La mémoire était chose capricieuse, parfois elle se distrayait à ne retenir que les éléments les plus embarrassants et difficiles de la vie d’autrui, à sélectionner les rares moments de maladresse pour les imprimer dans la cornée de l’esprit.

Et elle songeait aujourd’hui même aux temps de sa jeunesse, de ces oeuvres touchées du bout des doigts et la sordide promesse d’un jour pour y être.

Dans ces oeuvres d’absolu;
Mais elle n’y était pas, elle ne les connaissait même plus. Ces choses ayant marqué son âme appartenait à d’autres et voilà tout. Le temps aurai du fait son affaire et effacer ses pensées d’esthétique de son esprit rigide, voilà que son chemin était mêlé à celui du fils prodige d’Alvaro. Opinions neutres, désintérêts prononcés mais nuancés de respect pour l’aimé de Dame Forbes et de son époux. Allani n’avait jamais sincèrement désiré nouer des liens avec autrui, lassée d’être celle qui était blessée, elle s’était contentée de le regarder être au lointain.

Les lèvres nouées et les pensées avalées.

Mais aujourd’hui, les souvenirs revenaient doucement sous l’étranger logeant en ses limbes.

-Fo..Orion ?

Appeler un autre par ce nom lui était bien trop difficile, presque rugueux sous la langue. Elle paraissait bien stupide à ainsi éviter sur ces termes.

-Je sais que ma requête va te paraître bien étrange, mais je me rappelle que ton ancienne famille possédait certaines œuvres d’art.

Elle taisait son désir, taisait tout le reste, laissait juste son regard simple sur la silhouette fine de l’homme.

-Les as-tu encore ?

Juste pour apaiser son âme du tourment qu’était de les savoir perdu ou détruite.

il y avait en ton coeur, lors des moments de solitudes, le douloureux souvenir d'un passé que tu avais assassiné - venant percuter l'encéphale dans les instants de calme. journée ressemblant à toutes les autres dernièrement, tu avais quitté l'appartement en quête d'un nouveau souffle. épuisé par la routine qui s'installait. angoissé par la mémoire s'échappant de cette porte condamnée. là où tu n'entrais jamais.

par peur d'être confronté à ce que tu as toujours réprimé.
la colère, la haine de n'avoir pu te venger sur ces monstres qui t'ont brisé.

au dehors, tu profites de l'air dansant dans tes mèches blanches, déambulant dans ce quartier que tu connais par coeur. il te faut quelques secondes à peine pour reconnaître la géante perchée sur ses talons.
allani marquez se présente à toi, n'osant prononcer ce nom que tu portais désormais fièrement, préférant encore héler ton prénom.

t'approchant, marquant ta curiosité en levant un sourcil, tu inclines d'abord poliment la tête, ne t'embarrassant pas de banalités pour la saluer. le bras droit d'ishtar n'est pas connu pour s'encombrer des formalités.
aussi l'écoute-tu simplement.

la mère armstrong était autrefois une collectionneuse, et marchande d'art, transformant la maison de ton enfance à neptunia en un musée d'œuvres toutes plus rares.
lors des attentats, tu avais trouvé presque ironique de les retrouver intactes. là où cette affreuse femme et son mari avaient péri dans les flammes.

— il fut un temps où j'aurais aimé les voir brûler.

sensible à l'esthétisme et à la beauté, si tu adorais chaque œuvre que tu possédais désormais, elles te rappelaient les douloureux souvenirs du passé.

— je ne te connaissais pas cet attrait pour l'art. je les ai toujours.

tu ne les exposes pas dans ton appartement, les gardant dans une pièce constamment fermée à clé. intrigué par le sens de sa question, tu penches la tête sur le côté, pivotant dans la direction opposée.

— tu souhaiterais les voir ?

partagé entre l'envie qu'elle refuse et celle d'ouvrir la boîte de pandore.

Elle n’aimait pas parler d'elle-même, exposer son être ne lui offrait plus aucune vertue et ses plaies n’avaient guère plus le besoin de l’exposition du vent pour guérir. Alors elle aimerait faire taire sa question, demander à Orion des réponses creuses et des vérités ennuyantes.


Elle aimerait que le monde ne soit plus que cet assemblage terne de noir et de blanc où les ombres s’arrêtaient là où la lumière frapperait, là où les lumières tamisés ne sont que des légendes abandonnées au fond des eaux.


