Cette fin de mois est propice aux entrevues, semble-t-il. Elios compte bien en profiter. Rencontrer de nouveaux visages ou renforcer certains liens n’est jamais du temps perdu. Après la Princesse Harcourt, ses pas le guident désormais jusqu’au bureau du Strauss-Carter. Principauté Strauss-Carter. L’un de ceux que le Meltzer ne parvient pas bien à déchiffrer. Pour lui, les habitants de la cité volante n’ont pas su profiter du don qu’Omni leur faisait. Ils ont déçu leur dieu, ils sont « tombés » et n’ont plus rien à voir avec les élus qu’il s’imaginait, jusqu’alors.

Karma Strauss-Carter, pourtant, est de ceux qui alimentent la légende. Il était gardien de temple, il s’est transformé en dragon… de quoi réveiller une flamme curieuse dans l’esprit d’Elios, farouche défenseur d’Omni et de ce qu’il représente. Arkmere est la nation du divin et elle se retrouve donc à accueillir une bonne partie de ceux qui l’ont déçu, dans sa cité dans le ciel. S’il le comprend, il n’en est pas ravi pour autant et autant vous dire qu’il n’a pas vu d’un bon œil, au court des deux dernières années, que certains de ces inconnus sous le simple prétexte qu’ils sont nés là-haut rejoignent des postes importants de la société d’Arkmere. Il a soufflé fort, au début, ne taisant pas certains commentaires et a finalement lâché l’affaire, comprenant que d’autres avaient déjà décidé, de toute manière. Cela ne l’empêche guère d’observer d’un regard torve bien nombre des tempelheurs, attendant simplement l’erreur, la faille, l’échec, pour faire remonter à qui de droit que oui, il avait raison, certains de ces gens n’ont rien à faire à des fonctions d’importance.

Voilà ce qu’il pense de bien nombre d’entre eux.

Karma Strauss-Carter ? Lui, il ne saurait dire. Il n’a pas eu affaire à l’homme et n’a eu jusque-là que des échos positifs. Il s’agit de l’époux d’Amaya Carter, membre de l’assemblée des chuchoteurs. Un point à ne pas négliger, également. En vérité, il n’aurait refusé aucune invitation de la part d’un haut-gradé de l’armée, ne serait-ce que pour étendre son réseau et être vu. Il n’a pas refusé l’invitation du Strauss-Carter parce que l’homme est un mystère. Un dragon doublé d’un mystère et cela vaut bien le coup de le rencontrer pour mieux l’appréhender.

Comme toujours costume impeccable et chaussures cirées, il marche d’un pas tranquille jusqu’au bureau qui lui a été indiqué. Dans l’antichambre le secrétaire l’invite à patienter et revient quelques secondes plus tard, en lui indiquant que la Principauté l’attend. Alors il entre et son regard est assez rapidement happé par l’homme derrière son bureau. Un visage dont il ne lit rien, de prime abord, un uniforme militaire tiré à quatre épingles et des gants semblables à ceux que porte Elios. Deux hommes qui se ressemblent, au moins dans le soin apporté à leur apparence.

Attendant que la porte se referme derrière lui, Elios avance de quelques pas.

« Bonjour, Monsieur Strauss-Carter. » Il incline la tête et s’assied avant de ponctuer : « Vous m’en voyez tout aussi ravi. » Parce que oui, il a fallu trouver un temps pour une telle entrevue (qui ne se refuse pas).

S’il sent l’examen silencieux de son interlocuteur, Elios ne se gêne pas pour en faire de même, scrutant jusqu’au bureau qui se tient devant lui, parfaitement rangé. Un homme strict et droit, donc, qui se détend légèrement en reprenant la parole. Quand le Strauss évoque le fait qu’il est ici depuis pas bien longtemps, même si cela est dit avec légèreté, Elios se doit de contenir un léger rictus.

« Je me doute bien, oui. C’est que vous viviez au-dessus de nos latitudes. » Il essaie de dire cela sur le même ton que son interlocuteur, sans paraître méprisant. « J’imagine que dans un aussi beau bureau, l’acclimatation n’a pas du être trop difficile. » Il fait un rapide clin d’œil qui ne cache rien cependant du sous-entendu. « J’espère que vous vous plaisez à Arkmere. C’est une nation forte et ambitieuse, qui se dressera toujours droite sous le regard d’Omni. À ma petite échelle, j’aide en effet à ce qu’il en soit toujours ainsi. »

Petite échelle, allons bon.

« Je me ferai un plaisir de vous renseigner. Et il est même possible que je vous questionne en retour, nous avons à apprendre l’un l’autre. » Il dit cela sur le ton de la confidence, comme un échange de bon procédé.

Un échange courtois, presque un peu trop, où la politesse fait office de bouclier que l’on tend faute de savoir réellement où l’on met les pieds et à qui on a affaire. Ce n’est pas la première fois qu’Elios se retrouve dans pareille situation et il sent bien que selon comment il manœuvre la chose, il peut trouver dans la Principauté un allié ou un obstacle. À choisir, autant que ce soit la première option. Mais pour cela, le Meltzer n’a pas l’intention de faire simplement dans le brossage de poils. Même si c’est ce qui pourrait être attendu, ce n’est pas forcément dans ses méthodes.

