Pour vaincre son ennemi, ne faut-il pas le connaître sur le bout des doigts ? Est-ce qu’il n’y a pas un proverbe sage qui va sensiblement dans ce sens ? En tout cas, tel un mantra pour se donner du courage, Auguste se répétait sans cesse dans son esprit des phrases similaires. Infiltrer l’ennemi, le connaître mieux que le fond de sa poche, garder son ennemi proche pour le surveiller… Voilà ce qui le menait dans ce club.

Si, autrefois, dans une vie dans les cieux, la moustache se plaisait à fréquenter divers établissements de luxure, dans le plus grand secret, tout ceci lui paraissait très lointain. Il n’avait certes plus de raison de se cacher, son épouse faisant de lui un veuf, il pourrait bien avoir envie de s’envoyer en l’air dans des endroits pas très propres, il n’y a que ses parents qui pourraient râler. Seulement, tout avait changé avec la Chute. Il n’avait plus envie de vivre des instants de décadence, il voulait être responsable et parfaitement maître de lui-même, un exemple pour son fils, un Magnus qui ne donne pas ou peu de grain à moudre à ses opposants.

Qu’est-ce que je fous là ?

Suivant un moment de doute, la mission qu’il s’était octroyé tout seul lui revint à l’esprit. Que le Magnus de l’Ordre fasse la tournée de quelques clubs, sous le joug de Duc, n’avait rien d’anodin. Il souhaitait comprendre, saisir pourquoi certains se complaisent dans une vie de précarité et d’insécurité. Il avait beau retourné la chose dans tous les sens, il lui paraissait simplement impensable que des civils acceptent le règne illégitime de trois individus autoproclamés. Pourtant, forcé d’admettre ce qui se déroulait sous ses yeux, nombreux étaient ceux qui se contrefichaient de la pègre et s’épanouissaient dans la violence, les trafics, une sexualité débridée.

Auguste n’avait pas honte, pas plus qu’il ne ressentait le besoin de se couvrir, de se maquiller ou de se cacher. La moustache parfaite, le menton légèrement relevé, il n’utilisa pas une fausse identité pour entrer dans ce club, pas plus que pour les précédents. Ses proches étaient également au courant de son objectif : Saul gardait son fils, chaque soir où il visitait l’un de ces lieux de perdition. Skye et Terrence rôdaient non loin si jamais le Magnus avait besoin rapidement de leur aide. Pourquoi devrait-il se cacher ? Ses intentions étaient simples : il venait, il visitait, il commandait une boisson qu'il ne consommait pas, puis repartait sans esclandre. Ce qu’il observait lui déplaisait, mais il ne pourra rien accomplir seul.

Ce soir, comme les autres, il était assis, seul. Un verre d’un cocktail choisi au hasard trônait sur une table en verre, juste devant lui. Quelques personnes, qui autrefois auraient pu l’éloigner de son objectif, avaient bien proposé de passer la soirée avec lui et de le distraire, mais très poliment, la moustache avait décliné chaque offre. Le terme était bien choisi, alors que chaque proposition était subtilement accompagnée de tarifs. « Pour ceci, je te fais un prix parce que tu es mignon, mais ce sera tant de Bolt... » Le Magnus de l’Ordre, dorénavant plus papa poule que dandy séduisant, était ravi de savoir qu’il avait toujours autant de charmes, lui ouvrant les portes des réductions…

Il déclinait une nouvelle boisson, alors que celle près de sa main n’avait pas diminué. Un type profita de l’occasion pour s’approcher de lui, et comme tous les autres, il ne lui inspirait pas ou peu confiance. Son analyse de la moustache tombait parfaitement dans le mille et pour appuyer ses propos, il lui pointa du bout du doigt son verre, dont il n’avait même pas profité du bout des lèvres.

- Bien vu. Et vous, laissez-moi deviner, vous aller m’encourager à me détendre et profiter de ma courte visite pour goûter aux délices de cet établissement.

Quelques « délices » se trémoussaient non loin, pour convaincre des clients de les suivre là où tous les vices étaient permis. Il les ignora tandis que l’homme face à lui confirma ses propos.

