Au détour d’une ruelle, Amadis jeta un coup d’œil à la jeune femme qui marchait à ses côtés. Alix.

Amadis n’a jamais été très doué avec les mots.

En y réfléchissant, Amadis n’a jamais été très doué tout court.

Mais le silence paisible qui s’était installé entre lui et Alix étaient un douloureux rappel de ce fait : il aurait aimé lui parler, mais … C’était compliqué, après tout ce qu’il s’était passé.

Lors qu’Alix et lui ont réussit à renouer le contact, il était absolument ravi, terrifié à l’idée qu’elle puisse faire partie des nombreuses victimes de la chute. Le monde aurait perdu un génie – et lui, une amie géniale. Le chat aurait été triste de ne plus revoir Alix, de ne plus pouvoir jouer avec ses longs cheveux bruns. Pauvre chat ! Il aurait été abandonné une seconde fois ! Et Amadis …  

Il préférait ne pas y penser.

Il y avait comme une tension depuis qu’ils s’étaient retrouvés : tant de choses avait changées pour lui, pour elle … Et l’ombre des mots de Lloyd lui restaient dans un coin de l’esprit. Alix était une adulte désormais, libre de ses choix ! Mais ça n’empêchait pas Amadis de se sentir intimidé par le père, craignant que celui-ci ne partage pas son avis sur l’indépendance de sa fille.

Et en parlant de parents … Il y avait d’autres choses qu’il aimerait dire.
Mais rien ne sortait. Il arrivait à discuter avec elle, heureusement : mais de sujets légers, de la vie de tous les jours. Ce n’était pas déplaisant, l’opposé même : mais il avait l’impression que ce n’était pas complètement sincère. Et derrière, rodait la crainte sous-jacente qu’elle se lasse de lui, comme Euphemia. Quand on est aussi intelligent, peut-on vraiment consacrer du temps et des méninges pour lui ?

Alors, lorsqu’ils se mirent d’accord pour explorer Ottenberg ensemble et s’entraider à découvrir cette nouvelle ville, ce qu’ils n’avaient pas vraiment eu le temps de faire jusqu’ici, c’était pour lui l’occasion de lui parler sincèrement. Ils allaient passer quelques heures l’un avec l’autre, en seul-à-seul : l’occasion de parler sans interruption ni crainte finirait par se présenter d’elle-même, non ?

Alors, ce silence paisible – interrompu de quelques réflexions maladroites sur la ville autour d’eux - finit par devenir frustrant, d’autant plus qu’il en était responsable. Les silences en sa compagnie étaient agréables ; mais il avait cette étrange envie de parler, sans être certain de ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait faire. Il aurait aimé profiter des silences pleinement sans penser à ce qu’il fallait dire et parler sans craindre d’avoir souhaité se taire.

- Tu voudras qu’on tente de prendre un des ascenseurs ? ! Il faut juste … Pas se perdre.

Prendre l’ascenseur, une activité passionnante et extraordinaire pour deux jeunes en pleine sortie.

La ruelle donne sur une petite place moderne, un mélange de métal et de verre – comme une bonne partie de la ville – au centre de laquelle un arbre et de la verdure soigneusement entretenues venaient donner une touche de naturel à cette ville artificielle. Un ascenseur menant aux étages supérieurs et inférieur de la ville était non loin de là, servant de moyen de transport aux habitants. Deux par deux, Amadis grimpe les marches donnant sur le cœur de la place, regardant autour de lui à la recherche d’un nouvel endroit à explorer ; les mains dans les poches de sa veste d’été et le regard fuyant.


- J’espère que le chat arrivera à s’habituer à la ville. Pauvre minou … Tu sais, quand tu n’étais pas là, il miaulait souvent dans le vide. Je crois que tu lui manquais.

Bien sûr, il n’était pas capable de lire les pensées du chat – qui n’avait toujours pas de nom - et celui-ci pouvait probablement miauler pour un oui ou pour un non. Mais c’était sa théorie sur le sujet.

