Vadim était un homme, de tout évidence, brillant.

Un véritable empire financier à ses pieds ; une entreprise titanesque entre les mains.
Quelqu’un qui sait ce qu’il veut et il arrive à l’obtenir. Par des promesses, par des sourires, par des contrats : en faisant miroiter les reflets dorés de la richesse et de la gloire, le chant des sirènes au bout des doigts.
Ses sourires évoquaient deux sentiments contraires en Amadis : la confiance et la méfiance. Un homme qui inspirait la confiance, pourtant trop riche pour être généreux : ses éclats trop brillants, ses habits trop propres pour être complètement honnête.
Et c’est comme ça qu’il l’a convaincu. Parce qu’un homme qui inspire la confiance malgré son empire, un homme dont il faut se méfier est un homme de pouvoir, de richesse : et dans ce bas monde, l’indépendance était un privilège qui n’était accordé qu’à de rares élus – dont Amadis ne faisait pas partie.

Alors, quitte à être un pion, Amadis préférait se savoir dans les mains de quelqu’un qui savait jouer ; et qui pouvait voir en lui plus qu’un corps à maltraiter. Vadim lui avait offert une chance, des études et une place de choix ; et il ne le décevrait pas.

C’est avec cet état d’esprit qu’il avait proposé de rencontrer celui-ci.

Profitant d’un déplacement à Dawndale de Vadim afin d’organiser une rencontre, Amadis était désormais assis avec celui-ci dans une salle de réunion prévue à cet effet. Une demande tout ce qu’il y a de plus classique : Amadis était encore nouveau à son travail et, ne bénéficiant pas de l’influence de Vadim, devait compter sur lui pour obtenir les renseignements nécessaires afin de mener à bien les discussions avec leurs partenaires sur place. Il prépara le café avec attention et s’assura que les demandes de son employeur étaient respectées à la lettre ; après un accueil respectueux, la discussion pu commencer.

Celle-ci se passa sans accroc : des questions factuelles, des notes sur ce qui pouvait se permettre d’être noté et un court résumé de ce qui ne pouvait être écrit afin de montrer qu’il avait compris et qu’il n’y aurait pas d’erreurs. Il en profita également pour partager succinctement ses résultats – à la hauteur des attentes de Vadim, la pression étant une excellente motivation – afin de lui montrer qu’il était digne des responsabilités mises sur ses épaules, espérant pas si secrètement avoir des miettes de son attention.

Le factuel touchait à sa fin : et des questions restaient pourtant accrochés aux lèvres d’Amadis.

Il ferma les yeux un instant pour se préparer, formulant la question dans sa tête avant de finalement la prononcer.

- Monsieur Shepard, vous avez été extrêmement clair et je vous en remercie. J’ai néanmoins une dernière question pour vous … Qui, je présume, concerne également mon éducation.

Amadis était assis droit sur sa chaise, les mains croisés sur le bureau en face de lui.

- Les cours dont je bénéficie à l’université sont riches et complets, et ce qui concerne directement mon travail sera complété par l’expérience. Mais j’ai néanmoins l’impression qu’il me manque toujours quelque chose. L’état d’esprit.

Un léger embarras venait colorier son visage. Malgré la veste, la chemise, la cravate et ses efforts, il restait une sorte de candeur enfantine dans ses expressions, des restes d’enfances dans ses émotions.

- Vous le savez déjà, mais je viens d’un milieu modeste pour lequel manger le soir était déjà une réussite en soi. Cet état d’esprit est … Une relique d’un temps passé. La cité a chuté et le monde a changé. Et ma vision de celui-ci doit changer avec lui. J’aimerais donc vous demander conseil … à ce sujet.

Tant de gens autour de lui ont réussi, et pourtant le goût de l’échec lui reste en bouche.

- J’ai l’ambition ; pourriez-vous m’apprendre à mettre les moyens derrière, Monsieur Shepard ?

Amadis buvait les paroles de Vadim, enfant sage cherchant à faire ses preuves. Attentif au moindre mot, à la moindre expression d’approbation ou de désapprobation : mais ce fut à la place un sourire suivi d’un rire qui le surprirent, provoquant en lui un instant d’inquiétude. Sa question était-elle ridicule ? Maladroite ? Naïve ?

Il s’attendait à une réponse, il eut une question à la place. Il n’était pas stupide au point de ne pas comprendre l’intérêt de cette réponse vis-à-vis de sa question ; et il prit son temps pour y réfléchir. La deuxième question précisa ses intentions, l’intention de cette leçon ; et Amadis continua à y réfléchir, les yeux levés vers le plafond quelques instants.

