D’un pas lent, il glisse dans l’entrebâillement de la porte menant à la bibliothèque. Comme souvent, Alessia s’y trouve, plongée dans un livre. Elle ne bouge pas en l’attendant et il s’avance jusqu’à la surplomber, dans le dos de son fauteuil. Il glisse une main sur son épaule, mais elle ne réagit pas plus. Il souffle alors : « Demain soir, je suis convié à une soirée privée pour la nouvelle saison de Ptomolemaea. Tu veux m’accompagner ? »

Il y a un silence, avant que la réponse ne soit murmurée : « Non. Mais vas-y, toi. »

Elios aurait pu s’épargner tout cet échange, en vérité. Il savait pertinemment que ça finirait ainsi. Voilà un certain temps qu’en dehors de véritables obligations, ils font un peu chemin à part, Alessia et lui. Cela ne le gêne pas tant que ça, mais il ne peut s’empêcher de lui demander, par politesse.

« C’est bien ce que je comptais faire, oui. »

Quelques jours plus tôt, l’invitation lui a été envoyée. Signée Lison B., la créatrice de la marque Ptomolemaea. Si elle est inattendue, cette invitation à une soirée PR fait mouche, aux yeux d’Elios. Il faut dire qu’il est homme à écumer les défilés, les inaugurations, les vernissages. Il y a dans l’art tout un terrain de jeu qui le fascine, lui qui est pourtant tout sauf un grand créatif (sauf peut-être au piano et encore… s’il était parfaitement honnête, même lorsqu’il improvise des airs de jazz, il a tendance à reprendre des riffs déjà entendus).

Il a un profond respect pour les artistes qui parviennent à retenir son attention et peut rester des heures à contempler une œuvre, si celle-ci capte son imaginaire. La mode, c’est un peu pareil, avec une dimension différente encore. La mode, ça se porte. Comme une parure qui dit des choses, exprime des intentions, passe des messages sans avoir à les prononcer. C’est en cela, aussi, qu’il accorde une attention toute particulière aux costumes qu’il porte, aux chemises et aux gants qui sont les siens. S’il est sobre dans ses tenues, la plupart du temps, parce que cela lui permet de se fondre dans la masse sans totalement être « comme tout le monde », il fait en sorte de ne porter que du sur-mesure. Une exigence qui lui ressemble bien.

Pourtant, il sait reconnaître, dans la haute couture, des excentricités et des éclairs de génie qui le captent, l’étonnent et l’impressionnent, parfois. Il a déjà assisté à un défilé de Ptomolemaea, l’année précédente, et apprécie le fait de recevoir une invitation à son nom, cette fois. Comme quoi il a été remarqué et l’attention lui plaît bien.

C’est pourquoi, le lendemain, dans l’un de ses plus beaux costumes, noir, avec veston et chemise blanche (sans cravate) et chaussures de cuir rouge foncé, pour se démarquer, il se rend à l’endroit indiqué par le carton d’invitation. Dans une soirée comme celle-ci, il aura fort à gagner à laisser traîner ses yeux et ses oreilles, tout autant qu’à profiter des créations qui, il le sait (il le sent), sauront le captiver.

À l’entrée, on vérifie son nom et on le laisse entrer. Une soirée privée qui attire du beau monde, comme il pouvait s’y attendre. Il reconnaît quelques visages connus : entrepreneurs, personnalités publiques et médiatiques… Il accepte une coupe de champagne et navigue entre les groupes, avec un fin sourire de circonstance.

Il achève d’échanger quelques mots avec l’un de ses partenaires et sa femme, puis s’éloigne tranquillement, à la recherche d’une autre personne qu’il connaîtrait, en ce lieu. La mode viendra après la politique et ce jeu de représentation, semble-t-il. Parce que les deux vont souvent de paire, même s’il n’est pas dit que dans le lot, tant que de personnes que ça soient véritablement intéressées par le défilé. Lui l’est, sincèrement. D’autres doivent probablement se dire que c’est the place to be, un endroit intimiste où l’élite aime à se montrer. Cela n’empêche pas Elios d’être un peu de ceux-là, également.

Une voix, soudain, l’interpelle de son nom. Il se tourne en sa direction et voilà l’hôtesse des lieux, la créatrice elle-même, Lison B. vêtue d’une élégante robe qui s’approche de lui avec un large sourire. Il le lui rend tandis qu’elle le salue. « C’est moi qui suis honoré par votre invitation, Madame. »

Il aurait dit plus si elle n’avait pas de suite enchaîné par une question qui laisse le Meltzer un instant figé, voire vexé. Il prend toutefois sur lui pour ne rien laisser paraître. Le voit-elle comme un homme désuet qui ne sait se vêtir ? Lui qui a toujours fait un certain effort en ce sens… il semblerait que ce ne soit pas assez. L’an dernier il a effectivement commandé un costume auprès de Ptomolemaea et comptait en faire de même cette année, mais les mots de la créatrice le piquent tout de même. Face à n’importe qui d’autre, il aurait probablement répliqué, acide. Mais là… c’est différent.

Les créateurs sont souvent des âmes légères, parfois loufoques. Si son ego en prend un coup, renouveler sa garde-robe, dit-elle, il conserve son sourire avant de lui répondre. « Oui, vous avez parfaitement raison. Je compte sur vos créations et votre vision pour retenir mon intention et vous commander un ou deux costumes. Jze suis sûr que vous nous réservez encore de belles choses pour cette saison. » Il s’incline légèrement avant d’ajouter : « Même s’il est de l’année dernière, j’ose croire que celui-ci me va toujours assez bien. » Fait-il presque comme pour se rattraper, ou avoir une validation. Oubliant sans doute à quel point la mode, celle de la haute-couture, se renouvelle très vite, au fil des saisons – voire même des envies – de ses créateurs.

Cela lui ressemble assez peu mais face à une artiste comme Lison B, il se sent un peu petit, comme en quête de reconnaissance auprès d’un esprit inventif et innovant qui le surpasse largement dans le domaine et dont il apprécie les créations.