Alix était une présence agréable à ses côtés, ses commentaires sur le fonctionnement technique d’éléments ici et là parsemant l’exploration de la ville. Si Amadis n’avait clairement pas son niveau sur son genre de sujet, il était néanmoins capable de comprendre ce qui n’était pas trop compliqué ; et quand bien même ça serait le cas, Alix pouvait se fendre d’une rapide explication. Celle-ci n’était souvent pas suffisante, mais l’entendre parler avec passion était une compensation plus que suffisante.

Le rappel de Tempelhelm était un peu plus douloureux ; mais il y avait une part de nostalgie qui venait avec, comme un souvenir d’un temps lointain.

- Moui. Parle pour toi, petit génie. Moi, j’vais être duper. Au pire, si on va trop haut, on pourra demander notre chemin aux Magnus ! Ou aux gardes qui viennent nous demander ce qu’on fait devant la salle du conseil. Mais en vrai … J’veux bien tenter !

Toujours un peu maladroit dans son enthousiasme, il était néanmoins curieux de voir la vue depuis le sommet de la ville. Malgré ce qu’il pouvait penser, il semblait être la seule personne ici qui émettait un jugement vis-à-vis de sa personne ; Alix répondait avec bienveillance et même une forme d’optimisme qui mettait un peu de fraicheur dans la vie d’Amadis.

C’est qu’il en a bien besoin.

Faussement outré par ce que lui répondait Alix, il posa une main sur son torse.

- Comme toi et moi ? Comment oses-tu insulter mon fils !

Un petit rire taquin, qui mourut malheureusement un peu trop vite.
Il n’avait pas envie de penser à ceux qui auraient pu mourir pendant de la chute.
Il n’avait pas envie de penser à ceux qui n’auraient pas dû mourir pendant la chute.

Il vivait avec tes sœurs ; mais il manquait deux personnes à sa famille.

Au moins, Alix et Kira semblaient s’adapter à cette nouvelle vie – plus ou moins. Il savait que ce n’était pas facile pour Kira, mais elle semblait s’être trouvé une place et un quotidien dans cette ville. Et avec un cerveau comme celui d’Alix, cette ville semblait être un lieu rêvé pour elle : un endroit dans lequel la raison avait pris la place de la foi, un lieu qui pouvait lui permettre d’exprimer pleinement son génie.

Et pourtant, il restait comme un mélancolie. Sa question surprit Amadis.

Il baissa les yeux sur sa manche désormais attrapée par Alix : mais il ne fit aucun commentaire là-dessus, prêt à suivre cette tignasse brune n’importe où.

- Heureux ? C’est … C’est compliqué à définir, heureux. Je sais pas trop.
 
Ses pas emboitaient ceux de la jeune femme, sa main libre tapotant distraitement sur sa propre joue.

- J’veux dire, objectivement ? Ma situation actuelle est meilleure qu’avant. Genre, c’est pas le paradis, mais j’suis moins un rat qu’avant. Mais … Ouais, Tempelhelm me manque un peu. Enfin, ma vie là-bas.  Les lieux, les … Personnes. C’était plus simple quoi.

Ce qui te manquait, c’est ce que tu as perdu après la chute.
Les sourires de Ciaran, l’affection d’Euphemia.
Ta mère.

- Je retourne de temps en temps à Tempelhelm, mais … C’est pas la même chose. Le bonheur … C’est toujours compliqué.

Tu soupires tristement. Tu y retournes pour aller voir la tombe de ta mère ; difficile d’aimer une ville devenue fantôme, elle qui n’est pour toi habitée que par les morts. Et, chaque fois que tu y vas, tu as l’impression de les rejoindre quelques heures.

Une secousse de la tête, tentant de chasser les pensées sombres. Mais la vision du visage d’Alix, de son regard ambré et de sa cicatrice si reconnaissable, te rappelait des pensées que tu peines à oublier.

- Et toi ? Tu devrais être ravie, non ? Un pays dédié au progrès et à l’innovation, sans religion pour te casser les bonbons. C’était brutal comme changement, donc j’suppose que c’est normal qu’on soit un peu nostalgiques.

L’ambiance était un peu lourde ; et tu n’aimais l’idée qu’Alix puisse être triste. Alors, maladroitement, tu tentais de détendre l’ambiance.