- Non, personne ne me jugera, si ce n’est tous les citoyens de Dawndale qui me soutiennent.

Un sourire narquois se dessina sur son visage. Il ne se cachait pas, il n’avait pas honte, mais il n’était toujours pas décidé à donner des arguments à ses détracteurs. Alors il se devait d’être irréprochable durant ses apparitions.

- C’est bien parce que je suis contre « ce genre de fantaisies », que j’ai acquis ce statut confortable. Je ne suis pas ici pour consommer, mais pour tenter de comprendre tout ceci. Il balaya d'un geste vague de la main la salle. Mais je vous en prie, perdez donc votre temps à essayer de me convaincre que c'est essentiel à la nation.

Le moustachu assista à ce que l’on peut nommer du culot. L’individu s’installa à face à lui et occupa le siège avec une certaine nonchalance. Parce qu’ils ne se connaissaient pas, parce qu’il était poli et bien éduqué, Auguste ne le chasse pas, mais il n’en pensa pas moins pour autant. Après tout, si quelqu’un avait de l’énergie à dépenser en tentant de le pervertir aux vices de cet établissement, qu’il en soit ainsi. Le bougre se cassera le nez et sera certainement déçu de son manque de persuasion, qu’il soit prévenu.

- Prenez vos aises, je vous en prie. Ironisa le Magnus.

Comme invité par le doigt de son compagnon imposé, il regarda le breuvage que désignait son vis-à-vis. Sa belle couleur ambrée était une invitation suffisante pour qu’il soit tenté d’y risquer le bout de ses lèvres, mais sa raison et son sérieux primaient ; qu’importe le luxe de cette boisson, il n’en touchera pas une goutte.

- On peut dire oui que je suis un connaisseur, je n’ai pas choisi au hasard cet alcool. Quitte à ce qu’on dise de moi que je suis un poivrot, je préfère ne pas être associé à de la piquette. Mais ne vous en faites pas, je doute que ce verre, que je compte bien laisser intact, ira tout droit aux oubliettes du gâchis. Attendez que je me lève et il fera le bonheur de quelqu’un, peut-être même celui du barman, que j’ai déjà réglé pour m’éclipser dès que j’en aurais assez.

Car cet endroit, bien qu’il s’y trouve pour des raisons très professionnelles, ne lui donnait guère envie de rester bien longtemps. Il avait peut-être tort de partir tôt, alors que la soirée ne fait que commencer et que l’ambiance décolle enfin, mais il n’en supporterait pas davantage. Cette mission qu’il s’était attribué tout seul était un labeur pénible, et chaque nouvelle tentative de comprendre le pourquoi du comment était un échec cuisant, ne lui donnant que plus envie de mettre un terme à tout ça.

Il écouta le petit laïus de son vis-à-vis, persuadé que certains trouvaient vraiment un intérêt dans cette situation, tout en défendant les convictions du Magnus. Le pire ? Il l’entendait parfaitement. Ce qui le dérangeait là-dedans, ce n’était pas tant que des personnes puissent s’épanouir dans un milieu violent, aux mœurs douteuses, les mettant en danger, loin d’un environnement sain. Fut un temps, Auguste avait lui-même une vie assez débridée. Et certes, devenu père, il s’était assagi, et depuis la Chute, il était plutôt exemplaire (selon lui), néanmoins, il était toujours prompt à comprendre les principaux concernés. Ce qui le dérangeait, c’étaient les Ducs, un système en dehors de la loi et de la nation, une espèce de monarchie autoproclamée sans aucune légitimité.

Puisqu’il lui souhaitait la santé, le Magnus leva à son tour son verre et puis il le reposa simplement. Ce soir non plus, il ne cédera pas sur ce point.

- J’ai été amené à prendre mes fonctions actuelles parce que je défendais un programme, des convictions. Je n’ai rien à prouver aux yeux de mes partisans à ce stade. Ils n’attendent que des résultats ou, au minimum, des avancements. Ce que je fais ici est disons, plus personnel. Voyez-vous, à mon grand âge, j’ai décidé de ne plus seulement voir une seule face d’une pièce. Il m’intéresse de comprendre ce qui se déroule de l’autre côté. Tout cela existe, je ne vais pas le nier, autant m’y confronter et peut-être comprendre comment on en est arrivé là.

