Non.

”Tu ne m’embêtes pas”, veut-elle poursuivre, mais les mots semblent se cogner contre les lèvres scellées. Le regard est las, vagabonde au plafond ou ce qu’il peut en être d’une tente - la toile laisse passer une blafarde lumière qui s’écrase lourdement contre elle.

Il lui semble que des heures passent tant les secondes s’écoulent au ralenti et le silence auquel elle s’abandonne n’est pourvu d’aucun sommeil.
Elle aussi, elle y pense.
Ca la hante comme ça hante toutes les adolescentes de son âge ; c’est ce qu’elle se dit ; à seize ans on a quoi d’autre à penser à part qu’on a merdé ? qu’on se regarderait pas dans un miroir sans avoir la nausée ?

Elle adresse une oeillade à peine à Lionel, mais bien vite le regard retourne à sa contemplation du ciel imaginaire. Elle n’est pas sûre de vouloir le regarder, même à travers la pénombre - peut-être a-t-elle peur de se reconnaître au fond de ses pupilles lorsqu’il parle de culpabilité.

Mais le sauver de quoi, Lionel ? Son père ?

Elle semble désabusée.
Pince des lèvres.

Crois-moi personne peut te sauver de tes parents. Ca regarde que lui, cette histoire-là.

Ou peut-être est-elle trop orgueilleuse ; peut-être a-t-elle peur de se retrouver encore devant Roy. Même après deux ans ça a des échos du vertige - comme si c’était hier que le coeur avait trébuché sur ces sentiments-là.

Eh, qui sait ? Peut-être qu’il s’est rendu compte que son daron c’était une merde et que maintenant il prendrait la main si on la lui tendait, hein. Mais moi je tends pas des mains. Jamais fait. Ca m’intéresse pas.

Elle ricane un peu, moqueuse peut-être.

Ton syndrôme du sauveur on dirait ton frère.

Mais bientôt elle arrête de se moquer aussi vite qu’elle a commencé.

Enfin, j’en sais rien. C’est ce que Alvaro a l’air de raconter de lui quand j’essaie de lui arracher trois mots de plus que d’usure.

Le regard de Mésange scelle définitivement les mots qui auraient pu glisser de ses lèvres. Abrupt et froid, comme toujours peuvent-ils être, Mésange s’arme cependant d’une tendresse qui ne lui ressemble qu’à peine. Lorsqu’il dit “Je veux tuer Ian Carter” elle s’entend proférer “je veux tuer mon père” et bientôt Mésange comprend que la rage ne s’est jamais éteinte à l’intérieur, qu’elle l’a rendue silencieuse mais que la moindre étincelle suffit à ranimer les braises.

La perspéctive l’effraie ;
Les émotions la terrifient ;
Elle ne veut plus y retourner, ne veut plus ressentir comme elle a ressenti.
Pourtant elle ne peut faire autrement - est-ce le cas de Lionel, se demande-t-elle - le coeur revient toujours où il s’est perdu deux ans auparavant ; le coeur revient toujours à Roy.

D’accord.

Elle serre des mâchoires gelées par sa propre immobilité.
Elle fronce des sourcils malhabiles avec ce genre d’émotionnalité.

Mésange dit d’accord et aucun mot ne saurait être de trop ;
Mésange dit un accord qui porte toutes les autorisations ;

D’accord, on va tuer Ian Carter.
D’accord, on va ramener Roy.
D’accord, on va tuer mon père.

Lorsqu’on en aura fini avec tout ça, il nous faudra rejoindre Dawndale, d’accord ?

Elle a entendu les écarts de Gage Seadust dans le royaume du progrès.
Le progrès.
Elle ricane.

Tu crois qu’Alvaro m’apprendra comment on tue un légat ?

Elle penche la tête vers Lionel.

Je vais tuer Ian Carter. Toi, tu ramènes Roy. Il ne m’écouterait pas. Et Ian Carter se méfierait de toi.

Mésange déjà voit le sang du patriarche sur ses mains et ça ne lui fait même pas hausser un sourcil.

Dors, maintenant, Lionel. On tuera personne si on a sommeil.

Les yeux de Mésange grands ouverts ;
Incapable de faire taire l’esprit qui chauffe.

Tuer Ian Carter.
Pas par conviction personnelle ;
Mais pour une fois, car cela comptait pour quelqu’un d’autre qu’elle.

Sans le dire car elle se refuserait un tel aveu ;
Serait prête à salir ses mains pour que Lionel dorme un peu.