C'était une étrange sensation, que d'avoir l'impression d'être en décalage avec le monde entier. De ne pas être certaine qu'elle était là où elle devrait être.
Dove n'avait rien à faire chez les Buchanan-Steinhart, peut-être encore moins à l'école.
Aidès était devenu un guerrier qui luttait contre les infectés. Lionel aussi, avec Mésange. Elle n'avait aucune nouvelle de Roy. Et Lucy, Lucy était quelque part au paradis.

C'était quoi, au fond, reprendre une vie normale après la chute de Tempelhelm ?

Le monde continuait de tourner. Ceux qui étaient jadis ses camarades de classes n'allaient plus en cours. Elle était la seule qui s'était raccrochée à l'idée, superflux et naïve, de terminer ses études. Quelle était sa place aujourd'hui ? Est-ce qu'elle aurait dû rester avec son frère ? Même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pas pu. Sa jambe ne fonctionnerait plus jamais comme avant. Elle qui avait tant aimé le sport, et trouvé un refuge pour gérer sa colère dedans, ne pouvait plus jamais en faire à un niveau qui la convenait. Alors cavaler contre les infectés, elle n'aurait jamais pu.

Sa maîtrise de la Terre allait un peu mieux. Après la révélation de Lionel, elle avait fait la paix avec son don, et souhaitait l'utiliser pleinement pour ne plus jamais avoir à subir ce qu'elle avait vu. Être incapable de déterrer des décombres le corps de sa soeur ou de ses parents.

Et forcément, à côté de cela, c'était risible de paniquer pour une convocation parent-professeur. Elle savait ce qu'on lui reprochait, mais ne voyait pas le mal. Malgré tout, elle avait honte, qu'on dérange Lison pour cela. S'il y avait une chose qu'elle ne voulait pas faire, c'était inquiéter ses gardiens. Elle ne voulait pas être un poids, une charge pour eux. Et quand Lison fait preuve, à nouveau, de beaucoup trop de tendresse à son égard, Dove lui prend les mains, et tente de se justifier.

« Je te promets que c'est pas grand chose... Je suis mortifiée qu'ils t'aient appelée pour ça. Vraiment, c'est rien. Tu n'as pas à t'inquiéter. »

Dove avait de bonnes notes à l'école. Elle s'appliquait pour ne pas décevoir sa famille, même s'ils n'en n'avaient probablement pas grand chose à faire de ses résultats scolaires tant qu'ils ne lui poseraient pas de soucis. Il ne lui restait qu'un an à faire. Un an, et elle pourrait être indépendante et les laisser dans leur propre maison. Avoir leur propre famille. Ils avaient un bébé à venir, c'était normal qu'elle s'en aille, non ?

Et voilà, Dove sentait son coeur se serrer et sa gorge se nouer. Elle ne voulait pas que Lison la regarde comme ça. Elle ne voulait pas que Hadrien la regarde comme ça non plus. Tous les trois, ils formaient une famille rabibochée avec ce qu'ils avaient pu trouver. Ils avaient tous perdus parents, frères, soeurs. Recousu les morceaux pour faire quelque chose d'à peu près normal, histoire d'avoir une raison de vivre et ne plus être malheureux. Ils avaient tous perdus quelqu'un, et Dove n'avait pas le droit d'être plus malheureuse qu'un autre. Bien sûr qu'ils étaient les plus à même de comprendre sa perte, mais comment pouvaient-ils réconforter quelqu'un alors qu'eux-mêmes étaient sûrement encore en deuil ?

Ils n'étaient qu'un collage sur une notice nécrologique.

Il y avait des jours où la peine était plus facile à cacher que d'autres. A se bercer dans l'illusion que cette fois-ci, tout irait bien. Il y avait d'autres jours où elle se sentait seule et ne savait pas comment communiquer là-dessus. Les angoisses nocturnes devaient se gérer seule, parce qu'elle n'avait plus ni Lucy ni Aidès dans la chambre d'à côté, à aller réveiller au milieu de la nuit pour parler.

