S’il avait peur ? Bien sûr. S’il laissait ses craintes gouverner et mener sa vie ? Nenni. Seul l’Unique pouvait avoir de l’influence, seul Omni pouvait intervenir dans sa vie. Sinon, Auguste était le maître de son destin, comme le Seigneur est le maître du ciel, ne laissant aucune victoire à la créature contre laquelle Il combat depuis la Chute. Alors craindre et ployer devant des imposteurs ? Jamais.

Il n’y avait pas un endroit que le Magnus s’interdisait de traverser. Il n’y avait pas un seul territoire de Dawndale qui n’était pas sous la juridiction du Conseil. Non pas qu’il désirait plus que tout se sentir en terre conquise, comme un roi qui gouverne. Néanmoins, il ne voulait laisser planer aucun doute ; l’hégémonie des Ducs n’a pas lieu d’être. Il ne la reconnaîtra jamais, alors fouler leur prétendu territoire ne lui fera pas peur. Bien sûr, il ne désirait pas mourir, encore moins des mains de ces êtres sans foi, ni loi. Il n’était ni suicidaire, ni stupide. Et surtout, il était bien des choses, mais pas un peureux. Alors, si le devoir l’appelait, que le quartier soit mal famé, que la rue soit sous la « protection » de la pègre, ou que la ville soit le trône d’un criminel, il ne pouvait ignorer cet appel.

La météo était une fournaise, le climat pesant, le paysage vilain. Ce quartier n’avait rien d’idyllique et pourtant le Magnus n’avait pas traîné des pieds en s’y rendant. Ici, on l’attendait, un peu comme un symbole. Car c’est ce qu’il représentait pour ceux qui avaient hurlé son nom pour remplacer le précédent Magnus de l’Ordre. Il était celui qui avait des idées pour les sortir de leur misère, de leur peur, de leur soumission. Ils n’étaient pas tous rangés à l’avis d’Auguste, mais ceux qui l’attendait, la mort dans l’âme et des vagues espoirs dans le regard, eux si. Ils voulaient du changement, ils voulaient être entendus, ils voulaient rappeler que leur voix compte et qu’ils existent.

Il avait vécu dans la crasse, la pauvreté, la moisissure, la maladie, l’humidité. Comme eux tous. Ce passage dans l’Understadt n’était pas comparable, eux vivaient dans ces conditions depuis toujours, Chute ou pas Chute, rien n’avait évolué. Pour autant, le moustachu faisait preuve de beaucoup de compassion. Alors, comme ceux qu’ils écoutaient, il s’assit dans la saleté, respira un air vicié, bu une eau douteuse (goûtée pour s’assurer qu’elle n’est pas empoisonnée, tout de même) et grignota des biscuits rances. Parce qu’ils l’accueillaient dans ces conditions et parce qu’il était prêt à les écouter et à voir leur vie sans filtre.

Certains diront que ce n’était qu’un coup de communication, qu’une série de promesses qu’il ne tiendra pas. D’autres rétorqueront que c’était une preuve de considération et une envie véritable de changement. Quant à Auguste, il voyait cette visite comme une épreuve pour ses nerfs, une grande source de frustration, alimentant une nouvelle vague d’envie de destruction du système des Ducs. Rien n’allait assez vite pour eux, pour lui.

Alors qu’il était raccompagné par quelques partisans à sa cause, suivis de près d’une Skye au regard défiant quiconque de l’approcher armé de mauvaises intentions, une berline capta son attention. Aux sons étouffés de certains locaux, le moustachu s’attendit à une rencontre des plus désagréables. Et quelle ne fut pas sa surprise de tomber sur l’un des trois Ducs. Au premier coup d’œil, il ressentit beaucoup de colère et de mépris pour cet individu. En l’entendant parler, il le trouva tout simplement crétin, en plus d’être un être abject.

- Chez vous ? Parce que vous pensez avoir la moindre légitimité ?

