❝ Amaya,

Il n'existe aucune bonne manière de commencer cette lettre et je préfère nous épargner les formules toutes faites qui ne nous ressemblent pas.

Elijah m'a bien fait comprendre qu'il était fatigué de jouer les intermédiaires entre nous et je sais qu'il ne cautionne pas mon attitude.
Pardonne à notre frère pour son silence, il n'a fait que respecter sa promesse envers moi.
Comme tu le sais, sa propension à me céder est égale à la mienne, même s'il ne l'avouera jamais.
Je crois aussi qu'Eden lui manque ; ils avaient beau se disputer en permanence, ils étaient toujours francs l'un envers l'autre.
C'est plus compliqué avec nous deux, moins limpide, plus tortueux.

Tu as demandé à me voir, à ce qu'on se rencontre et j'ai refusé plusieurs fois. Maintenant que je suis à court d'excuses, tu voulais qu'on se parle de vive voix et je suis en train de t'écrire.
Je devine d'ici ton agacement et ton impatience.
Ce n'est pas contre toi, c'est juste que par moment - souvent à vrai dire - j'ai l'impression que parler avec quelqu'un me demandera un effort insurmontable, qu'il y a quelque chose de vain dans ces échanges là.
On m'a fait remarqué que j'avais tendance à m'exprimer par monosyllabes ces derniers temps et que par rapport à avant, avec mes grandes phrases maîtrisées et mes réparties cinglantes, c'était finalement beaucoup plus exaspérant.
Pour ma part, je ne pense pas être devenue plus réservée, juste plus fatiguée.
C'est étrange, parce qu'au départ, à l'époque où tu n'étais pas encore née, la Cassandre enfant n'était pas d'une grande éloquence. Elle se tenait aux côtés de Ian ou bien derrière lui, immobile et silencieuse, vous fixant de ses yeux rouge, absorbée mais mutique.
C'est l'image que Zayn avait gardée d'ailleurs.
Je sais que tu es au courant pour lui et j'imagine qu'avec tout ce qui s'est passé, l'idée que tu te faisais de moi n'est plus la même.
Je te demande pardon pour ça, pour ne pas être le modèle que tu aurais aimé que je sois.

Tu dois avoir des milliers de questions, sur mon départ, sur ma relation avec Juniper, sur mon histoire avec Ian, sur le lien entre tout ça et je suppose, sur tout un tas d'autres choses.
Je le comprends et je peux te promettre que j'y répondrai. Honnêtement, sans mentir.
Ce sera embarrassant, minable, triste et carrément risible.
Mais tu auras tes réponses, quand bien même celles-ci ne te plairont pas.
Seulement, pas maintenant. Pas encore, en tout cas.

J'ai besoin de temps et d'être seule.
Je ne veux rien savoir de Ian, des Nemesis, des uns et des autres, de ce qui reste de Tempelhelm, de la politique d'ici ou d'ailleurs, des conflits qui ne cessent jamais, des projets à venir ou d'hypothétiques responsabilités qui m'incomberaient.
Je n'ai pas quitté notre famille pour répéter le même cercle sans fin.

Elijah a dû te le dire mais Ian ne doit rien savoir. Ni que je suis en vie ni ce que je fais.
Je voudrais que tu [...] ❞


Cassandre replia la lettre avec un soupir, s'épargnant ainsi la fin, et la rangea dans la boîte où elle conservait toutes ses correspondances. C'était désuet, passé de mode, mais c'est par l'écriture qu'elle avait réappris à communiquer. C'est comme ça qu'elle avait renoué complétement avec Elijah, l'écrivain de la famille, qu'elle avait repris contact avec Amaya, qu'elle avait démêlé les fils de ses pensées désorganisées.
En les couchant sur le papier, les mots retrouvaient tout leur sens et une fois les pages noircies, elle se sentait mieux, moins ensevelie par ses émotions. Elle avait utilisé ce dérivatif à la fois par confort et par lâcheté ; elle ne mentait pas en disant qu'il lui était devenu difficile de parler, d'échanger avec les autres. Les six premiers mois sur Hakar s'étaient passés dans un silence assourdissant. S'il avait été bienvenu au début, c'est après avoir intégré Ivoryrift qu'elle réalisa combien elle s'était coupée du monde.
C'est peut-être toujours le cas à l'heure actuelle, tout du moins dans une certaine mesure - après tout, elle n'a toujours pas de logement fixe et elle passe le plus clair de son temps en mission - mais il lui semble être redevenue plus sociable, moins distante. Enfin, elle l'espère.