- On n’est pas encore des robots, alors ... On se coltine malheureusement encore ce genre de sentiments. Quoique. Peut-être que tu testes juste le module « émotion » de Alix 2.0. Fais beep-boop pour voir ?

- Pfft, dis tout de suite que t’as pas envie qu’ils sachent qu’on traine ensemble ! Honte de tes mauvaises fréquentions ?

L’air faussement vexé, la taquinerie facile et le sourire au lèvre. Croiser les Magnus, il s’en fiche un peu ; en fait, il s’est fiche un peu des Magnus tout court. Le jeune homme avait un désinvolture faussement désintéressée envers la politique, préférant se taire plutôt que de dire tout haut ce qu’il pouvait bien en penser.

Mais qu’on lui demander de prier sur l’autel d’Omni, d’Eclipse ou de la science, ça ne le touche pas vraiment : il s’adapte, comme toujours, flexible à défaut d’être libre. Il n’était pas nécessairement heureux de sa situation ; mais il pouvait vivre avec, comme si le bonheur n’était qu’un caprice passager.
Une fois sorti de sa torpeur mélancolique, la réponse d’Alix lui rappela sa question, ses questions. C’est un sujet un brin tendu, bien qu’il ne lui en tînt absolument pas rigueur : mais c’était un sujet banal, le genre de sujet qu’Alix n’abordait pas d’habitude, trop concentrée sur ce qui pouvait lui passer par la tête pour évoquer ce qui lui pesait sur le cœur. C’était presque indigne d’elle, la petite génie qui comprends tout, que d’avouer que quelque chose pouvait lui échapper.

Alors, Amadis s’adossa au mur sur le bord de l’ascenseur : et il écouta en silence.

Enfin, presque.

- Vas-y, traite-moi de fragile, j’te dirais rien !

Pensif et rêveur n’était pas les termes avec lesquels il se qualifierait, même si Alix avait parfaitement raison. Mais c’était à la fois trop noble et trop abstrait pour qu’il le reconnaisse, comme s’il craignait de reconnaitre sa propre sensibilité – aussi évidente puisse-elle être. Mais Amadis laissa son amie continuer, écoutant en jetant un coup d’œil discret à l’ascenseur : rien ne presse, et le spectacle d’Alix osant montrer ses émotions était bien plus rare que celui d’une capsule emmenant des travailleurs ici et là.

- Chais pas. On était plus proche du ciel … Mais je passais ma vie les yeux baissés. Alors, maintenant, quand je lève les yeux, je ne me dis pas « je viens de là » ou « on est plus loin du ciel ». J’me dis surtout « putain, il y a les dieux qui se la donne ». Mais qu’on soit ici ou là-haut … Les étoiles sont toujours aussi lointaines.

Comme un pointe de rêve dans la voix, un pincée d’amertume : ayant longtemps passé ses journées à bosser, c’était surtout la nuit qu’il pouvait se permettre de rêver, les yeux tournés vers l’inaccessible. Les souvenirs de nuits froides passées à transporter des marchandises lui revenaient en tête ; sa vie n’est pas parfaite, mais l’Amadis de Tempelhelm aurait tué pour être ici-bas.

Et pourtant, il n’était pas étranger à ce sentiment de nostalgie : aux soirées passées aux côtés de sa mère, aux maigres repas en compagnie de ses parents. C’était une période dure ; mais c’était un période simple. Maintenant, tout semblait compliqué.

Un souffle léger : il continuait d’écouter, tentant de comprendre ce que la jeune femme avait sur le coeur. Mais, fort heureusement, ses taquineries firent mouches. Un peu trop bien, même : et sa joue finie gentiment pincée par la jeune femme – tel est pris qui croyait prendre ! Un tape joueuse sur l’épaule en réponse, son sourire trahissait son amusement.

- Eh ! Nanméoh ! Est-ce que moi je te tripote parce que t’es bien foutue ?

Quelques regards supplémentaires se tournent vers vous.

Ce n’était pas la meilleure manière de formuler ta pensée.

- Toi encore, on pourrait comprendre que tu sois un robot ! L’intelligence artificielle, ça existe déjà ! Mais moi ? Ma stupidité doit être réelle ! Ou sinon, il faudrait que je retrouve l’idiot qui m’a programmé pour l'engueuler !