Il marqua une pause, ses yeux sautant comme une puce sur les individus les plus proches d’eux deux. Pour certains, ce ne sont que des délinquants, des personnes peu fréquentables, des marginaux. Pour Auguste, dans le lot, il voulait bien admettre que se trouvent également des passionnés, des bienheureux, de braves personnes.

- Je ne souhaite ni briser des rêves, ni plonger dans la misère toutes ces personnes. J’entends parfaitement que certains se complaisent dans le monde de la nuit, des substances, de la frivolité et de la légèreté. Ce genre d’endroits a toujours existé. Ils sont liés aux plus vieux métiers du monde et je n’ai pas la prétention d’être Omni et de refaçonner son œuvre.

Alors qu’il parlait, il croisa le regard d’un « mignon » qui lui fit un clin d’œil. Déstabilisé (c’était rare pour le souligner), il détourna le regard pour se concentrer sur l’inconnu. Il avait les cheveux roux. Cela le fit penser à Saul, quelques instants.

- Je n’ai pas pour projet de supprimer ce genre de lieux, de priver les gens de leurs plaisirs et d’emporter mes collègues Magnus dans un délire totalitaire. Au final, je ne cherche qu’à apporter la sécurité que les habitants de Dawndale méritent. Historiquement, ils n’ont eu de cesse d’être en danger. Maintenant que la situation est plus stable, il m’est tout simplement impossible de reconnaître un état dans l’état : les Ducs.

Il se pencha en avant, son dos quittant le dossier de son fauteuil, ses coudes de plantant dans ses jambes et son menton reposant sur ses mains. Le moustachu plongea ses iris dans celles de son vis-à-vis. Il était tout ce qu’il y a de plus sérieux, avec en prime un côté patriarche, ou râleur ennuyeux, question de point de vue.

- Tout ceci ne serait pas si terrible, si seulement cela ne se déroulait pas sous l’influence de trois terroristes qui ont joué des coudes un peu plus fort que les autres, et se sont retrouvés au sommet d’une pyramide qui n’a pas lieu d’être dans une démocratie. Je reste persuadé que les Ducs et leurs trafics doivent être démantelés, qu’ils ne peuvent demeurer dans un état tel que Dawndale. Nous serions à Greygarde, je suppose qu’il y aurait une logique à leur présence : la folie. Mais ici, les citoyens n’ont pas besoin d’être soumis à la pègre. Voilà le problème, voilà ce qui ne me convaincra jamais. Trois fichus individus qui se pensent au-dessus de la loi, de la foi et de l’éthique. Ils ne sont que trois, pourtant ils occupent le fond des pensées de chacun ici, ne nous voilons pas la face.

L’inconnu n’essayait pas de cacher ses réactions, mais il avait la décence de ne pas le couper dans l’exposition de son point de vue. Parmi toutes les qualités qu’il peut apprécier chez un individu, être poli et ne pas voler le tour de parole des autres est une des plus basiques, et pourtant l’une des plus importantes, pour donner envie à Auguste de se plonger au cœur d’un débat houleux.

Lorsqu’il n’eut l’impression de n’être qu’un acteur aux yeux du roux, il grimaça.

- Cela ne sonnait pas naturel ? Et bien, cela doit être la faute des autres Magnus. Je leur rappelle sans cesse mes idées, si bien qu’elles sont collées à ma peau et que je déblatère avec une facilité déconcertante, feignant presque de réciter une leçon comme un petit garçon. Mais j’y crois, malgré mon air blasé. Disons que le sujet est épineux et qu’il aspire mon âme, comme mon énergie.

« Cette grande dégringolade » pour nommer la Chute sentait le mépris à plein nez et, tant bien que mal, le moustachu tenta de ne pas s’en formaliser. Ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait comprendre qu’il était peut-être bon pour une certaine retraite, que les responsabilités ou la vie politique n’étaient plus faites pour lui. Au contraire, la Chute lui avait permis de ne plus seulement servir dans l’ombre des êtres qu’il admire. Dorénavant, c’est à lui de mener sa barque, avec ceux qui le soutiennent pour ramer dans la même galère.

