La journée du Magnus de l'Évolution s’était articulée de manière un peu différente que d’accoutumée.
Sa visite dans les bureaux de sa branche avait été brusque, sans qu’il apporte dans le regard cette attention aux détails et à la précision.
En ce jour, un œil expert pourrait décrire Jacob comme quelqu’un de troublé, de préoccupé.
C’était aujourd’hui que sa femme, Euphemia Lindworth, devait revenir de son voyage d’une semaine à Tempelhelm en compagnie de son frère Graham Blomsberry.
Le voyage avait été organisé par Gisèle et validé par lui-même.
Gisèle s’était assurée que le service dont elle était chargée tourne comme une horloge lors de son absence et Jacob, quant à lui, avait procédé aux dernières vérifications.
Il va sans dire que si en cette période un événement venait à survenir en étant provoqué par un membre du service d’Euphemia, Jacob avait déjà fait en sorte de tout reporter sur lui-même pour ne pas l’inquiéter.
Persiste néanmoins une question : ce temps avait-il été bénéfique pour elle ?

En termes d’horaires, le Magnus s’était comporté comme un véritable tyran avec la ribambelle de chauffeurs et de véhicules à son service.
Le respect de son heure d’arrivée était primordial, puisqu'il ne voulait pas prendre de risque de la laisser seule en fonction de son état de pensée.

Jacob s’était rendu à gare d’Otterberg avec plus d’une heure d’avance, était resté dans son véhicule et avait profité de cette avance pour répondre à divers email en attente ou bien analyser les résultats transmis par Edouard sur leurs différents projets.
Mais l’esprit était ailleurs, toujours.
Jusqu’à l’annonce de l’arrivée du train.

C’est sans escorte qu’il s’était rendu jusqu’au quai d’arrivée et avait attendu avec une immobilité presque inquiétante qu’elle revienne à lui.
Les politesses furent échangées, bien entendu, et Jacob s’était chargé de prendre en main ses bagages jusqu’à la voiture.
Une fois dans le véhicule, prêt à démarrer, c’est à ce moment que le Magnus avait réellement commencé à se montrer plus expressif envers elle.

Je suis content de te revoir. Tu m’as manqué.

Jacob était aussi sincère dans ses paroles qu’il pouvait l’être dans sa froideur quotidienne.
Même s’il se montrait évidemment plus chaleureux avec elle.
Une main tendue dans sa direction pour saisir ses doigts.

Comment s’est passé ton séjour à Tempelhelm ?

Un regard un peu plus insistant.

Comment te sens-tu ?

Perdue.
Et Jacob ne doute pas de ses mots, ne doute jamais d’elle à vrai dire.
Il était particulièrement difficile de vivre dans la peau d’Euphemia, ça il pouvait bien l’admettre.
S’il était fautif de bien des maux en ce qui la concerne, qu’il s’agisse de son attitude ou bien de ce qu’il l’avait forcé à traverser, Jacob avait toujours tenté de se faire pardonner par des actions contraires ou par un investissement infernal dans un projet de réparation finalement peu cohérent.
Parce que, s’il y avait quelque chose à réparer chez Euphemia, ce n’était pas physique.
Et c’est avec beaucoup de retard que Jacob avait fait écho à cet état de fait.

Euphemia pose une question que l’on pourrait juger étrange venant d’un couple marié.
C’était tout à fait naturel qu’un mari vienne chercher sa femme après un retour de voyage, n’est-ce pas ?
Mais ça l’était un peu moins lorsque l’homme en question était Jacob Lindworth, l’homme de l’optimisation, l’homme de l’évolution, l’homme du factuel.
Peut-être qu’il y a quelques années de cela, il aurait envoyé simplement un chauffeur.
C’était une manière de prendre soin, sans pour autant être connecté à elle.
Jacob avait toujours été honteux de ce qu’il s’était passé.
Maintenant, il l’assumait un peu plus.

Je n’ai pas touché à ton four, Euphemia. A vrai dire, je ne suis pas beaucoup rentré, pendant ton absence. Le temps d’une douche et d’enfiler des vêtements de rechange.

L’appartement était toujours vide, sans elle.
Sans ses piaillements, ses excès dans la voix, son humeur tempétueuse.
Sans ce qui faisait d’Euphemia ce qu’elle était.

Le regard plongé dans le sien.

Je n’ai rien à me faire pardonner. Je suis venu parce que j’en avais envie.

Mais pas seulement.
Peut-être aussi parce qu’il s’inquiète pour elle.

Pourquoi est-ce que j’irais mettre des organes dans un four, d’ailleurs ?