En parlant d’idiots qui t’ont créé …

Alix évoqua Tempelhelm. Son père, Kira, le deuil.

Tu essayes de chasser ce sujet ; le précédent te restait en tête.

- Tu sais … Je pense que c’est un peu le cœur de ton problème. Ton intelligence, pas ma stupidité. Enfin, j’espère. Mais … J’ai l’impression que les génies comme toi ont besoin de contrôle. Vous êtes tellement intelligents que vous avez l’impression que rien ne vous échappe complètement, parce que vous avez l’habitude de tout comprendre. Alors la nostalgie ? Ce n’est pas nécessaire, ce n’est pas logique … Et pourtant, c’est quand même là, parce que même avec un énorme cerveau, tu gardes ton petit cœur.

Tu lui fais un petit tapotement amicale sur la tête en évoquant son cerveau.

- Peut-être que tu regrettes ton statut de petit génie, d’éternel prodige plutôt que d’employée quantifiée au service d’un Magnus. Peut-être que tu regrettes la simplicité de ta vie à Tempelhelm. C’était un petit monde, mais … C’était notre petit monde. Peut-être que c’est juste l’innocence de l’enfance qui te manque. Ou peut-être que c’est tout ça à la fois, ou un truc complétement différent. Ce genre de sujet, ce n’est jamais simple. Mais si tu as besoin d’en parler … Je ferais de mon mieux.

Un haussement d’épaule, comme pour mettre une distance entre toi et tes propos. De peur d’avoir tort : d’en dire trop, pas assez ou de ne pas pouvoir l’aider.

- J’aime bien le monorail, c’est relaxant. Ça existe toujours, tu sais ?  Il y en a un qui connecte la ville à Tempelhelm, justement. Ce n’est pas exactement la même chose, mais ça reste quand même un monorail.

L’ascenseur se rapprochait et Alix se tenait prête, alors tu te décolles de ton mur.

- Et ... Je ne sais pas si vous avez tournés la page, justement. Si c’était le cas, pourquoi est-ce que ça vous poserait un problème de visiter Tempelhelm ?

Bientôt. Une pointe d’adrénaline, comme si c’était soudain devenu une course contre la montre.

- Genre … Quand je retourne à Tempelhelm, ça me fait bizarre, oui, mais je crois que ça me fait aussi du bien. Et bon, il faut bien que je passe voir ma mère. Tu sais ce qu’on dit … Il faut tourner la page pour continuer l’histoire.

Tu en as un peu trop dit ; ta mère est d’habitude un sujet que tu évites d’évoquer.

Et tu commences à te demander si tes conseils sont pour ton amie ou pour toi-même.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent ; et vous vous engouffrez dedans.

Une fois rentré, il tente de libérer de la place pour la jeune femme. Non pas qu’elle ne soit pas capable de s’en trouver une par elle-même, bien que la taille d’Amadis l’avantage. Mais la capacité d’Amadis à pousser les autres sans gêne trouvait ici son utilité, quitte à ce qu’il dégage gratuitement des hommes en costume par pur goût de la provocation.

Les portes se ferment ; et ils se retrouvent face-à-face dans l’ascenseur un peu trop bondé.

Tu repenses à ce que tu as dit.

As-tu vraiment tourné la page ?

SI le sentiment de culpabilité étrange qui vient avec le fait de cacher quelque chose à un proche était devenu familier pour lui, il n’en restait pas moins désagréable. Un mensonge par omission reste un mensonge ; et il craignait la réaction d’Alix à cette révélation.
Ses yeux se tournèrent vers elle, vers son expression malicieuse, un rare sourire aux lèvres.
Il ne voulait pas perdre ça.

Sa réaction à son autodérision un peu trop sérieuse n’avait rien de surprenant, mais sa gentillesse prenait pour lui des aspects de pitié, aussi sincère soit-elle. Elle avait raison, bien évidemment : mais l’admettre serait un coup dans l’égo.

- Roh, c’est bon. J’plaisante.