Que serait-il prêt à sacrifier ?
Qui ? Comment ?
Des noms lui venaient en tête.
Julia, Ana, Miku.
Ciaran, Kira, Alix et tant d’autres.

Il y a des sacrifices qu’il ne peut pas faire.

La leçon donnée sonnait comme un défi autant que comme un avertissement : mais il était difficile de contredire Vadim sur ce point. S’il y a un point commun entre toutes les personnes de pouvoir qu’il a vu, c’était bien le fait d’être de grands malades – que ça soit du côté d’Eclipse ou d’Omni.

L’air songeur, le jeune homme se tapote la joue d’un doigt, prenant le temps nécessaire avant de formuler sa réponse d’un ton hésitant.

- Mon ambition …  La sécurité, le pouvoir. Le contrôle donc, d’une certaine manière ? Avoir un sentiment de contrôle sur ma vie, ne pas être juste une feuille prise dans la tempête. Mais j’essaye de rester lucide sur le fait qu’il y a toujours des choses que nous ne pouvons contrôler. Et, aussi absurde que ça puisse paraitre … Je pense que je recherche une forme de reconnaissance.

Pouvoir protéger ses sœurs, les gens qui lui sont cher. Qu’ils soient fiers de lui ; être aimé. Pouvoir enfin quitter cette position de faiblesse et de mendicité qui lui colle à la peau depuis son enfance. Sa réponse était un peu floue, peut-être : mais elle était profondément sincère.

- J’aimerais pouvoir vous dire que je suis prêt à tout sacrifier … Mais ça serait un peu présomptueux. Il est difficile de savoir ce que nous sommes prêt à sacrifier avant de l’avoir fait. Mais je sais ce que je suis prêt à sacrifier mon temps, ma santé, mon énergie et mon confort.

Il fit une pause, détournant le regard quelques instants.

- Mes objectifs pourrait pourraient demander des actions moralement discutables, et je ne suis pas étranger à celles-ci. Je suis prêt faire le nécessaire pour arriver à mes ambitions, Monsieur.

Ne plus jamais te sentir impuissant ; ne plus avoir l’impression d’être l’éternel perdant. Ne pas craindre de voir ceux que tu aimes mourir devant tes yeux.
Quitte à bosser comme un chien pour ne pas vivre comme un chien.

Alors, ses yeux se posèrent de nouveau sur Vadim, un élan de détermination dans le regard. Il ne se sentait pas insulté par le sous-entendu, car c’était une réflexion qu’il s’était lui-même fait.

- Je ne pense pas avoir d’autres choix qu’une forme de servitude pour le moment, Monsieur, ce que j’accepte sans broncher. Quitte à être un pion, je préfère me savoir utile et dans les mains d’un bon joueur. Mais ceci ne change ni mes ambitions, ni ma détermination. Vous m’avez présenté une opportunité ; je saurai me montrer digne de celle-ci.

Montrer son ambition devant son patron était un jeu d’équilibriste dangereux. D’un côté, le risque de passer pour quelqu’un qui n’a pas les épaules, le courage nécessaire pour monter les échelons, pour se montrer digne de l’investissement que Vadim faisait en lui. De l’autre, l’opposé : Vadim pourrait craindre un ambitieux qui voudrait prendre sa place, qui utiliserait les ressources qui lui sont confiés comme autant d’armes à retourner contre lui.

S’assurer de montrer l’échange comme gagnant-gagnant : se montrer comme un investissement profitable. N’apparaitre ni comme un traitre, ni comme un incompétent. N’est-ce pas là le cœur du métier que Vadim voyait pour toi, après tout ?

- Puis-vous demander ... Si vous aviez des sacrifices en particulier à l'esprit en me posant cette question ?

Le jeune homme ressentit un étrange soulagement en entendant les réponses de Vadim. Ce n’était pas des réponses surprenantes, mais il ne pouvait s’empêcher de craindre le contraire : choisir entre aimer sa famille et la réussite serait lui demander de choisir entre la fin et les moyens. Un petit hochement de tête en réponse confirma qu’il avait bien reçu le message.

Peut-être était-ce parce que c’est la réponse qu’il attendait ?