Les locaux avaient fui, préférant épier cette conversation à l’abri de leur demeure, derrière le réconfort d’une fenêtre, en s’agrippant à un rideau pour décompresser.

- J’apprécie l’alcool, mais plutôt me rouler dans les orties que de partager un verre en si mauvaise compagnie.

Un mouvement dans son dos lui indiqua que son acolyte était prête à montrer les crocs. La présence du Duc des Sévices lui provoquait une crise d’urticaire et pourtant, le Magnus lui fit signe de se calmer. Bien sûr, Skye n’en fera rien, mais n’interviendra pas non plus pour le provoquer. Derrière les fenêtres se trouvaient bien des civils, mais aussi des ennemis. La pègre les entourait.

- Je doute que ma présence ici, chez les citoyens de Dawndale, soit votre seul motif pour sortir de votre trou et marquer votre pseudo-territoire. Je suis là, vous êtes là, et bien dites-moi tout, que l’on en finisse et que les civils cessent d’être terrorisés par votre présence.

En principe, le Magnus préfère se contenir, voire se retenir totalement. Pour être moins critiquable, pour ne pas donner de quoi le juger, pour taire son avis et ses émotions. Ici, face à un individu pareil, difficile de ne pas se laisser aller, ainsi il roula des yeux vers le ciel en l’entendant ricaner. Face à ce genre de types, à quoi bon s’imposer le silence ? Ce n’est pas comme si son avis avait une quelconque importance, ce n’est pas comme si ses paroles avaient la moindre valeur. Qu’il ait raison, ou non, qu’il se fiche de lui, ou non, cela lui en touchait presque une sans faire bouger l’autre.

- Oh joie, vous ne venez que pour moi.

À son tour il ricana, tellement heureux de cette exclusivité. Une occasion bien choisie tout de même, sans doute mûrement réfléchi par le rat face à lui. Sur son « territoire », à découvert, avec seulement Skye pour le seconder en cas d’altercation. Le hasard faisait drôlement bien les choses.

- Et alors ? Les citoyens qui enfreignent la loi se doivent de répondre de leurs actes devant la justice. Puisque vous prétendez faire partie de la nation de Dawndale, pourquoi ne vous pliez-vous pas aux règles, comme les autres ? Pourquoi imposez-vous une forme de monarchie dans un état déjà souverain ? Il haussa un sourcil, visiblement très perplexe. Deux poids, deux mesures. Vous choisissez de vous confondre parmi les citoyens quand cela arrange vos affaires. Je préfère vous considérer en dehors pour montrer à quel point vous décidez de votre propre chef de vous désolidariser des lois de ce pays.

La fumée expirée par son vis-à-vis l’incommodait, le rendant un tantinet plus irritable qu’il ne l’était déjà à la simple vue de cet homme. D’un geste agacé par cette odeur épouvantable, ou peut-être par les propos du Duc, le moustachu chassait la fumée qui s’approchait de lui.

- Je ne suis pas né de la dernière pluie. Je sais bien que la criminalité et tout ce qu’elle apporte existe depuis la nuit des temps. Je ne vois pas en quoi cela justifie que vous trois en soyez les « responsables ». Là encore, c’est trop facile de s’attribuer le beau rôle, de dire que vous contenez la pègre et la dirigez d’une main de fer, quand vous ne faites surtout qu’encaisser la marchandise et l’argent, sans jamais l’injecter dans la société. Vous tirez de cette mafia une richesse qui, gérée par l’état, pourrait être redistribuée, investie pour que nos jeunes ne soient pas obligés de choisir la drogue plutôt que les études pour s’assurer un avenir, par exemple.

Ponctuant ses propos d’un « buh » dédaigneux, il se mit à tripoter l’extrémité de sa moustache en plissant les yeux. Avait-il rêvé, ou bien le Duc des Sévices venait-il réellement de prononcer le mot « collaborer » à deux reprises ?