Il ne pensait pas convaincre Alix, pas plus qu’il ne se convainquait lui-même. Il disait beaucoup de bêtises, parfois ; alors, il se contenta d’écouter Alix. Celle-ci parlait d’Hakar, des nouvelles opportunités, de ce nouveau monde ; et un léger sourire apparu sur les lèvres d’Amadis à cette pensées.

Ils ne s’en sortent pas si mal.

C’est mieux que rien.
Comment souvent, elle avait raison, bien que composer avec ces émotions malvenues était plus facile à dire qu’à faire.

Coincés dans l’ascenseur, poussés contre la vitre, Amadis essayait de se concentrer sur Alix. Si celle-ci n’était pas claustrophobe, lui n’aimait pas trop la foule et le bruit. C’était tolérable, mais ça lui laissait comme un frisson désagréable dans le dos. Alors, ses yeux alternaient entre la vitre et Alix, tentant d’oublier le reste du monde.

- Mh… ça serait fun ! La plupart du temps, j’y vais avec mes sœur, mais ça ne les dérangerait pas, je pense. Ou on se fait un truc à deux, entre amis ! Ah, et si tu aimes la nature, Greygarde et Arkmere ont des super paysages ! Quoique. T’aurais peut-être un peu de mal avec la … Culture.

Si ça ne lui posait aucun problème de trainer à Falemore avec Cronos, Alix n’était pas exactement dans la même situation. De manière plus générale, elle ne serait probablement pas à l’aise dans un pays religieux, même si Ciaran serait probablement content de la revoir. Enfin, aussi content qu’il puisse être depuis la chute.

Depuis la mort des proches de Ciaran.

Depuis la mort de sa mère.

Les mots d’Alix lui firent l’effet d’un couteau planté dans le cœur. Il avait évoqué le sujet sans être prêt à approfondir celui-ci, et le voilà maintenant bloqué dans un ascenseur avec celui-ci.
Avec Alix.
Elle n’était vraiment pas la bonne personne pour parler de ça ; et des regrets qu’il aurait préféré enterrer revenaient à la surface.
Nerveusement, il détourna le regard.

- Oh. Euh … Et bien … La situation n’empire pas. Tu sais. L’hôpital.

Puis Il se retourna brutalement, jetant un coup d’œil accusateur derrière lui qui ne visait personne en particulier avant d’hausser le ton.

- Eh ! Je ne sais pas qui laisse sa main trainer, mais c’était mes fesses, ça !

Personne ne le touchait particulièrement, visiblement. Ou en tout cas, pas plus que des personnes serrées dans un ascenseur. Mais ça lui donnait une excuse pour changer de sujet, fuir celui-ci … Ou en tout cas, pouvoir s’accorder un temps de réflexion avant de continuer. Pas mal de regards embarrassés, d’innocents qui détournent le regard de peur d’être pris pour des coupables, de regards accusateurs portés ici et là.
Puis, lentement, les choses retournèrent à la normale.

C’était une bonne amie. Elle méritait de savoir. Non ?
Et bon.
Il y avait des pensées qu’il n’arrivait pas à se sortir de la tête.
Il parlait les yeux dans le vide, regardant par la vitre sans oser se tourner vers la jeune femme.

- Tu sais … On ne parle pas trop de nos familles, d’habitude. Enfin. J’te parle de mes sœurs, parce que c’est les meilleurs, tu me parles de ton père, parce que j’suis sûr qu’il est prêt à me zigouiller … Mais le reste, pas trop. J’sais pas si c’est le meilleur endroit pour parler de ça, c’est toujours des sujets un peu … Compliqués.

Il faut accepter la réalité, à un moment.
Il est orphelin ; et les mensonges qu’il racontait à sa mère sont désormais passés. Il avait désormais une nouvelle vie, plus confortable : des amis, un travail, des études.
Et justement, il ne voulait pas trop penser à son ancienne vie.
Mais ça le travaille.

Amadis se tourna finalement vers elle, embarrassé ; jouant distraitement avec une mèche de cheveux.

L’ascenseur monte, et les secondes passent comme des heures.

- Peut-être que j’aurais quelque chose à te dire, après. J’sais pas trop. C’est un peu gênant.

Une pause.

- Et toi ? La famille, le boulot, Kira … ? Tout se passe bien ?