Alors son regard restait logé sur le sien, muet à ses intérêts, lèvres laissant échapper un léger soupir à la mention que ces œuvres sont intactes. Elle voudrait le remercier mais de quoi pouvait-elle le bénir quand ses propres lèvres sont asséchés de bénédictions ? Alors elle forçait ses joues à révéler cette fossette de gentillesse.

-Ne pas les avoir brûlé est un bon choix. C’est une trace du passé de notre ville.

Pour elle, pour ceux qui aimeraient comprendre ce monde chuté des cieux, pour tous ceux qui ont sué et souffert pour produire ces miracles d’huiles et de tissus, elle remerciait Orion d’avoir épargné de sa colère stérile les traces de leurs civilisations.


Elle allait se retirer, ses pensées rassurées quand il la stoppa dans son élan, laissant juste les longues vagues blanchâtres flotter autour d’elle. Ses cheveux amorçaient le mouvement mais le corps ne suivait plus, l’esprit affamé de ce que son âme appelait.

L’art lui manquait, l’art manquait à Allani aussi terriblement que le ciel désirait la pluie sèche.

Dans les yeux d’Orion, elle lisait cette même peine sombre, l’envie de fuir et de rester, cette dualité que les enfants de la cité portait en leurs seins déchirés. Alors elle allait esquisser un non comme pour les épargner tous les deux.


Ne souhaitait pas demeurer cachée ? Tapie dans ses propres ombres à attendre le déluge pour emporter sa carcasse.

-Oui.


Comme une injure fusant dans le ciel d’été.


-J'aimerais bien si tu es toujours d’accord pour me les montrer.


Comme une enfant.


-Je ne toucherai à rien.

Comme elle était auparavant, muse aux mains coupées et à la beauté languissante.

cette pièce renfermait des secrets que tu n'étais pas sûr de vouloir dévoiler. l'art avait scellé le passé dans ses peintures, sur des vases et à travers des sculptures. et si fut un temps, tu aurais pu te vanter d'avoir pareilles préciosités, aujourd'hui, c'était tout le contraire.
elles renfermaient avec elles ton propre passé, celui que tu tentais plus que tout d'effacer. il ne t'a suffi que de les déménager dans ton appartement, les enfermant dans cette salle que tu n'habitais jamais, la porte toujours close, condamnée que tu disais à tes invités.

le monde n'avait pas besoin d'effleurer les affres autrefois greffés à ton épiderme.
pourtant, tu avais tout gardé. dans tes crises les plus folles et destructrices, jamais tu n'as songé à t'en débarrasser. et peut-être le regrettes-tu aujourd'hui. car si tu as changé, si tu es devenu meilleur homme - tu l'espère - le passé s'accroche, tel le venin coulant sous la peau.

les secondes s'écoulaient après ta question et vous n'avez pas bougé.
l'un en face de l'autre, à vous jauger sans vous juger.
attendre que l'un de vous mette fin à cet échange étrangement douloureux.
car le passé, on voudrait tous l'oublier ;
l'enterrer avec les vestiges de la cité.

oui.
elle aimerait.
elle aimerait que tu dévoiles à ses yeux tous les secrets du monde.
tous ceux que tu as gardé égoïstement à la mort de tes parents.
tous ceux que tu voulais détruire.

mais tu n'hésites plus orion.
peut-être es-tu curieux toi aussi, de savoir ce que renferme ces oeuvres.
alors tu acquiesces tout simplement, d'un bref hochement de tête.

— bien sûr. elles sont toutes dans une pièce fermée, chez moi.

invitation silencieuse.
et peut-être voudra-t-elle reculer, sachant où elle allait se perdre avec toi.
mais tu ouvres déjà la marche, lui tournant le dos pour rentrer chez toi.
les doigts fouillant ta poche, tu extirpes une cigarette que tu t'empresses d'allumer, recrachant la fumée.

— tu peux. les toucher. je n'ai pas d'accroche sentimentale avec.

mensonge.
tu les adorais. tu rêvais petit, de pouvoir toutes les acquérir.
seulement, aujourd'hui elles n'ont plus rien de précieux à tes yeux.

vous arrivez devant l'immeuble et tu te tournes alors vers elle, écrasant ton mégot.

