S’il était heureux de renouer avec une relation du passé, loin dans le ciel, se rendre sur les ruines de l’Ancien Monde le mettait mal à l’aise. Auguste y revenait, régulièrement, pour accompagner son fils se recueillir sur les lieux supposés être la dernière demeure de feu son épouse, Léonore. Néanmoins, dans les circonstances de ce jour, une pointe d’angoisse se faisait ressentir dans son estomac. En chemin pour Tempelhelm, il ressentait le besoin de déglutir à plusieurs reprises, avec de la sueur en prime, comme s’il allait rendre son déjeuner, tout ça parce qu’il était effrayé.

Car oui, le Magnus avait peur. Il avait su se hisser haut dans sa nation d’adoption. Il renvoyait une assurance en toute circonstance, un sentiment de loyauté et de protection. Il jouait de tout cela pour montrer que ses convictions étaient sans faille, sa détermination solide, son projet le bon. Pourtant, alors qu’il foulait une terre tombée des cieux, une terre pourtant très familière, il sentit tout le poids des vaincus sur ses épaules. Et surtout, leur silence. Car pour venir ici, le moustachu avait fait chemin seul. Ni Skye, ni Terrence ne l’accompagnait, pas plus que son petit bonhomme toujours bavard et souriant. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, les épaules légèrement voûtées, il avait l’impression que les Hérauts, les civils, ses proches disparus le jugeaient. Est-ce qu’il faisait les bons choix ? Est-ce que ses deux Hérauts l’approuvaient ? Ce mutisme ne faisait que nourrir ses plus grandes peurs, car derrière toute cette assurance, cette frivolité, se cachait un homme qui voulait sincèrement faire le bien autour de lui, sur Hakar. Il voulait être digne d’eux, digne d’Omni. Ne pas répéter les erreurs d’avant la Chute. Venir ici, sans avoir accompli ne serait-ce qu’un des points de son programme, c’était un sentiment épouvantable.

Pour se rassurer un peu et ne pas venir avec un air complètement abattu, sa main droite ne cessait de glisser sur les contours de la relique que chaque Catharsis vivant avait pu obtenir. Un gri-gri, un souvenir du passé, un objet saint, un machin inutile, chacun avait son avis. Si bien évidemment il aurait préféré que cet objet précieux provienne de la Terre, qu’il soit du Feu ne le dérangeait pas. Au contraire, il le chérissait, tout comme il chérissait les souvenirs, la mémoire, le passé. Tout comme il espérait oublier les erreurs et les horreurs. C’était naturellement que ce fragment du noyau du temple du Feu avait trouvé place dans ses poches, au quotidien. Il le transportait avec lui, car ressentir son poids était une preuve que tout était vrai et que l’avenir avait encore la possibilité de prendre la bonne direction.

En apercevant Karma au loin, Auguste eut la sensation de ne pas être le seul mal à l’aise. Pourtant, le voir, ce visage du passé, dans ce lieu du passé, honorant l’Unique, eut un effet très bénéfique. Ou peut-être n’était qu’une histoire d’image renvoyée, d’ego… Le moustachu se redresse et sortit ses mains de ses poches. S’il ne s’étirait pas jusqu’à ses oreilles, son sourire avait le mérite d’être tout de même authentique.

- Oh non, pitié, tu pourrais bien m’appeler Moustachio que je ne m’en formaliserais pas !

Et comme il n’était pas contre une certaine familiarité entre eux deux, il n’hésita pas à le prendre dans les bras, une accolade amicale, parfaitement naturelle pour lui. En le relâchant, il jugea le physique de son vis-à-vis, d’un air un peu moqueur.

- Et toi alors, pas un kilo de plus ? Tu sais pourtant ce qu’on dit, les couples heureux prennent du poids ! J’espère que je ne me suis pas amusé à un mariage qui va se dissoudre dans un divorce, rassure-moi ?