Quelle discrétion dans ta tentative de changer de sujet.

- Mhm … Il faudrait que je demande. Même si bon, je les connais, elles me feront des remarques chelous qu’elles viennent ou non.

Il avait le choix entre subir leurs remarques devant Alix, style clin d’œil et petit coup de coude, ou bien recevoir des messages sur un séjour en seul à seul avec une jeune femme. Il ne savait pas trop si c’était parce qu’elles souhaitent qu’il se trouve quelque ou au contraire parce qu’elles craignent que ça arrive et qu’il les lâche. Mais bon, Alix n’a pas besoin de savoir ça.

Un hochement de tête quand elle lui demande comme ça va ; un soupir à son constat.

Il n’aime pas parler de sujets lourds à Alix.

Parce qu’il préfèrerait qu’Alix ne soit jamais impliquée dans les sujets lourds de sa vie.
Quand il est avec elle, il a l’impression d’être un gars normal : d’avoir un boulot, des études, des potes et une famille. D’être ce qu’il aurait aimé été, en quelque sorte : quelqu’un qui n’a jamais eu à tremper dans des trucs louches, quelqu’un qui n’a jamais eu à vendre sa dignité pour quelques pièces.

Quelqu’un digne d’être l’ami d’Alix, en fait.

- Eh, j’suis un grand garçon ! J’peux gérer mes soucis tous seul. Mais, euh. Merci. C’est vrai qu’il faut en profiter avant que ça ne soit … Trop tard.

Des regrets à la place des remords : le fantôme de ce qu’il n’a pas fait revient le hanter.
Alors, il change de sujet.

- En parlant de mort … Ton père, c’est spécial. Heureusement qu’on en parle ! C’pas toi qui t’es pris un coup de pression style « ne parle pas à ma fille sinon je te bute » !  Mais bon, on est encore en vie, comme tu l’as dit, donc ça ne devait pas non plus être si sérieux que ça.

Mouais.

Ils sortent de l’ascenseur, Amadis se laissant prendre par le poignet par Alix. Il n’aime pas trop les contacts physiques d’habitude, mais c’est Alix, alors ça va.
Elle répond à sa tentative de changer de sujet en mettant au clair qu’elle voit que quelque chose ne va pas, et ça l’inquiète et le rassure en même temps. Parce qu’il a peur d’en parler, mais qu’il a quand même envie – besoin ? – d’en parler.

- Tant mieux. Elle n’allait vraiment pas bien quand je l’avais vu au mariage. Après, Kira … C’est toujours un peu compliqué. Mais t’as raison, je passerais lui dire bonjour à sa boutique dès que possible. J’irais bien directement chez vous pour ça, mais j’veux pas tenter le diable plus que nécessaire.

Il adore Kira, Amadis. C’est probablement l’une des figures les plus saines de sa vie, et ça lui fait toujours du bien de lui parler. C’est bien pour ça qu’il a été surpris de la réaction de Jonquille quand il avait évoqué Kira devant elle : un rejet sans équivoque ni discussion, l’empêchant d’apprendre le pourquoi du comment. Il ne pense pas que Kira soit une mauvaise personne, mais ça lui donnait l’impression qu’on lui cache des trucs et il n’aime pas trop ça de sa part, surtout depuis le coup avec Némésis.

Mais il ne va pas raconter tout ça à Alix ; alors, ils continuent de marcher.

En silence.

Se mettant à l’écart de la foule de travailleur, Amadis prends une longue inspiration.

- Pour ma mère, c’est juste que c’est … Encore un sujet sensible. Il y a des choses que je regrette, et je ne sais pas trop comment le gérer. Des choses que j’aurais aimé lui dire avant qu’elle ne … Tu sais.

Avant qu’elle ne meure sur ton dos.

Tu n’as pas évoqué cette partie devant Alix.

- Et de manière générale, j’me dis qu’il y a des trucs que j’aimerais bien dire avant que ça ne me bouffe ou qu’il arrive quelque chose. Mais c’est grave embarrassant, donc ça me fait un peur. Et … J’ai peur que ça change la perception que les autres ont de moi. Mais je me dis que si je continue comme ça, je vais répéter les mêmes erreurs qu’avant.