En relisant le premier courrier envoyé à sa sœur, il y a de cela déjà un an, elle y déplore sa sensiblerie, ce côté autocentré des personnes qui ressassent et luttent avec les prisons du passé. Son sentiment de honte est grand, à l'image de sa culpabilité dont elle ne parvient pas à se défaire.
Elle a compris désormais ce qui la terrifiait autant, ce qu'elle fuyait avec acharnement, ce a quoi sa demi-sœur lui avait permis d'échapper ; Ian relevait de sa responsabilité.
Après leur père et Ian lui-même, c'est bien elle qui a contribué à faire de l'homme un monstre. Aujourd'hui, ils le payent tous très cher, Roy en première ligne.

Cassandre jeta un coup d’œil à l'heure et enfila ses bottes usées par ses vagabondages.
Malgré cette première lettre peu réjouissante, sa sœur avait persisté, distillant par petites touches des informations, acceptant de lui donner des détails sur sa vie alors qu'elle se faisait elle-même plutôt secrète. Sa cadette s'était montrée plus adulte et plus patiente qu'elle ne le serait jamais.  

La mercenaire se fit la remarque que la sœur avec qui elle a rendez-vous n'a plus rien à voir avec la petite-fille qu'elle a vu grandir ; elle est désormais mariée, occupe un poste de diplomate et s'est révélée être une combattante aguerrie. Le coup de vieux qui l’assaille alors est étonnement rude. C'est avec l'esquisse d'un sourire qu'elle y repense.
Elle se rappela aussi que lorsqu'elle avait retrouvé Ian, après avoir rejoint Nemesis, elle l'avait attendu sans rien faire, n'avait pas esquissé le moindre geste, le moindre mot quand il avait ouvert la porte et que très vite, ce qui était déjà brisé entre eux, s'était éparpillé en minuscules petits morceaux, impossible à recoller ensemble ou à réparer...

Un instant plus tard, Cassandre s'avança au devant d'Amaya.
Il existe des reconquêtes qui en amour valent définitivement la peine.

Cassandre ne s'attendait pas à ce que sa sœur l'enlace sans attendre.
Elle s'était imaginée des retrouvailles plus guindées, marquées par la réserve induite par des années passées sans se voir.
De plus, l'aînée avait quitté les siens sans prévenir, sans crier gare et cette attitude était à l'origine d'incompréhensions et de tensions.
Mais encore aujourd'hui, Cassandre est convaincue qu'elle n'aurait pas pu faire autrement. Sa famille n'aurait pas compris - serait-elle seulement parvenue à expliquer les raisons de son départ ? - et Ian n'aurait jamais laissé faire. Il aurait été également compliqué pour elle de faire face à ses cadets, de leur dire au revoir alors qu'ils avaient toujours été une des raisons pour lesquelles elle était restée. Alors par lâcheté (encore), elle s'était enfuie pour rejoindre Juniper et saisir l'opportunité que lui offrait Isaac.
C'est pourquoi la réaction spontanée de sa sœur la désarçonna. Il lui fallut un certain temps - bref mais significatif - avant de répondre à son étreinte.
Ce geste la ramena très loin en arrière, lorsqu'Amaya était encore petite-fille et qu'avide de contact, elle cherchait les bras rassurants d'une figure maternelle.
Son rôle avait longtemps consisté à contrebalancer la dureté de Ian, son besoin implacable d'imposer un cadre pour modeler les membres de sa famille comme il le voulait, dans un acier irréprochable.
Elle n'idéalisait pas non plus son implication ; elle n'avait été qu'une maladroite figure de substitution. Elle avait juste été ce qui se faisait de plus rapprochant d'une mère chez les Carter. Urielle avait transcendé cela, elle pour qui ses enfants représentaient tout.
Amaya tout contre elle, Cassandre prit toute la mesure de ses manquements en tant que sœur aînée.

« Je constate que tu n'as rien perdu de ta fougue. »

Même devenue pleinement adulte, sa cadette restait vive et naturelle.
L'hérédité viciée de leur dynastie et tous les coups durs n'avaient pas entaché le feu ardent de sa petite sœur.
Faites que la vie ne lui retire jamais ça, pensa-t-elle alors. Pour Cassandre, c'était différent. Elle n'était déraisonnable que par obsession du contrôle et son impulsivité répondait à celle de Ian ; frustration, impatience et ressentiment.
C'est une réflexion qu'elle s'était d'ailleurs déjà faite lorsqu'elle avait retrouvé Elijah en secret,
Leurs cadets étaient parvenus à se construire indépendants d'eux et c'était une excellente chose.
Pour les deux aînés, il était trop tard ; figés qu'ils étaient par leurs attentes et leurs fautes respectives.