Jacob était resté là, immobile et silencieux, avait offert à Euphemia la tribune qu’il lui souhaitait afin qu’elle puisse exorciser - au moins en partie - les démons qui l’habitent.
Pourtant le fond des yeux de Jacob s'animait de plus que sa froideur habituelle, on pouvait y percevoir un patchwork de divers sentiments, parfois contraires, parfois en osmose.
Elle lui en voulait pour avoir failli à aimer ce qu’elle était devenue à sa juste valeur et effectivement, le Magnus s’était rendu coupable de cela.
Sans jamais vraiment savoir après quoi il avait couru tout ce temps.
Est-ce qu’il voulait rendre à Euphemia ce qu’il lui avait volé ou se rendre à lui-même ce qu’il avait perdu ?
Avait-il toujours agit pour son bien à elle ou pour le sien ?
Perdu entre l’égoïsme qui la caractérise et son envie de lui offrir toujours plus, Jacob s’était oublié à un complexe divin pour s’investir par la suite d’une mission insurmontable.
Il n’y avait plus de marche arrière possible.

Le regard de Jacob se perd un instant, laisse le temps au corps de ressentir sans passer par le prisme de son analyse.
Un sentiment de honte.
La tête baissée.

Après presque une minute de silence complet, Jacob redresse la tête.
Le regard affirmé.
De sa seule main libre, le Magnus de l'Évolution était venu se défaire de son masque qu’il avait réceptionné sur ses cuisses pour venir le déposer à côté de lui.
Ce qu’il avait à dire, il voulait le dire avec clarté.

Tu as raison. Je t’ai traité comme une étape intermédiaire, quelqu’un d’insatisfaisant qui avait besoin de mon aide, de ma science, pour devenir ce que tu devais aspirer à être. J’ai eu tort. J’ai manqué à voir que derrière tes excentricités et les moments de vide, tu étais déjà parfaite. J’ai négligé la Euphemia devant moi parce que j’étais trop occupé à me persuader que je devais te rendre celle que tu étais. Me rendre celle que j’avais perdue.

Les doigts se resserrent.

Mais je t’ai gagné toi. Et tu n’as jamais cessé de m’accompagner, que ce soit dans l’Understadt, que ce soit dans les bureaux d’Elyon, que ce soit à Dawndale. Pourtant, j’ai profité de ta présence sans jamais t’offrir la mienne. Je t’ai rendu invisible et me suis isolé. Mais je ne souhaite pas continuer sur cette voie. Je n’ai aucune colère, aucune amertume, aucun mépris à t’offrir. A offrir à la Euphemia d’aujourd’hui.

Pour conclure.

C’est toi que j’aime, Euphemia. C’est toi que je suis venu chercher, aujourd’hui. C’est toi que je suis venu ramener chez nous. Le reste importe peu. Et ce qu’il te reste à traverser, on le traversera ensemble.

Comme ils avaient traversé la crise Nemesis ensemble.
Peut-être le seul moment où ils s’étaient retrouvés, dans tout ce tumulte, tout ce chaos.
Des mains qui ne s’étaient jamais lâchées.

Une larme face au silence.
Jacob ne pleurait pas : trop malhabile des émotions pour s’autoriser quelque chose d’aussi simple, d’aussi pur.
Il avait passé des années à synthétiser en ces quelques phrases tout l’amour qu’il pouvait porter à sa femme.
Alors la représentation de ses émotions prendrait bien plus de temps, prendrait une autre forme.
Qu’ils redeviennent l’un pour l’autre ce qu’ils avaient toujours été.
Relâche sa main dans un mouvement empli d’une certaine tendresse afin de dissimuler une nouvelle fois son visage derrière le masque.
Les émotions, il les adressait à Euphemia, pas à leur chauffeur, et la voiture ne tardera pas à arriver à destination.
Hausse un sourcil, à la dernière promesse.

Qu’est-ce que tu peux bien faire dans ce four, Euphemia ?

Parce qu’elle était très insistante, sur l’arrière-goût de cadavre.
Remarque, le goût de ce qu’il pouvait bien avaler en son absence devait certainement être semblable à cela.
Depuis une semaine il n’avait pas pris un repas chaud ou vraiment consistant.
Son esprit était occupé.
Par Euphemia, déjà, mais pas que.
Le combat du Magnus de l’Ordre contre la position des Ducs.
L’éventuelle disparition de Nemo Shepherd pourrait porter préjudice à l’avancée de son projet.
Quand bien même il était déjà parvenu à un résultat suffisamment satisfaisant pour être mis en application sur le corps humain.