Tu reprochais à Kira de ne pas tout dire ; mais il y a plein de choses que tu n’avais avoué ni à Kira, ni à Alix – comme si tu craignais qu’elles voient le réel Amadis. Alma, Ciaran, Cronos : ils venaient un peu de ce monde, ils t’ont rencontré parce que tu étais dans des histoires un peu bizarre.

Kira et Alix, non. Et tu as peur que ça ne change votre relation.

- Bon. Il y a bien un truc que je peux t’avouer. Mais tu promets que tu ne vas pas te moquer, hein ?! Sinon j’te démonte !

Tu n’oserais pas ébouriffer un cheveu de son visage.

Il fronça les sourcils à la remise en cause de son statut de grand garçon – car il est un grand garçon ! – et du danger que pouvait représenter Lloyd, Certes, il n’avait rien fait pour le moment … Mais Amadis avait connu suffisamment de personnes dangereuses pour savoir à quoi est-ce qu’une personne dangereuse ressemblait.
Et Lloyd ? Lloyd lui faisait peur. Surtout qu’Alix lui avait dit qu’il l’avait entrainée, et qu’elle était super balèse. Bref, il lui fait un peu peur … Mais ça n’empêche pas Amadis de continuer de trainer avec sa fille.

Maintenant qu’ils étaient sortis de l’ascenseur, l’air était frais ; pollué, mais frais, loin de cette moiteur humaine des espaces confinés qu’il détestait.

- Ce n’est pas tendu non plus ! Tout va bien, je ne suis pas énervé ni rien, on s’entends bien avec Kira. Je dis juste que sa situation est un peu compliquée. Mais, euh, passer chez toi, ça ne risque pas d’être chaud avec ton père ? Parce que j’ai quand même l’impression que c’est un coup à finir en sashimi, grand garçon ou pas. Mais je n’ai pas peur ! Je ne veux juste éviter les ennuis.

Quel garçon courageux ! Un grand garçon, vraiment ! Preuve que Alix avait tort de se moquer de lui.

A ses côtés, Alix marchait sur le rebord, le vide à ses côtés. Il aurait bien aimé faire de même, mais ça lui fait peur : il a peur de glisser, peur qu’on le pousse, peur de juste sauter sans trop savoir pourquoi, comme si l’appel du vide réclamait un réponse avant même de venir. Alors, il restait loin, observant la jeune femme aux pas agiles, la cité derrière elle.

C’était rare qu’Alix parle de sa mère ; et si c’est pour dire qu’elle préfèrerait que sa mère n’ait pas eu à vivre la chute, ce que sa propre mère eu à vivre et à mourir, c’était pour le mieux qu’elle n’en parle pas plus souvent. L’idée de sa vie avec sa mère encore vivante lui traversa l’esprit ; et il tenta de chasser cette idée un peu trop douloureuse de sa tête.

Pas de réponse à ça.

- Je ne dis pas qu’on va m’abandonner ! Ne mets pas tes mots dans ma bouche, c’est pas propre. Je dis que ça va changer votre vision de moi. Et pas la peine de jouer à la racaille avec moi, j’sais bien que t’es coriace. Même si bon, en trucs que t’as fais sans en être fière, je vois mal quoi mis-à-part ramener un 19 à ton père.

Le problème, ce n’était pas elle.
C’était lui.

Une grande inspiration.

Le moment de parler était venu.

Les mains derrière la tête, les yeux perdus dans l’horizon et les pas suivants machinalement le chemin, il commença à parler.

- J’avais … 15 ans quand ma mère est tombée malade. Elle s’occupait seule de moi et mes sœurs à cette époque, vu que mon père était … Bref. J’étais plus tout à fait un enfant, mais c’était dur quoi. Mes parents ont fait beaucoup de sacrifices pour que moi et mes sœurs aient une vie normale, heureuse. Des études, un bon métier, sortir de Bomei. Une vie simple. Mais quand t’as 15 ans et que t’es pas un génie, c’est dur de trouver l’argent pour s’occuper de toi-même et de trois enfants. Alors … J’ai fait des choses dont je suis pas fier. Vraiment. Mais c’était ça ou vendre mon … Je commence à me paumer dans mon histoire.

