Le soleil se lève une fois de plus dans cet océan céleste, éclairant les contrées terrestres de sa vive lumière ; sans discriminer ce royaume hostile, il demeure sinistre malgré la générosité de l’astre. Endormie dans une splendide chambre, enveloppée dans d'épais draps brodés, tes paupières se soulèvent à l’entente d’une voix féminine.

Une invitation de Mordred.

Les rêves s’évaporent au profit des préoccupations du présent, comme un rappel que ton existence s’ancre bel et bien dans la résidence des Harcourt ; et, au sein de ce continent, Mordred est celle portant le titre de princesse.

Une heure a suffi pour conclure ta routine matinale ; revêtir une robe aux teintes pourpres atteignant le milieu des cuisses, la chevelure ondulée lâchée et le maquillage léger. Parée d'une élégance simple et resplendissante, tes iris s'attardent sur le paysage naissant à travers les fenêtres du château, tandis que tu suis la garde personnelle de la noble dame.

Depuis combien de temps t’es-tu familiarisée à ces monts arborés en dépit des lacs de Neptunia Harbor ?

Depuis combien de temps t’es-tu acclimatée à cette terrasse décorée de verdure, de fleurs et de douceurs, remplaçant les fontaines et les quartiers commerçants du voisinage ?

Depuis combien de temps t’es-tu accoutumée à cette atmosphère, effaçant toute trace d’un passé plus confortable ?

Le timbre de Mordred te sort de cette torpeur, t’invite à prendre place, dissipant ces questionnements malheureux ; observatrice des manières de la jeune femme, tes fines jambes se croisent afin d’adopter une posture plus confortable. Bien que son intérêt à ton égard demeure mal défini dans ton esprit, il sait flatter ton ego, installer un climat de réconfort en se joignant à une époque où, toi aussi, tu jouissais des privilèges de la noblesse.

— Merci, Mordred.

Sourire creusant les fossettes, tes cordes vocales libèrent un tintement légèrement enrouée ; tes doigts choisissent délicatement mais vivement la saveur du raisin frais — à défaut de pouvoir t’abreuver du vin greygardien, le fruit demeure une splendeur.

— Aoife ? Hmm... Un petit peu rustre, c'est vrai, c'est ce que je me suis dit. C’est un peu surprenant, mais je préfère ça aux domestiques trop douces qui prennent des gants de velours. C'était un peu épuisant Une pause. Donc ! Je pense qu'elle a mieux répondu que prévu, elle sait s'adapter.

Une baie rencontrant le palais, les pupilles se perdent dans les couleurs apaisantes du ciel d’un air pensif ; le lieu où flottait autrefois ta maison.

— Je ne trouve pas que c'est trop tôt : j’aime voir la beauté de l'aube au réveil. Elle met un terme même aux nuits les plus déplaisantes, alors cette heure est parfaite. Cela dit, j’ai plutôt bien dormi, et toi, comment vas-tu ?

La tendresse régnant contraste avec les bruits courants sur la réputation navrante de Lazare Buchanan ; ainsi, tu rabats tes prunelles sur Mordred.

— Je n’ai pas vraiment l’occasion de prendre l’air, alors sache que tes invitations sont appréciées. J'ose espérer que mon cousin, de son côté, se porte bien au Conseil ?

L'expression rayonnante, les paroles jetées comme des paroles frivoles en espérant que cette sympathie s'écoule sur la réputation de ta famille.
Ton dernier trésor.

Les sens étudient chaque mot, chaque geste associé à ton cher cousin, qu’elle décide de le nommer Lazare ou Sir Buchanan. Tu as toujours perçu ce dernier comme un intrus au Conseil Écarlate — ou peut-être, au contraire, est-il la présence flegmatique qui rééquilibrera cette étrange monarchie.
Un gloussement amusé échappe de ta gorge, rabattant une main vers le bas d’un mouvement de poignet.

— Il est probable que non, mon cousin n’a malheureusement jamais été connu pour son humour. Il faut l’excuser.