Amusé par la tournure de sa discussion, le moustachu ne peut s’empêcher de titiller la belle pilosité qui fait sa fierté. D’autant plus qu’avec l’âge, elle ne prend pas un poil blanc ! Pas plus que sa belle tignasse, dorénavant bien plus longue que du temps des Hérauts. Sans doute l’héritage des bons gênes de ses parents. Son père n’a pas de calvitie à déplorer et de très beaux cheveux grisonnants. L’avenir ne peut que lui être radieux !

Si leur rencontre est amicale, elle est bien évidemment intéressée, comme le dit si bien Karma, sans aucune honte. Hochant la tête, Auguste s’y était préparé et il n’y voyait aucun inconvénient. L’une de ses lois les plus importantes sur Hakar est la suivante : entre Tempeleurs, il faut rester unis.

- Je me doute bien que tu n’as pas seulement envie de voir quel bel homme mature je suis maintenant, ni combien mon rôle de Magnus me prend tout mon temps. Je suis très heureux d’avoir un rôle important à jouer pour Dawndale, c’est certain. Cette nation a beaucoup trop subi d’horreurs et tu le sais, je ne suis pas insensible aux causes perdues, aux combats d’une vie, au dévouement…

Il laissa échapper un rire, teinté de nostalgie. Il désigna un banc, il y avait en a tant, présents pour prendre le temps de se recueillir. L’ancienne cité de Tempelhelm, ce qu’il en restait depuis la Chute, avait été pensé pour que ce soit un lieu paisible, de passage, de guérison. Il n’était donc pas rare de voir tout un tas de Tempeleurs assis en silence pendant des heures, contemplant les vestiges de leur passé. À son tour, il s’enfonça dans le banc, son dos trouvant l’assise plutôt confortable et son regard se perdant dans son environnement.

- Mais c’est dur. Très dur. J’ai très souvent le syndrome de l’imposteur. Je questionne mes deux Hérauts, mais je n’obtiens aucune réponse. Omni n’a pas le temps de se pencher sur ma petite personne auto-centrée. Alors, je me contente d’interpréter ma position au Conseil comme un « Auguste c’est super ! ».

Là encore, il gloussa en haussant les épaules avec nonchalance. Puis son regard, jusqu’ici un peu perdu, capta celui de Karma. Le sérieux revint aussitôt et il prit sa posture de Magnus.

- Comment ça se passe à Arkmere ? Est-ce que tu vis bien ce mode de vie très… Il cherchait ses mots, ne souhaitant pas le froisser, mais sans être hypocrite quand toutes les nations crient la même chose... discipliné ? Amaya et toi, vous vous en sortez ?

C’est avec une pointe de soulagement qu’il apprit pour le mariage bienheureux de Karma. En agitant la tête légèrement, approuvant ce qu’il venait d’entendre, le Magnus s’en réjouit. Son propre mariage a fini d’une manière bien triste et le voilà maintenant veuf. Bien avant cela, le sujet du divorce le taraudait bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Certains pourraient l’imaginer heureux par cette fin, emportant la dépouille de Léonore dans les fonds marins, en même temps que Tempelhelm chutait. La vérité, c’est qu’il aurait préféré batailler pour la garde de son fils dans un divorce honteux et épuisant, plutôt que de le savoir à moitié orphelin. Il ne souhaitait ni le divorce, ni le statut de veuf à Karma. À personne, pour être plus exact.

Il trouva un peu de réconfort dans l’avis de son ami. Il était légitime à sa place, avait démontré ses capacités et les Hakarois n’avaient pas d’argument pour le démonter. Si ce n’est, le racisme, mais allons bon, depuis son arrivée sur le continent, Auguste avait dû composer avec, lui qui « venait du ciel et ne comprenait rien à leur monde ». En attendant, les Tempeleurs (pour la plupart) souhaitaient sincèrement prendre part dans cette nouvelle société, s’y intéresser, s’y insérer. Tous ne sont certainement pas appréciés et avenants, à juste titre, mais globalement, le moustachu ne connaissait parmi les siens aucun ayant fait preuve de discrimination à l’égard des natifs du continent.