Un sujet à la fois.

- Bref. Elle a été hospitalisée, et elle est restée là-bas. Et pendant ce temps, et bien … Je séchais les cours pour bosser. Mais je ne pouvais pas lui dire ça ! Surtout que bon, le stress, c’était mauvais pour sa santé. Alors, je me suis inventé une vie. J’ai raconté que je suis rentré en fac de médecine alors que je n’ai même pas passé l’exam. J’ai raconté … Que j’avais des amis à la fac. Une petite copine. Elle me posait souvent des questions là-dessus, probablement parce qu’elle avait peur que … Bref. Mais c’était pas le cas. Parce que j’ai peur des jolies filles et de lancer des conversations.

Il détourne le regard, plus que d’habitude, tentant d’éviter de voir celui d’Alix.

- Ces mensonges ont continué à grossir, vu qu’elle était persuadée que j’avais gardé la même copine depuis quatre ans. Je lui disais qu’on allait au resto, au karaoké, j’inventais des détails genre que j’adorais comment elle se trompait dans les paroles et … Elle voulait la rencontrer. Et, euh, si j’évoque ça en particulier, c’est que pendant un temps, j’ai hésité à te demander si tu voulais bien faire … Semblant. Devant elle. Pour la rassurer. Histoire de lui présenter quelqu’un, qu’elle se dise que je n’ai pas menti et … Qu’elle puisse être fière de moi. Mais je me suis dit que tu aurais probablement refusé, que c’était la honte, que ton daron m’aurait égorgé pour la moitié de ça. Et … Et c’est gênant, quoi.

Le regard restait détourné : mais s’il était auparavant sur le côté, il était désormais baissé.

- Lors de la chute, l’hôpital dans lequel était ma mère a pris feu. J’ai réussi à la sortir, mais … Elle est morte intoxiquée. Parce que j'ai pris trop de temps. Elle était sur mon dos, et … Et je m’en veux, parce que je me dis que jusque dans ses derniers moments, elle savait probablement que je lui mentais. J’aurais aimé pouvoir la rendre fière, tu sais … ? Qu’elle se dise qu’elle a réussi à me mettre moi et mes sœurs à l’abri avant de mourir, qu’elle pouvait être … Fière de ce qu’elle a laissé derrière. Que j'étais une réussite. Mais c’est trop tard.

Sa voix tremble, il passe le revers de sa main sur ses yeux.
Amadis, tu as toujours été un pleurnichard, pas vrai ?

- Et je crois que ça me hante encore. Parce que je n’ai jamais réussi à rendre mes parents fiers, à rendre honneur à leurs mémoires alors qu’ils ont tout sacrifier pour moi et mes sœurs. Quand je regarde derrière moi, je vois un million d’échecs et de regrets, et ça me hurle que je ne suis pas digne de ce sacrifice.

Trouvant finalement un rebord un peu plus élevé, il y posa ses coudes, prenant une pause en contemplant la ville.

- Mais … Je vois aussi des réussites. J’ai des amis. J’ai des études, un boulot. Mes sœurs vont bien. J’aurais voulu qu’ils sachent que, au moins, je ne suis pas seul, même si je n’ai pas pu le montrer de mon vivant. Que les choses vont mieux. Que je continue de me battre.

Un souffle embarrassé – il parle depuis un peu trop longtemps, emporté par sa propre histoire. Et finalement, il se tourne de nouveau vers Alix, un sourire timide aux lèvres.

- Voilà. C’est ce que j’avais sur le cœur. Et je me disais que je devais t’en parler un jour ou l’autre, parce que … T’es mon amie.  Donc si tu veux m’exploser pour avoir fait des conneries, libre à toi. Mais je voulais au moins te remercier d’être restée à mes côtés, petite génie, même si je suis insupportable. J'suis pas tres doué pour ça, mais ... Merci. T'es géniale dans plus de sens qu'un.

Un petit coup de coude.

Le temps reprend son cours : les grand bâtiments et les ascenseurs qui couvrent la ville devant eux, la nature un peu trop terne à l’horizon.

Et, machinalement, il essaye de deviner où est-ce qu’ils peuvent être.