Et, en même temps, le sentiment d’être compris par Vadim lui donna une raison supplémentaire de croire en lui. Si Vadim avait pu réussir avec cette mentalité … Alors, il n’était pas inimaginable qu’il puisse un jour faire de même.

Un léger sourire s’afficha à ses lèvres, seulement nuancé par le terme « quelqu’un comme toi » qu’avait employé Vadim, mettant en évidence un barrière qu’ils savaient tous les deux présents ; et pourtant, il ressentit un pincement au cœur à cette idée. Aimait-il mal ? Ou Vadim avait-il simplement peur qu’il ne soit pas capable de faire de sacrifice.

Songeur, il réfléchit.
Les conseils de Vadim méritaient être pris avec le plus grand sérieux.

Il avait menti à sa mère sur sa situation ; par amour. C’était un mal ; mais il n’avait fait de mal qu’à lui-même, finalement.
Il a menti à Kira et Alix : par facilité, par peur du jugement. Il s’imaginait vouloir les protéger, mais il se doutait bien que ce n’était qu’une justification. En rejoignant Elyon, il savait qu’il allait faire du mal à Kira … Mais ses options étaient très limitées, et il n’y avait pas lieu d’y voir un choix là où il n’en avait pas.

Serais-tu prêt à ce qu’on te déteste ?
Quand tes amis ont rejoint Némésis, se sont-ils demandé si tu allais les détester ?
Quand Euphemia a décidé de ne plus t’accepter en cobaye, s’était-elle poser la question ?

Tu repenses à ton père, à ta mère.
Parfois, toi aussi, tu avais le sentiment de les avoir tué.
Et c’est pour ne plus jamais avoir à vivre ça que tu as décidé d’être fort.
Alors … Tu dois croire en toi.
Plutôt voir la haine dans les yeux de ceux que tu aimes que l’amour sur leurs épitaphes.

- Je partage votre point de vue. L’amour est une fin, un moteur. C’est ce qui nous pousse vers l’avant. Le pouvoir n’est qu’un moyen : un moyen indispensable, mais un moyen. Et même ceux qui prétendent accumuler le pouvoir simplement pour le plaisir de celui-ci ne le font finalement que par égo – c’est-à-dire l’amour de soi-même. La fin demande les moyens ; les moyens demandent la fin. Se prétendre au-dessus de tout sentiment est se leurrer sur sa propre condition.

Alors, l’accumulation de pouvoir par amour ne semblait pas absurde.

Il disait ça avec un air d’enfant sage, espérant montrer à Vadim qu’il avait bien fait de le choisir, qu’il est digne de cette opportunité.

- Je vous avoue même être rassuré par ce que vous me dites. Pas seulement la partie sur l’amour, mais également à propos de vos parents. Bien sûr, je ne peux pas vraiment juger des raisons qui vous ont poussés à le faire, parce que je n’en sais rien, même si je ne doute pas du bien-fondé de vos actions. Mais, voyez-vous, j’ai une théorie.

Une pause intentionnelle, comme s’il cherchait ses mots.

- J’ai l’impression que pour obtenir le pouvoir et le garder, il faut être … Un fou, pour le dire poliment. Être taré, diraient certains. L’intelligence, le talent, le travail sont évidemment des facteurs, mais … Quand je repense aux personnes de pouvoir que j’ai pu connaitre, c’est surtout ce trait là qui me saute aux yeux. Je veux dire, avec tout le respect que je vous dois, « J’ai fait disparaitre mes parents par amour », annoncé avec un grand sourire …  Ce n’est pas exactement une phrase qu’une personne normale prononce.

Il observait la réaction de Vadim avec attention. Il lui vint à l’esprit l’idée de s’excuser pour ses termes … Mais, d’une certaine manière, il ne pensait pas que son employeur allait s’en offenser.

- Je pense qu’il s’agit … De ce qui sépare ceux qui sont prêt à obtenir le pouvoir des autres. Et vous êtes définitivement un homme de pouvoir. J'écoute donc vos conseils avec le plus grand sérieux.

Que ça soit les gouvernements, les scientifiques, Némésis ou même ses amis … C’était cette abstraction du réel qui semblait être le dénominateur commun. Ça ne retirait aucunement l’affection qu’il pouvait avoir pour certains d’entre eux ; et au contraire, il en venait à éprouver une sorte d’admiration pour cette extraordinaire étrangeté.

- Ma détermination est intacte, Monsieur. Je ferais ce qui doit être fait.


Quitte à changer.
Quitte à être hait.
Par amour, il le ferait.