Sa main se dépose contre la cuisse de sa femme.
S’il y a bien une personne en qui il avait confiance, à Dawndale, c’était elle.

J’ai besoin d’un cobaye, Euphemia. Pour mettre en application ce que j’ai découvert. Je dois commencer les modifications. Et j’ai besoin que ce soit discret.

Peut-être qu’avec de la chance, il pourrait même transmettre de l’énergie astrale dans un corps via un implant afin de soigner l’infection.
Ou bien rendre une Epeire insensible à cette dernière.
Dans un sens ou dans l’autre, une espèce allait prendre l’ascendant sur l’autre.
Ses doigts remontent le long de sa cuisse.

Est-ce que tu peux trouver ça pour moi ?

Jacob était resté stoïque.
Mais l'avancée de ses doigts sur sa cuisse s’étaient arrêtés alors qu’elle venait de se désigner elle-même comme cobaye potentiel.
Si Jacob laissait libre court à son pragmatisme habituel, il était évident que Euphemia était un cobaye parfait pour la suite de ses expériences.
Non seulement il connaissait parfaitement son corps et son niveau de résistance, la complicité qu’ils échangent et la confiance qu’elle lui accorde suffirait à augmenter le taux de réussite de son expérimentation.
Malheureusement, Euphemia était le cobaye parfait.
Il était été stupide de s’en priver.

Non.

Un regard échangé, brièvement.
Poursuit.

Je ne souhaite pas mener d’expérimentation sur toi.

Je ne le souhaite plus.
Du moins, pas tant que l’expérience en question ne serait pas indolore et garantie de succès.
Parfois, il était nécessaire de ne pas anesthésier les patients, sous peine de détraquer le système nerveux afin de l’endormir et modifier la propriété de l’expérience.
Jacob n’était pas convaincu d’obtenir un résultat satisfaisant en faisant usage d’une anesthésie.
Cela ne posait en général pas de problème, les patients de Jacob étant de toute manière rarement des volontaires.

Tu n’es pas un cobaye. Tu es ma femme.

Pas dans la vie qu’ils s’étaient promis de mener aujourd’hui, en tout cas.
Jacob pourrait garder cette expérience pour lui et trouver lui-même un cobaye, mais s’il refusait de se priver de la résistance exceptionnelle de son corps, il ne désirait pas pour autant se priver de son expertise médicale et de son intelligence.
Il avait besoin qu’elle participe à ce projet.
S’il voulait éviter un drame comme avec celui des arpenteurs.

J’ai besoin d’un cobaye, Euphemia.

A l’emprise qu’elle resserre sur son poignet, Jacob devine sans mal l’implication émotionnelle d’Euphemia vis-à-vis du sujet qu’elle lui présente.
Amadis Cervantes n’était pas un nom inconnu, il aurait fallu être complètement absent de la vie d’Euphemia depuis les cinq dernières années pour ignorer son existence, mais il n’avait jamais jugé le garçon comme étant digne d’intérêt.
Bon en rien, sans talent ou facilité particulière, Amadis était la représentation parfaite de tout ce qui pouvait être invisible aux yeux du Magnus de l'Évolution.
Pourtant, il n’était pas invisible aux yeux d’Euphemia.

Elle demande des garanties, elle demande à revoir le sens des priorités : la survie du sujet plutôt que l’évolution.
Jacob n’avait encore jamais opéré en ces termes : chaque échec était un pas de plus vers l’élévation de l’humain en termes d’espèce et chaque réussite était une bénédiction divine pour ceux qui étaient capables d’en profiter.
Même les Dieux avaient été incapables d’offrir la téléportation à ses créations.
Jacob, lui, en était capable.
A plusieurs reprises.

En temps normal, Jacob aurait certainement refusé les garanties imposées.
Mais ce n’était pas une situation normale.
Et il ne s’adressait pas à n’importe qui.

Je ne suis pas maladroit et je ne me précipite pas, Euphemia. Je pousse toujours mes sujets au maximum de leur potentiel. Mais je comprend tes inquiétudes.

L’étreinte de ses doigts s’était resserrée sur sa cuisse.
Pour lui signifier qu’il était toujours à son écoute.

J’accorderais plus de considération à la nature du sujet et ferais en sorte de ne pas brusquer son anatomie. Nous serons associés avec une autorité équivalente dans cette opération et j’arrêterai lorsque tu jugeras qu’il est nécessaire d’arrêter. En revanche, le garder en vie sera de ta responsabilité et ne pourra pas m’être imputé.

Une dernière chose.

Et l’opération se fera sans aucune anesthésie.

Un regard adressé à sa femme.

Entendu ?