- Il n’est nullement question d’éradiquer « ces gens-là ». Pas plus que de les repousser dans un terrier invivable pour les oublier et prétendre qu’ils n’existent pas. Mon expérience d’un monde que vous n’avez pas connu a prouvé que ce n’est jamais une réussite. Je compte plutôt les aider, de concert avec les Magnus, pour qu’ils participent activement à leur avenir et qu’ils retrouvent une vie digne de ce nom. Je ne suis pas friand de l’exclusion et de la discrimination voyez-vous.

Bien qu’il soit réticent à le reconnaître, il fallait bien admettre que le Duc face à lui faisait preuve de civisme, laissant tout le loisir au Magnus de déverser ses paroles, comme un torrent de mépris, sans insulter pour autant (tout du moins, pas directement).

Il arqua un sourcil face à sa proposition de ne pas entrer en guerre ouverte avec les Ducs. N’était-ce pas déjà le cas et ne se trompait-il pas ? Auguste, lui, était persuadé que cette guerre avait débuté bien avant son arrivée au Conseil, bien avant la Chute, alors que certains citoyens se plaignaient déjà de la présence d’une pègre organisée.

- Protéger les vôtres, vous voulez dire vos deux frères de criminalité ?

Deux Ducs avaient leur identité dévoilée, le troisième non. Il supposait que c’était également un homme de leur trempe, ne se doutant pas qu’il se trompât, comme beaucoup. Le moustachu n’imaginait pas que son vis-à-vis puisse songer à qui que ce soit d’autre. Les civils ? Arrêtons de se voiler la face, ils ne sont que des outils pour étendre et faire prospérer leurs réseaux de pègre. Même les plus proches larbins ne doivent pas faire particulièrement partie de leur priorité en matière de protection.

- Vous avez une vision très partielle et très partiale de notre histoire. Et je dirai même, de votre propre histoire. Pourquoi pensez-vous que l’on vient se plaindre auprès de moi de tout ce dont les citoyens s’accommodent sans problème selon vos dires ?

Il haussa les mains au ciel, sentant le débat (si l’on peut parler ainsi) dans une impasse. Cette dernière était un lieu qu’il fréquentait bien trop souvent dernièrement, même avec ses collègues, c’était décourageant.

- J’ai toujours été transparent depuis que j’ai pris la parole ici : mon ego se trouve dans les souvenirs de souterrains que nous appelions l’Understadt. Il n’en reste plus rien, ils se sont écrasés en partie dans l’océan, en partie sous le poids de Tempelhelm. Je n’ai rien à gagner, je ne suis pas un chevalier en quête de gloire et j’ai plutôt tout à perdre, à commencer par ma liberté et ma vie. Je choisis de tout perdre, mais d’essayer. Je choisis de venir ici sans une armée, sans défense, vous pouvez même fouiller mes poches si le cœur vous en dit.

Il avança de quelques pas en direction du Duc, pour lui laisser l’occasion d’effectivement fouiller ses poches, d’analyser le fond de ses chaussettes même. Bien qu’il doutait de son envie de vérifier, de le toucher, de reconnaître la véracité de ses propos, là encore, il n’avait rien à perdre. Un seul mouvement douteux de la part de son vis-à-vis et sa capacité d’Arpenteur se déclencherait, dans un élan de survie.

- Et vous alors, que proposez-vous pour vous débarrasser des goules qui pullulent hors de nos murs ? Des armes pour se défendre ? De la drogue pour se donner du courage ? Des lieux de plaisirs pour se réconforter ? Ce que je propose, c’est une organisation, de ne pas attendre que les nuisibles franchissent nos murs, viennent nous cueillir dans nos lits bien chauds, alors que nous n’avons plus toute notre tête pour réagir, que nous ne sommes plus maîtres de nos armes. Ce n’est pas en se laissant envahir que l’on protège les siens, mais bien en les repoussant et sortant de son confort. Et j’ai comme l’impression que vous aimez les situations confortables.