Et les personnes de son âge, ici, n'étaient ni ses frères et soeurs, ni ses amis. Les questions étaient compréhensibles, mais invasives. Ils avaient fini par comprendre qu'elle ne voulait rien avoir à faire avec eux, parce qu'elle ne pouvait pas. Elle n'avait pas la force de tout recommencer, encore une fois, et d'être déçue.

Mais ça, elle ne pouvait pas le dire à Lison. Parce qu'elle l'avait vu reconstruire sa vie, elle l'avait vu rester en silence dans le jardin, devant la stèle, elle l'avait vu s'épanouir et elle l'avait vu refaire sa vie. Et même, porter la vie, à présent.

Alors Dove prend une grande inspiration.

« Bien sûr. Je ne me sens pas seule, tu sais. Ca me va d'être... comme ça. Je suis trop différente pour les autres. C'est pas grave. Peut-être que... la prochaine fois, on pourrait aller à Tempelhelm. Pour que j'aille voir Aidès. Il me manque, c'est tout. »

Ce n'était pas le seul, mais elle connaissait la situation avec Greygarde. Elles ne pouvaient pas en parler ici.

« Est-ce qu'on peut juste... rentrer à la maison, s'il te plait ? J'ai un test demain. J'aimerai réviser un peu dans ma chambre. »

Elle force un sourire.

Dove hocha la tête. En réalité, elle-même n'aimait pas Tempelhelm. Elle n'avait pas aimé y retourner quand les ruines n'avaient pas encore été déblayées, et même aujourd'hui, avec les quartiers plus ou moins reconstruits, elle n'oublierait jamais la vision des cadavres qui jonchaient son ancien immeuble. Mais elle se forçait, ne serait-ce que pour revoir ceux qui avaient choisi de fuir la vie pour des choses plus grandes qu'eux. Aidès, Lionel et Mésange avaient refait leur famille, avec la plus grande traîtresse de l'Histoire. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ils avaient fait ce choix, ni ce qu'ils espéraient accomplir. Et Amaryllis avait choisi de rester avec Lazare et Ciaran plutôt qu'avec Lison. Elle ne comprenait pas ce choix non plus.
Leur étrange trio s'était rassemblé avec l'abandon des autres.

« ... et avec Lionel aussi ? »

Elle savait que Hadrien était blessé que son frère ne l'ait pas suivi. Elle ne pouvait pas le blâmer, elle-même le lui avait reproché, mais il avait insisté, il était borné, et il n'y avait pas vraiment d'autres choix. En deux ans, s'il avait regretté sa décision, il serait déjà parti. Peut-être qu'il avait refusé de venir parce qu'elle était là, et que le secret qui les liait était trop gros à assumer.

Dove soupira à la question. Ce n'était pas qu'elle était agacée parce que Lison voulait des réponses, mais parce qu'elle considérait réellement que c'était futile qu'on l'ait appelée pour ça.

« Mais je te dis, c'est rien. Je sais très bien ce qu'ils vont dire. Que je m'intègre pas. Mais qu'est-ce qu'on s'en fiche de ça. Je veux dire... C'est facile à dire. Parle à tes camarades, fais-toi des amis. Tu devrais en profiter tant que tu es jeune. Mais ils savent pas. Ils comprennent pas, ce que ça fait de... Voilà. »

De devoir tout recommencer à zéro, d'être frustrée de ne pas retrouver les mêmes liens, de se sentir exclue de toutes les références possibles et inimaginables, d'être observée comme une bête de foire. Elle n'était pas la seule de son âge venant de Tempelhelm, mais même avec les autres, elle n'arrivait pas à discuter. Elle ne voulait pas s'attacher.

« Ca n'impacte pas mes notes, même en travail de groupe. Donc je vois pas le soucis. Et je ne peux pas faire d'activités extra-scolaire à cause de ma jambe. Donc je rentre à la maison après les cours au lieu de traîner avec des gens. Ohlalah, quelle horreur ! De toute façon, ça ne sert à rien de me faire des amis. Dans un an, je ne serai plus là. »

Elle croisa les bras. Elle ne pouvait pas s'empêcher d'être cinglante, sur la défensive, par réflexe parce qu'on l'acculait et qu'on voulait la forcer à faire quelque chose qu'elle ne voulait pas.