Alors il tâte le terrain, incline la tête quand nécessaire, tandis que son œil perçant ne perd rien de ce qui se joue de l’autre côté de ce bureau. Le regard qui lui est porté autant que les traits lisibles sur le visage du Strauss-Carter. Pas grand-chose encore mais suffisamment pour pousser progressivement une porte invisible et voir s’ils peuvent (ou non) s’accorder. Le militaire est assez neutre, dans ce qu’il dégage, et cela n’impressionne pas particulièrement le Meltzer. Disons qu’il préfère ça, à choisir. Au moins l’homme ne fait pas dans les démonstrations mielleuses.

Elios s’abstient de corriger son interlocuteur mais au fond de lui Arkmere n’a absolument rien à apprendre de Tempelhelm. Pourquoi apprendre d’un échec, d’un outrage à Omni ? Certainement pas. Sa phrase était à comprendre dans son sens premier : lui, Elios Meltzer, voulait apprendre de Karma Strauss-Carter, le « dragon ». Rien de plus. Il serait malvenu de le corriger, cependant, alors il fait mine de rien. « Je vous en remercie. »

Inconsciemment, le brun fixe les mains gantées jointes de l’autre côté du bureau. Cela lui rappelle les siennes, qu’il ne peut s’empêcher de fixer ensuite. Est-ce un simple effet de style ? Une habitude liée à l’uniforme ? Ou bien l’homme devant lui a réellement, à sa façon, des raisons de porter pareille protection au niveau de ses mains ? Ce n’est pas une question qu’il articulera, ce qui ne l’empêche pas de la penser, très fort.

L’autre reprend la parole et Elios lève un sourcil, inconsciemment. « Sans tâches », hein ? Il attend la suite et comprend sans mal ce que le Strauss veut dire par là. « Oui, je comprends. Et cela doit être d’autant plus complexe pour un étranger d’occuper une telle fonction aussi vite et se retrouver projeté au cœur de notre force militaire. De ce que j’ai entendu dire, vous avez su parfaitement vous faire à votre nouveau rôle, général. » Car c’est bien là le rang associé aux Principautés. « J’imagine que votre expérience à Tempelhelm et lors des épreuves que vous avez subi vous rend légitime pour ce grade. »

Si cela peut sonner comme tel, ce n’est pas tout à fait un jugement. C’est plutôt une réflexion prononcée à voix haute. Si ce que l’on dit du Gardien du Temple de Feu est vrai, alors il est probablement le tempelheur le plus adéquat pour occuper pareille fonction, maintenant qu’il a les pieds sur Hakar.

Pour alléger un peu l’échange, Elios ponctue alors avec un fin sourire : « Mais je vous le concède, mon bureau est magnifique. » Avec ce sous-entendu, tout le reste suit, par rapport à ce que le militaire venait de lui dire. Dès qu’il a repris les rennes de l’Agency, à la mort de son père, Elios a d’ailleurs tenu à redécorer son bureau à sa façon, pour s’éloigner de l’empreinte déjà bien trop forte d’Amos Meltzer, partout où il allait.

Le Strauss reprend la parole dans un ton qui se fait plus sérieux et le brun se redresse sur son fauteuil, comme pour mieux l’entendre. Beaucoup de questions lui sont posées, auxquelles il prend un léger temps pour répondre, et le général en profite pour lui demander s’il souhaite du thé.

« Je veux bien, merci. » Si du thé est servi, c’est que leur discussion va probablement durer et aborder différents sujets. Celui des frontières, déjà, est un gros morceau.

« Avec la décision du Sender d’agir contre le commerce illégal qu’exerçaient les Ducs de Dawndale sur notre territoire, vous savez comme moi que les choses se sont tendues par endroit. Qu’on le veuille ou non, une partie des citoyens d’Arkmere profitaient de ce commerce et ne voient pas d’un bon œil les décisions prises à un plus haut niveau… Je ne vous apprends rien, j’imagine. Il y a eu des frictions, à la frontière avec Tempelhelm mais pas seulement. Au Nord, la protection, surtout de nuit, ne doit pas être relâchée à la frontière. Je doute que les Ducs se contentent de courber l’échine. » En sa qualité de chuchoteur qui a œuvrer sur cette décision autant que son exécution, il est bien entendu au courant.

« Au Sud, rien de bien neuf, il me semble. Quelques hordes d’épeires viennent parfois s’écraser contre nos murs, que vos hommes savent contrôler, jusque-là. » Le désert de sable est si inhospitalier, inconscients seraient ceux qui s’y aventureraient.

« J’ai des yeux en bien des endroits, comme vous pouvez vous en douter, mais la question de la surveillance des autres nations est complexe… au-delà de nos frontières, il serait intéressant de pouvoir observer ce qui transite en amont, de l’autre côté. » Il a un regard lourd en sous-entendus avec le général. « Ce qui outrepasserait le rôle de la Meltz Agency, bien évidemment. » Que l’Armée ne lui fasse pas croire qu’elle est ignorante. Pouvoir développer son réseau au-delà des frontières d’Arkmere, c’est un rêve éveillé, pour le Meltzer. Car cela fait parti des restrictions qui ont toujours été imposées à l'agence, et d'autant plus en devenant Chuchoteur. Ne rien faire qui puisse dégrader les relations avec les autres nations ni même mettre en péril de quelconque arrangement diplomatique. Alors s’il a depuis peu une « vue » sur ce qui se passe au-delà des frontières, c’est d’une façon détournée qu’il ne souhaite pas exposer à la Principauté devant lui. Que gagnerait-il à étaler toutes ses cartes ?