrai dire, tu m’as troublé.

Sa définition du pouvoir était intéressante.
Il n’avait quant à lui jamais songé au pouvoir comme une influence qu’on exerçait sur la vie d’autrui, comme un droit de vie ou de mort.
Pour lui, le pouvoir se résumait à vivre sa vie à son rythme, à ne s’inquiéter d’aucun repas et à pouvoir vagabonder selon son gré dans une ville lumineuse, la respiration légère.
L’éventualité de sa mort, évoquée par Deirdre, lui arrache un frisson.
La mort était terrifiante, quand bien même écraser son dernier souffle de vie entre les doigts de Deirdre n’avait rien d’apocalyptique - c’était peut-être même la manière la plus douce de disparaître - il n’avait pourtant nullement l’intention de s’en aller ainsi au combat.

Le Sender mourrait avant lui, si le monde était bien fait.

Je vois. C’est une manière aussi personnelle que pertinente de percevoir le pouvoir selon ces critères. Pourtant, même si l’idée de déposer ma vie au creux de ta main n’a rien de désagréable, j’ai bien peur que ma position m’empêche de plonger dans ce genre de bataille. Si tu veux ce pouvoir sur moi, tu devras malheureusement t’y prendre autrement.

Céphas recule d’un pas, contemple la beauté de Deirdre.
Laisse un instant à la réflexion, hésitant.
Il n’avait pas la prétention de savoir ce dont elle avait besoin ou ce qu’elle désirait réellement.
Alors il dirait simplement ce qu’elle lui évoquait.

Est-ce que tu y crois réellement ? Au fait qu’on t’ait réellement offert quoi que ce soit ?

Un sourcil levé.

Pourtant, d’où je me situe, tu donnes l’impression de t’être fait subtilisée plus que ce qu’on t’as rendu. Ce que tu as aujourd’hui, tu aurais pu l’obtenir par toi-même. Mais ils ont réussi à te faire croire que c’est grâce à eux ? Qu’ils te l’ont offert ?

Un sourire crispé, attristé.

Ton maître est une personne bien cruelle.

Céphas reste silencieux.
Les limites, ils les avaient déjà dépassées depuis un bon moment.
Il n’était plus l’animal de compagnie qu’il avait été pendant un temps, au service de ses maîtres dans l’Ordre de la Lune.
Devenu suffisamment puissant pour prétendre à demi-mot à une indépendance, du moment qu’il continuait à prétendre de son affiliation, il était vraisemblable qu’il ne serait pas inquiété pour ses propos.
Ou que feindre l’ignorance serait un prétexte suffisant à son pardon.
Mais pourquoi diable avait-il décidé de dépasser les bornes à ce moment présent, face à la personne qu’il aurait imaginé la plus proche de son tortionnaire ?

Et pourtant, lorsqu’elle expose en évidence son Olid, le regard de la Principauté ne dévie pas.
Parce que si quelqu’un eût été à l’écoute de cet appareil, il se pouvait tout aussi bien qu’il soit lui-même la personne en question.
Ne lui avait-on pas demandé de garder un œil sur elle ?
Ne s’était-il pas présenté étrangement rapidement à son bureau, sans s’annoncer, comme s’il savait pertinemment à quel endroit elle serait et à quel moment ?
Son bras quitte sa manche pour que son index vienne se hisser devant ses lèvres.
Un signe de silence.

Gloire au Maître, en ce cas.

Mais il était un Maître plus grand encore que celui de l’Ordre de la Lune.

Rendons grâce au Sender, porteur des paroles d’Omni et gardien de la paix d’Arkmere. Qu’il nous guide là où la Lune ne brille plus.

Se dirige ensuite en direction de la statuette de bronze qu’il avait précédemment manipulée avec curiosité.
Ne saurait dire pourquoi cet objet avait attiré son attention mais c’est dans un caprice félin, inexplicable, qu’il la fait quitter son emplacement.

Bascule sa tête dans la direction de son interlocutrice, le sourire qui ornait ses lèvres était dorénavant un peu plus vivant.
Comme il était bon de la retrouver, même si ce n’était qu’à travers des faux semblants et une fausse adoration pour un Maître dénué de tout pouvoir.

Puis-je ? En souvenir de nos retrouvailles. Car si je continue de faire aussi bien mon travail, je n’aurais probablement plus la nécessité de me rendre en ces lieux. Et de fait, je risque de t’oublier.

Quand bien même c’était parfaitement impossible.

Un sourire sincère avait orné ses lèvres alors qu’il s’emparait de la statuette, malgré l’avis plutôt tranché de Deirdre à son sujet.
Si elle trouvait l’objet aussi horrible, alors il l’en débarrasserait avec grand plaisir.
Ne savait même pas vraiment pourquoi il avait éveillé son intérêt dans un premier temps.
Son regard se pose avec curiosité sur le verre qu’il lui tendait désormais.

D’un pas agile, Céphas s’approche du bureau ainsi que de l’objet qui lui avait été tendu.
S’en saisit lentement pour venir le loger, lui aussi, dans l’espace mystérieux de ses manches.
Se fend d’un rire.

Qui ne le voudrait pas ?

Dans le même temps qu’il avait mis afin de terminer sa phrase, Céphas s’était reculé à une distance raisonnable.
Comme s’il venait de dérober une relique qui ne lui était pas destinée.

Détaille une dernière fois la pièce, pourtant anormale, avant de laisser apparaître une forme de satisfaction sur son visage.

C’était un délice de te revoir après tout ce temps, Deirdre. Reste à l’écoute, la capitale n’est pas toujours douce.

Entre le changement de politique au niveau des douanes et la solidification soudain des contrôles, il ne faisait aucun doute que quelque chose se tramait dans les plus hautes sphères de la société Arkmerienne.
Non pas qu’il s’y intéresse réellement, à vrai dire.
Mais il était toujours bon que Deirdre s’imprègne pleinement du contexte dans lequel elle était désormais établie, afin que rien de malencontreux ne lui arrive.
Elle n’avait de toute façon rien d’une innocente ou d’une princesse en détresse.
Pourtant.

Sans rien ajouter, Céphas quitte la pièce dans une démarche dansante, désinvolte.