— je n'ai jamais ouvert cette pièce depuis qu'elles y sont stockées. je te laisserai l'honneur d'y entrer la première.

tu restes silencieux jusqu'à t'arrêter devant la porte scellée.
la clef dans la serrure, c'est presque une épreuve que de l'ouvrir.
toi qui as bravé de nombreuses horreurs, toi qui as confronté la mort, incapable de t'emmener, toi qui as su la donner sans le moindre regret.
te voilà petit garçon devant l'immense portail vers le passé. vers la violence.
un soupir s'échappe de tes lèvres et le verrou saute finalement. tu pousses la porte et te décales d'un pas pour la laisser entrer, ne glissant ta main que pour tâter le mur et laisser la lumière artificielle vous éclairer.

Souffle suspendu dans les décombres du temps, Allani contemplait les toiles comme si elle se perdait dans les galaxies de ces visages, de ces traits tirés sur la toile épaisse.


Les questions ignorées, les phrases oubliées et elle ne respirait plus. Heureuse d’être dans son plus superbe élément, loin des misères de son existence pour une fois depuis si longtemps, Allani souriait.


Coeur lancé dans sa poitrine et sa main tournait dans les airs, mimant les arabesques couvrant les œuvres. Quelle tristesse et quelle beauté d’être ainsi caché du monde derrière une porte à la clé unique, seuls témoins d’un passé qu’Orion considérait lourd, pluie cachée dans les senteurs et les embruns du temps.



Sans honte qu’elle s’avançait, voulait se saisir de tout ce qu’elle voyait et regarder les techniques dissimulées sous l’esthétique.


-C’est beau.


Parce que ça lui faisait du bien, un bien fou face à ces visages torturés et peinés comme si elle voyait dans les horreurs les descriptions de ces émotions. Elle respirait enfin, absorbait les huiles dans ses moindres pores.

-C’est…juste beau. Tu ne trouves pas?

Sans le regarder, sans chercher à toucher l’humanité.


-Tu as raison de les préserver, c’est un superbe héritage, j’aurai tant aimé que mes parents me laissent autre chose que des blessures et des attentes.

Elle se frottait le crâne, gênée avant de s’oublier encore une fois.

-Merci de me permettre de voir cet endroit. Je m’avance peut être trop, mais… c’est trop peu abimé pour que tu n’y penses rien. Regarde moi cette merveille, peinte en 980h…


Combien d’années aurait-elle aimé consacrer à ses arts, à cette vie ordinaire.

la regardais se promener à travers les oeuvres comme si tu découvrais pour la première fois l'éveil du monde au fond de ses yeux. n'avait plus rien d'une guerrière ni d'une femme aux émotions obsolètes lorsque tu la voyais contempler les toiles, respirer enfin ce bout de passé que tu gardais enfermé.
car si cela se révélait un paradis pour allani, c'était l'enfer s'ouvrant sous tes pieds.

ne réponds rien à sa question.
la beauté devenait laideur quand s'y accrochaient les émotions.

n'écoutes que d'une oreille l'envolée personnelle te serrant le coeur avant qu'elle ne se reprenne. ne se doutait pas de toutes les blessures et les attentes que tu avais eu, celles marquant encore ta peau, comme le dernier obstacle à ton futur.
armstrong comme une balafre indélébile sur le myocarde désormais vide.

— cet héritage renferme tout autant de blessures, allani.

que tu souffles, te tournant vers ce tableau dont la légende raconte que le peintre se serait éteint après son dernier coup de pinceau.
bijou de l'histoire de tempelhelm, évoquant la guerre opposant les enfants d'eclipse.

pourtant un fin sourire se perd sur tes lèvres, admirant malgré toi toute la richesse que cache cette si petite pièce. n'as plus de souvenirs de tout ce que tu possèdes, voulant autrefois sceller les vestiges d'une enfance marquée sur l'épiderme cramé.

— ma mère aurait fait l'acquisition de cette oeuvre auprès d'un descendant du peintre. tu connais l'histoire derrière cette toile, n'est-ce pas ?

semblait sensible à tout cet art se trouvant ici.
dans son véritable élément.
loin de la guerre et du sang.
à redevenir humaine dans cette pièce vide de vie.

t'aimerais ne rien ressentir, ne pas être touché par tout ce que tu vois.
mais c'est plus fort que toi. et tu baisses la tête, pestant contre toi-même de te penser si faible.

— je suppose que c'est à moi de te remercier, de me rappeler qu'un tel trésor existe et que je ne devrais pas être si égoïste à le garder ici. j'aimerais ne rien penser, allani. j'aimerais ne rien éprouver. oublier tout ça, tout ce que je suis. le comprends-tu ?

s'est-elle effacée pour ce même désir de tranquillité ?