Une légèreté pour atténuer les dangers implicites planant au-dessus de lui. Tu l’écoutes poursuivre en terminant de déguster le raisin frais. Cependant, ses compliments lavent ton expression de ses malices, telles des paroles distillant les masques des véritables intentions. Une flatterie accueillie avec honneur et susceptibilité.
A tes yeux, le terme impeccable n’a jamais été une qualité, évoquant une quête de perfection insipide dépouillant chaque individualité de toute originalité — symbole de frustration.

La princesse, de son côté, allie l’élégance à la brutalité, trouble les conventions de la haute société ; et la question qu’elle délivre avec sérénité te prend au dépourvu.
Un bref silence ponctue cette confession ; une surprise habille ton faciès, se penchant sur un côté, procédant à une réflexion improvisée.

— Au début, oui.

La sincérité prend une saveur aussi familière qu'inédite, en témoigne une faible vacillation.

— Mais aujourd’hui, si je devais attenter à la vie de quelqu’un, mon choix se porterait sur d’autres. Je préfèrerais assassiner quelqu’un que j’exècre, et non quelqu’un avec qui j’apprécie prendre le thé.

Désignant du menton la table apprêtée, tel un piètre argument pour te dissocier de l’hypocrisie. Tu ne dédies désormais ta rage muette qu’aux anciens membres de Nemesis — la rancune enveloppant quiconque s’associerait à Eclipse a disparu. Tu ne vaudrais pas mieux que les fanatiques qui ont maudit une cité entière et tué des inconnus au nom de leurs valeurs.
Un air décontracté s'inscrit sur les lignes de ton visage ; les coudes posés sur la table décorée, tu joins tes doigts pour y déposer mollement ton menton.

— Doutes-tu donc de moi, ou m’avoues-tu seulement que tu ne me crains pas ?

Le ton que tu emploies est placide et curieux.
Il s’agit de l’unique explication qui justifierait sa quiétude à tes yeux ; et pourtant tu nourris l’espoir furtif qu’elle choisisse la première option, plus tendre que l’idée d’être éternellement perçue comme une poupée inoffensive.

En aurais-tu trop dit ?
Le cœur se serre et doucement tu réalises que les mots ont fusé sous l'emprise de la spontanéité et de l'immaturité. L’ego blessé par son absence de confiance, son absence de méfiance, tu camoufles cette susceptibilité derrière une tasse de porcelaine attrapée, un breuvage coulant dans la gorge. Tu te consoles avec cette idée qu’elle voit cette possible férocité sous tes airs de poupée.

Le regard attentif et le menton relevé, tu n’éprouves aucune peur pour ta propre survie lorsqu’elle bâtit ce temple des secrets ; la dynastie déchue en avait édifié des centaines. Des sanctuaires où le moindre mot de travers pourrait maudire la famille entière — le seul et unique enfer.
Un sourire amusé germe sur tes lèvres, déposant l’élégante tasse.

— Ma famille était connue pour sa discrétion.

Un faible ricanement ponctue cette déclaration, dissimule ta sérénité vacillant à la mention de ton cousin ; comme un cruel rappel que viser spécifiquement Aralia serait maladroit. Tu préfères la noyer dans une mer confuse, en compagnie de ceux qui ne méritent plus d’être nommés.

— Tous ceux qui ont appartenu au mouvement Nemesis. Entre ces murs ou ceux qui se sont dispersés sur ces terres en pensant y trouver refuge, une vie paisible. Je ne veux pas les voir morts par amour… mais pour qu’ils ne puissent plus jamais rien ressentir.

Les traits durcis sous l’emprise d’une haine contenue, la dernière phrase prend les sonorités d’une sentence délivrée par une enfant.

— Cela dit, je me doute que tu dois leur dédier un semblant d'amour pour les accueillir dans cette nation.

Tu laisses échapper un soupir ennuyé, tel un signe d’abandon face à une éternelle hantise. En ces lieux, tu es destinée à garder le rôle d’une décoration bien apprêtée si cela préserve le sort du Maître des mots.
Les lignes de ton visage se détendent, s’éclairant de cet éternel éclat de curiosité.

— Et toi, existe-t-il quelqu’un que tu n’imagines jamais mort ?

Une entité qui lui inspire la plus cruelle des indifférences.
En cet instant, ton amour des ragots et des secrets se mue en un espoir macabre. L’espoir de partager un ennemi commun.