Cassandre éloigna doucement sa sœur d'elle, utilisant ce qu'il restait de tendresse dans son cœur trop brisé pour battre convenablement.
Sa voix était rauque et son regard fixe.
Elle contempla la femme devant elle et énonça une vérité sans équivoque.

« Tu es superbe. »

Amaya s'était épanouie. L'indépendance, la force et l'amour lui réussissaient bien.
Cassandre l'invita à la suivre sans un mot, esquissant du mieux qu'elle le put un sourire, aussi léger que fugitif, dans une tentative malhabile de rassurer sa cadette sur le fait qu'elle était contente de la voir. Même à elle, cela lui sembla gauche alors que le plaisir existait réellement.
La mercenaire ne disposait d'aucun endroit où recevoir ses visiteurs (elle s'était assurée d'en faire une espèce en voie d'extinction de toute façon) et entreprit de marcher au hasard dans ce qui restait du quartier des natifs de l'eau après la chute.

Désormais peu à l'aise dans l'exercice de l'art de la conversation, elle laissa s'installer un silence qu'elle espérait confortable.
Elle était disposée à répondre à toutes les questions d'Amaya mais bien incapable de l'inviter à le faire.

Cassandre pouvait sentir le regard de sa sœur sur elle tandis qu’elles marchaient côte à côte. Elle semblait attendre quelque chose d’elle et l’aînée pouvait le sentir. Mais cette dernière avait appris à apprécier le silence, à s’en satisfaire, à s'en contenter, et elle n’était guère disposée à le combler gratuitement.
Finalement, Amaya dû se résoudre à se lancer la première. 

A la question de savoir comment elle allait, la plus âgée se fit la remarque que sa cadette semblait marcher sur des œufs avec elle. Craignait-elle l’explosion ou bien la fuite ? Elle ne saurait le dire. Encore une fois, elle se serait attendue à plus de virulence de sa part, se rappelant du feu dans son regard lorsqu’elle avait levé le visage vers elle, lors de sa confrontation avec Juniper, Narcisse à ses côtés. A cette époque déjà, Cassandre n’avait rien dit. Alors qu'aujourd'hui, elle se sente obligée d’être si précautionneuse envers elle, elle peut le comprendre. Sa méfiance est justifiée ; elle n’a pas été assez forte pour préserver sa sœur des choix qu’elle a fait. 

« Je vais bien. »

Elle n’était pas volontairement évasive mais cette simple interrogation lui évoquait tellement de choses qu’elle manquait de mots. Elle prit un instant pour réfléchir, pour tenter d’étoffer sa réponse afin de ne pas l'inquiéter. En ce qui concernait son état d’esprit en général, elle ne savait que dire. Bien sûr, comparé à son moral les six premiers mois qui avaient suivi la chute de Tempelhelm, Cassandre se portait mieux. Elle n’alternait plus entre les phases d’auto-destruction et de langueur extrême. Les idées noires s’étaient estompées (difficilement, revenant parfois par surprise, mais dorénavant plus succinctes) et elle n’éprouvait plus le besoin maladif de s’isoler. Elle était aussi parvenue à prendre de la distance sur les relations toxiques qui régiraient toujours un peu sa vie. L’indépendance lui avait fait beaucoup de bien et d’une certaine manière, cette solitude choisie qui la nuit, en plein milieu d’un désert de sable ou au sommet d’une montagne enneigée, lui faisait lever la tête vers les étoiles pour contempler le ciel d’un œil nouveau.

« J’aime ce que je fais. D'une certaine façon, je trouve que ça me ressemble. »

En même temps qu’elle essaye d’expliquer laborieusement cette nouvelle liberté que lui confère son rôle chez les Ivoryrift, elle réalise que ça ne doit pas avoir grand sens pour celle qui écoute. De toute manière, elle est tenue au secret comme tous les membres du groupe et ne compte pas déroger à la règle.

« Et toi ? Je ne savais pas que la politique t’intéressait. »

Cassandre espérait qu’Amaya soit assez à l’aise pour aborder tous les sujets, des plus légers aux plus sombres.

« Je connais les grandes lignes de ton parcours comme ton poste actuel ou ton mariage. Mais quitte à savoir ce que tu deviens, je préfère l’entendre de ta bouche. »

C’était vrai. Elle n’avait demandé que peu de détails à leur frère, s’était renseignée juste assez pour s’assurer qu’elle soit en sécurité dans ce nouveau monde et avait décidé de ne pas s’en mêler. L’émancipation de sa petite-sœur était quelque chose d’important pour elle.