- Ne vous méprenez pas, je ne dirai pas que mes collègues Magnus sont tous des enfants de cœur, pas plus que le Commissaire ou certains des garants de la paix ou de la justice à Dawndale. Je pourrai même vous citer tout un tas de personnalités aussi infâmes que celles des Ducs.

Son esprit fit aussitôt une liste, mais parce qu’il n’était pas du genre à tirer dans les pattes des autres, il s’abstint évidemment de la partager. En tout premier, était venu le nom du Commissaire, connu pour avoir son sens de la justice, être un raciste assumé, méprisant tous les Tempeleurs. Le nom de Jacob Lindworth vint en seconde position, lui qui était prêt à sacrifier tous ses congénères dans le simple but de faire progresser l’Homme. La liste s’arrêta rapidement, car tous ces êtres le répugnaient et qu’il n’avait plus envie de leur accorder d’importance à ce moment.

- Je sens comme un mépris pour le système aux commandes de Dawndale, je me trompe ? Son sarcasme ne dura pas plus de quelques secondes. Et oui, les Magnus sont bien placés, riches et en bonne santé. Je ne vais pas vous mentir, plusieurs n’en n’ont rien à foutre de vous, du type qui se déhanche là-bas, du barman qui a du mal à finir le mois parce qu’il croule de dettes auprès des Ducs à qui il achète sa drogue pour oublier les fins de mois, et j’en passe. Ils sont cloisonnés dans leur domaine et personne n’attend rien de plus d’eux que ce pour quoi ils sont la crème de la crème.

Il redressa le menton avant de se renfoncer dans son siège. Il venait de brosser dans le sens du poil ses collègues, lui par la même occasion. Pourtant, il ne ressentait ni fierté, ni admiration. Au fond de lui, il ne pensait pas spécialement se démarquer dans le domaine de l’Ordre. Simplement, il avait été poussé à ce statut de Magnus par ses mots, ses convictions et tout ceux qui l’ont soutenu.

- Je suis cloisonné à mettre les pieds dans l’eau moisie, c’est mon rôle, pas le leur. C’est pour ça que je viens, que j’observe et que je réponds aux questions. Voici en quoi consiste mon rôle, quant à tenir les rênes de mains fermes, il n’en est pas question. Je n’ai aucune prétention à ce sujet, ni même le désir. Je n’ai jamais caché mon intention de séparer les pouvoirs parmi la justice, l’ordre et la prison, des institutions connues de tous. Ce n’est pas une guerre d’ego, c’est une guerre pour le droit de chacun de disposer de sa vie en sécurité. Le barrage rompu, l’eau se déversera, c’est un fait, mais il n’y a pas de raison que l’eau ne soit pas rapidement contrôlée et devienne un cours, plutôt qu’un raz-de-marée. Rien n’est simple, je peux faillir, mais je ne doute pas que d’autres que moi parviendront à achever ce que j’entreprends aujourd’hui. Je me contenterai d’avancements, si je sais que la justice et la sécurité finissent par régner dans les rues de Dawndale.

Quant au sujet de la monarchie voisine, le Magnus de l’Ordre ne l’ignorait nullement, c’était même sa seconde priorité.

- Qu’y a-t-il de pire : affronter la folie de Greygarde avec une population soudée et parfaitement encadrée par son état, ou affronter la folie de Greygarde sans savoir ce qu’ils peuvent tramer avec les trois trafiquants les plus imprévisibles au sein de son pays ? Je n’ai pas vécu d’Aube Rouge, mais j’ai connu des terroristes prêts à tout et une « dégringolade » qui auraient dû me mettre à l’arrêt, voire me tuer. Je peux vous assurer que la monarchie voisine m’empêche moi aussi de dormir à poings fermés. Je vais peut-être vous surprendre, mais si Greygarde redevient belliqueux envers Dawndale, les Ducs ne seront plus qu’un doux souvenir et que mon regard sera porté vers nos frontières, peu importe que les trois affreux soient toujours les maîtres de leurs trafics, ou non.