- Mon fils est allé au jardin d’enfants. Effectivement, aucun n’a eu le comportement d’un terroriste, aucun n’a essayé de renverser Dieu et aucun n’a cherché à anéantir le monde.

L’Havilliard riait, jaune. Les Hakarois étaient à des années-lumière de parfaitement saisir les horreurs par lesquelles les survivants du ciel étaient passés, mais soit, les Tempeleurs doivent être gravement autocentrés pour ne penser qu’à leurs petits malheurs.

Le sérieux revenu, il écouta l’analyse de Karma au sujet de sa nation d’adoption. À vrai dire, même s’il n’y avait pas spécialement mis les pieds pour s’imprégner de leur culture, rien ne le surprenait dans les dires de son ami.

Initialement, deux nations s’étaient proposées pour offrir l’exil à Auguste : Dawndale et Arkmere. Si cette dernière aurait pu le séduire, lui qui n’avait en rien perdu sa foi malgré les épreuves, lui qui zieutait chaque jour le ciel dans l’attente d’une victoire d’Omni qui méritait enfin le repos, avait préféré la neutralité, voire le dégoût de Dawndale en matière de foi. Étrange choix pour certains, rien de plus logique pour lui. S’enfermer dans une idéologie imposée ne lui plaisait guère. Si la situation n’était pas la même à Tempelhelm, elle présentait tout de même certaines similarités : en excluant toute autre forme de culte que celui d’Omni, les hérétiques avaient trouvé la force de ravager leur monde au nom d’Éclipse. Ce dernier ne lui provoquait que de la haine, mais tout de même, il sentait au fond de lui que les libertés individuelles et le libre-arbitre devaient pouvoir trouver leur place dans la société. À Dawndale, il se gardait bien de rappeler sa foi pour Omni, ne voulant pas donner plus d’arguments à ses détracteurs. Néanmoins, quiconque le connaît, sait qu’il n’a pas besoin d’afficher publiquement son culte pour prouver sa foi authentique, car seul Son avis importe.

- Je crois que les Hakarois ne saisissent pas à quel point nous sommes brisés. Ils pensent qu’on veut leur voler le pain de la bouche, leurs emplois, leurs responsabilités. Je ne peux pas leur en vouloir, va savoir comment nous aurions réagi si la situation était inversée. Tout ce qu’on veut, c’est ne pas reproduire les mêmes erreurs ici et il n’y a qu’à voir l’histoire de ce continent pour comprendre que notre passé peut éventuellement les aider.

Dans un soupir, il fit claquer ses mains sur ses cuisses. Encore une fois, aux yeux des plus vindicatifs, il devait apparaître bien imbu de sa personne, se croyant au-dessus d’eux, de leur histoire et de leur gestion des conflits. En présence de Karma, Auguste n’eut pas la moindre envie de se justifier, car au fond, il espérait et sentait que tous les deux pouvaient être sur la même longueur d’onde.

- Non, Dawndale n’a rien d’un terrain de jeu. Tout y est dangereux là-bas. Les trafics sont normalisés, le Conseil a de l’autorité que sur ceux qui veulent bien les écouter et les autres sont complètement corrompus. Un état, dans l’état, gouverné par trois êtres exécrables. Et quand ce ne sont pas les menaces intérieures qui nous inquiètent, les frontières nous font trembler. La folie est trop proche de nous. Il lui adressa un regard entendu, nommant la monarchie voisine par « la folie ». Je ne te parle même pas de l’infection, car je n’ai pas assez de temps pour m’en préoccuper. D’autres Magnus sont plus prompts à s’en charger. Heureusement que les imports/exports font marcher le pays et occupent assez les civils pour ne pas se lancer dans une guerre entre eux et les Ducs.