Cassandre remercia sa sœur d'un sourire lorsqu'elle lui précisa qu'elle aurait été la bienvenue chez elle.

« Je ne crois pas être faite pour vivre en permanence au même endroit. L'itinérance me convient bien et tu avais ta propre vie à construire. »

Elle remarqua que ses pas, qu'elle pensait jusque-là guidés par le hasard, l'avaient mené à un lieu qu'elle avait bien connu (par habitude ou par coïncidence) ; le manoir Buchanan. Un lieu qu'elle associerait pour toujours à Zayn.
Elle décida de contourner l'immense bâtisse et de poursuivre leur chemin vers un endroit plus tranquille.

«As-tu déjà vu la Cascade des Dieux? »

De nouveau, le regard de sa cadette qui glisse sur elle.
Tentative discrète et subtile pour essayer de la cerner, pour tenter de comprendre, d'analyser ce qu’il reste de la sœur aînée qui peuple les souvenirs d'un temps passé.
Nombreux sont les non-dits et les attentes qui vibrent dans le silence qui désormais et souvent s’installe entre elles.
Pour ne pas brusquer, pour préserver les morceaux épars d'une relation malmenée, on tait maladroitement le plus important.

Cassandre lève la tête en direction du ciel d'un bleu azur. Aucune tempête à l'horizon, aucune raison pour rester autant sur ses gardes.
S'il ne lui est pas aisé de se détendre, elle se promet de faire de son mieux pour se dérider au cours de la conversation.
Elle ne voudrait pas que sa réserve soit interprétée comme de la méfiance ou de l'arrogance.

« Tu as raison. Je pourrais passer quelques jours chez toi et apprendre à mieux connaître Karma. Vérifier aussi qu'il te traite bien et que tu es installée convenablement. »

Un point commun des deux aînés Carter ; cette drôle de possessivité acquise.
Derrière la pointe d'humour, cet instinct de protection qui ne saurait mentir.

« Tu as choisi un bien mauvais modèle à suivre mais il est vrai que tu n'avais pas trop le choix en la matière. »

Ce n'est pas volontairement ironique, juste un simple constat.
Pas de mère à la maison, pas de figure tutélaire assez saine pour lui apprendre que la seule voie à suivre, c'est celle qu'on choisit par et pour soi-même.
Finalement, le premier chemin emprunté par chaque membre de leur fratrie n'aurait été qu'une décision inconsciente de poursuivre leur construction respective en interdépendance.
Ian voulait un "tout" et d'une certaine manière, il y était parvenu.

« Tu es une femme de conviction, je trouve que ça te correspond bien. Étant donné la manière dont tu en parles, c'était le bon choix à faire. Si j'appréciais mon travail en tant que brigadière, c'est aussi parce que ça répondait à mes besoins, que ça faisait écho en moi. »

Elle ralentit alors et tourna le visage vers sa cadette.

« Par contre, quel que soit le désastre qui s'annonce et parce qu'il y en aura toujours un, ne commence pas à porter sur tes épaules le poids écrasant de la culpabilité. On est tous responsables du monde qu'on construit et de celui qu'on détruit. Il n'y aura jamais qu'un seul coupable et donc un seul responsable. Garde cette force qui te caractérise mais préserve toi aussi. »

Elle se détourne, reprend un rythme de marche plus soutenu et ajoute :

« Les combats où on s'oublie soi-même sont ceux dont on ne triomphe jamais. »

Les autres sont parfois un fardeau, une prison qui nous enlace si étroitement qu'on ne réalise que trop tard qu'on étouffe.

Une main dans sa chevelure de neige. Un tic persistant.
Ses longues mèches qui ne cessent de retomber devant ses yeux écarlates.
Le bruit de l'eau qui se fait entendre au loin. L'ombre rassurante des arbres qui bordent le chemin.
Brise annonciatrice de l'été.

Pince-sans-rire, à la question de sa sœur, elle répond :

« Les hommes et les dieux ont toujours le besoin de se rappeler leur existence mutuelle. »

A l'approche de la cascade, elle s'arrête, observe longuement l'eau qui se déverse dans un mélange de fluidité et de puissance.

« Parle-moi de nos neveux. »

Dis-moi s'il reste des morceaux à recoller et quel sera mon dernier rôle à jouer, petite soeur.