« Courir loin de vous ? »

Dove regarda Lison s'éloigner d'elle, comme un mauvais présage. Ca lui faisait mal, encore, de faire le parallèle entre une figure maternelle qui s'éloignait, et elle qui restait derrière, handicapée, sans qu'elle ne puisse rien y faire.
Elle était frustrée, parce qu'elle s'était retrouvée acculée à devoir justifier pourquoi elle était devenue une adolescente qui s'isolait.
Elle n'aurait pas dû lâcher comme ça que son objectif était de partir. Ce n'était pas comme ça qu'elle aurait voulu l'annoncer, ni la façon dont elle voulait le formuler. Elle voyait bien que Lison était blessée.

« Tu crois vraiment que c'est ce que je veux faire ? »

Dans les scénarios qu'elle s'était inventés dans son esprit, Lison aurait dû être surprise, lui demander pourquoi elle voulait partir, chercher à la retenir. Dove était une adolescente, avec ses émotions toujours pleines de contradiction. Au fond, elle aurait voulu continuer à être une enfant normale. Mais à cause de tout ce qu'elle avait véçu, entre les abandons, les pertes, les traumatismes, il n'y avait plus suffisamment d'insouciance pour qu'elle se permette cela. Elle devait être une adulte très vite, très tôt, cesser d'être ce poids qu'on laissait en sûreté quelque part, qu'on recueillait par pitié.  

« Je sais pas— ce que tu veux entendre de moi, Lison. Je sais pas ce que vous attendez de moi avec Hadrien. J'aurai toujours une dette envers vous, ça changera jamais... Mais je veux pas que vous fassiez tout ça pour moi. Ma jambe, c'est mon problème. Gardez l'argent pour votre bébé. C'est lui qui mérite tout ça. Moi je suis juste... »

Sa gorge se resserre, et les larmes lui brûlent les yeux.
Elle ne savait pas exprimer tout ça, mettre les mots sur tout ça.
C'était trop compliqué, et c'était trop douloureux.
Trop lourd à porter pour des épaules qui ont déjà subit trop de malheur dès la naissance.

Voilà.

C'était si étrange, d'entendre enfin les mots justes.
Elle avait l'impression qu'il y avait un poids qui se libérait de son coeur agonisant, que toute la pression qu'elle s'était mise à garder ses sentiments pour elle s'était envolée.

Ca faisait deux ans qu'elle faisait l'équilibriste, à essayer de ne pas franchir la ligne entre "famille" et "étrangers". Elle avait peur de trop aimer, et se faire abandonner à nouveau. Elle avait peur de mettre trop de distance, et paraître ingrate. Elle avait peur d'être trop demandeuse d'attention et paraître immature. Elle avait peur d'être trop indépendante et paraître difficile.

Il y avait eu beaucoup trop de changements d'un seul coup, et ce besoin viscéral de trouver un équilibre à tout cela. Une stabilité rassurante, pour avoir un semblant de quotidien qui ne serait pas bridé par des traumas encore trop frais.

Dove se jeta pratiquement dans les bras de Lison en la serrant fort, trempant son épaule avec ses larmes. Elle l'aimait, elle aimait tellement Lison, mais elle ne savait pas comment lui dire. C'était bizarre de dire à quelqu'un qui n'était pas de sa famille qu'on l'aimait ? Elle ne savait plus. Elle n'avait plus dit ces mots depuis si longtemps, parce qu'elle regrettait de ne pas les avoir dit assez quand ils sont tous morts.

« Je veux plus jamais partir... »

C'était son aveu, ça ne réglait pas tout, mais elle était sincère.
Elle ne sait pas combien de temps elle est restée comme ça, à pleurer dans ses bras, tant pis s'il y avait des chuchotements et des rires dans son dos, qu'ils aillent tous se faire voir. Elle ne voulait pas d'eux et n'avait pas besoin d'eux.
C'était pas d'amis qu'elle voulait plus que tout.
C'était d'une famille.

Et ça n'était pas son école qui allait décider de ça pour elle.