Euphemia accepte sans mal les termes de l’accord, quand bien même l’absence d’anesthésie risquait de provoquer divers traumatismes chez le sujet, elle ne semblait pas s’inquiéter d’autre chose que de la survie du jeune homme.
Cette tâche n’incomberait de toute façon pas au Magnus et Jacob pouvait simplement s’en laver les mains : il suivrait les directives d’Euphemia en ce qui concerne la survie du patient mais elle devrait décider par elle-même du moment de rupture.

Une nouvelle forme de proximité commençait à gagner le couple et alors qu’Euphemia s’approchait de lui en faisant jouer de ses doigts sous sa veste, Jacob en avait fait de même alors que sa main, à lui, commençait à remonter vers l’intérieur de sa cuisse.
Le freinage du chauffeur coupe court au à l’intimité, pétrifie sa compagne.
Jacob adresse un regard mauvais au chauffeur, un regard qui n’est qu’amplifié à mesure que l’éteindre d’Euphemia sur sa main se faisait plus ferme, plus violente.
Il avait accordé une œillade curieuse à sa femme alors qu’elle venait subitement de s’animer d’une légèreté incompréhensible.

Elle quitte la voiture.
Nous sommes arrivés !
Avant de quitter à son tour le véhicule, Jacob frappe lentement le haut du siège conducteur avec la paume de sa main.

Premier et dernier avertissement. Faites en sorte d’avoir une conduite plus douce avec elle.

N’avait pas l’intention d’être ramené une nouvelle fois à l’accident à chaque fois que le chauffeur se prenait l’envie de faire crisser ses pneus.
Le Magnus de l'Évolution avait ensuite quitté le véhicule, à son tour, pour rejoindre Euphemia.

***

Rendu en haut de la tour d’habitation, dans un appartement penthouse qui n’avait rien à envier à celui qu’ils occupaient auparavant à Tempelhelm, Jacob avait ouvert la porte pour Euphemia.

Sur la grande table située au milieu de la pièce trône un bouquet si imposant qu’il en était presque excentrique, absurde.
Jacob avait à l’esprit que Euphemia avait en affection tout ce qui sortait de l’ordinaire ou qui n’était pas simpliste.
Qui plus est, il n’était pas commun pour Jacob d’avoir ce genre d’attention aussi expressive.
Un renouveau, en quelque sorte.

Tu trouveras peut-être ceci un peu moins formel, alors.

Se défait de sa veste pour la déposer sur le dossier du canapé.

Je n’oublie pas que tu es ma femme.

Quand bien même il s’était enfermé dans un amour qu’il adressait plus à l’ancienne Euphemia qu’à la nouvelle.
Mais plus maintenant.

J’ai fait demander un cuisinier pour s’occuper de nous ce soir, afin que tu puisses te reposer.

Se dégageait de leur échange une douceur qu’on cru n’être rien de plus qu’un souvenir lointain.
Jacob accueille sa femme avec tendresse au creux de ses bras, dépose son menton sur le dessus de sa tête alors qu’elle dessine du bout des doigts contre ses cotes.
Ravive des souvenirs enfouis, quelque chose devenu presque inexistant.
Pourtant à la simple évocation du bal de fin de promotion, tout lui semble si limpide.
La danse à quatre temps.
Le piano.

Tu avais la cheville foulée.

A bien y réfléchir, on pouvait facilement se demander comment deux personnalités comme les leurs avaient été en mesure de s’attirer.
L’un glacial comme l’hiver, Euphemia solaire.
De ces amours qu’on explique pas, de ceux qu’on ressent.

C’est dans un rythme à quatre temps qu’il accompagne les balancements.
Sa main s’était portée à l’arrière de sa tête pour se défaire de son masque qu’il laisse s’écraser sur le sol, négligemment.
N'imaginait pas une vie où il serait contraint à ce masque en sa présence, où il ne pourrait plus sentir le parfum de ses cheveux, de sa peau.
Persuadé que s’il y était condamné, elle trouverait une solution pour lui.

Est-ce qu’il avait vraiment envie d’aller à ce bal ?

J’avais envie d’y aller avec toi.

Peut-être la première fois que quelque chose avait plus compté pour lui que la science.
Que le progrès.
La seule personne qui l’avait un jour incité à être plus qu’une entité froide et logique.
Celle qui l’avait poussé à réagir à chaud, provoquer un accident.
Son tendre drame.

Se berce, lui aussi, de la chaleur d’Euphemia.
De leur proximité retrouvée.

Je suis désolé.

De t’avoir oublié.
De t’avoir négligé.
De t’avoir menti.

Je t’aime, Euphemia.