Les rendez-vous en compagnie de la princesse de Greygarde étaient devenus habituels, pour le président de Covent.
Il n’avait pas encore échangé au sujet de l’opération qui avait été amorçée pour se débarrasser des Ducs, tout simplement parce qu’il lui paraissait inutile de mentionner cela sans pouvoir présenter dans le même temps de résultats.
Cette dernière aurait pu interpréter les dires comme une simple vantardise vouée à rendre son ombre plus grande qu’elle ne l’était déjà.
Mais Vadim avait agit en secret et de concert avec les hautes instances d’Arkmere jusqu’à parvenir à un résultat admirable.
L’influence des Ducs à Arkmere était pour ainsi dire complètement jugulée.
Nul doute que son frère aîné, Nemo, se présentera prochainement à sa porte.

Vadim s’était présenté avec une simplicité déconcertante jusqu’aux portes du château, visiblement amusé d’y avoir un excès aussi privilégié.
Et le Chuchoteur s’était mis en beauté, coiffé personnellement par ses domestiques et habillé par son styliste officiel dans un complet blanc à rayure, chaussé de chaussures vernies noire.

La garde du corps de sa Reine, désormais plutôt connue visuellement par Vadim, s’était chargée de le guider jusqu’aux jardins où il pourrait retrouver Mordred Harcourt, elle aussi tout en beauté.
Lorsqu’elle s’adresse à lui, c’est pour l’inviter à saluer “sa” Reine.
Un sourire à l’orée de ses lèvres.
L’homme d’affaires laisse reposer un genou sur le sol alors que sa tête se baisse dans une élégante révérence adressée à Mordred.

Vous êtes splendide, ma Reine. J’ai répondu à votre appel, comme à mon habitude.

Elle l’invite à marcher en sa compagnie.
Quelle aubaine.

C’est un honneur, ma Reine.

A la main tendue, il offre son bras.
Calque son pas sur la lenteur de celui de Mordred, sur son rythme.
Elle savait prendre son temps pour apprécier.

Vous avez l’air… Contrariée. Les nouvelles au château ne sont pas bonnes ?

Dépose alors tendrement une main sur celle qui avait agrippée son bras.

Puis-je faire quelque chose pour vous servir, Altesse ?

Il y avait quelque chose de satisfaisant à savoir sa présence suffisante pour éveiller le confort, la sécurité.
Mordred avouait sa contrariété et pourtant elle en faisant étalage plus pour complimenter le comportement raffiné du commerçant.
Vadim n’aurait pas la malhonnêteté de prétendre être insensible aux compliments, surtout lorsqu’ils étaient formulés par sa Reine, mais l’échange paraissait presque surréaliste.
Traduisait d’une véritable évolution dans la relation qu’ils partageaient.
En un sens, ils s’étaient tous deux ouverts l’un à l’autre à l’occasion de leur dernière rencontre.

Je n’ai pas encore eu la chance de rencontrer votre dame de compagnie mais il est rassurant de savoir que vous n’êtes pas seule pour porter le poids qui vous incombe.

Le Chuchoteur n’aurait pas la prétention de savoir ce que pouvait bien signifier diriger un pays.
L’influence qu’il possédait sur Arkmere, il l’exerçait à travers un partage avec le reste de l’assemblée, dissimulé derrière un masque, et les actions de Vadim en tant que simple directeur général du groupe Cooper n’avaient que peu d’importance vis-à-vis du peuple.
N’avait jamais vraiment le besoin de garder la face en toute circonstance.
Qu’est-ce qui pouvait bien habiter Mordred lorsqu’elle se retrouvait, seule, à subir la décadence de ses pairs ?

J’ai déjà fait votre acquisition.
Soi-disant.

Vadim lui adresse un regard curieux.
N’avait-il pas encore suffisamment fait pour faire montre de sa sincérité ?
Bien sûr, il n’imaginait pas un instant Mordred comme une personne ingrate ou aveugle à ce qu’il avait bien pu accepter pour elle.
Néanmoins, il pouvait percevoir les insécurités.
Jusqu’où devrait-il aller, pour l’apaiser ?
Le président de Covent reste silencieux à sa déclaration, se voulait docile.

Toujours figé sur son rythme, l’homme regarde lui aussi devant lui.

Il semblerait bien que oui. J’ai entrepris une action visant à effacer l’influence des Ducs de Dawndale en Arkmere.

Un sourire satisfait avait fendu les lèvres du jeune homme.
Le regard gorgé d’une confiance démesurée.
Il avait été en mesure, à l’aide de ses compagnons Chuchoteurs, à se débarrasser d’un commerce parallèle illégal sur ses terres en moins d’un mois complet.
Pouvait-on être plus fier que ça ?

C’est à présent chose faite. A l’exception de quelques reliquats, le réseau des Ducs a été complètement éjecté de nos terres. Il aura fallu moins d’un mois pour parvenir à ce résultat. Si je ne vous en avais pas informé avant, c’est simplement parce que j’ai jugé inutile d’évoquer une action qui n’avait pas encore été aboutie.

Laisse un rire sonore et enfantin l’envelopper.

Il va sans dire que ces personnes sauront me trouver afin de négocier leur retour en Arkmere, mais le nouvel accord se fera en mes termes et selon ma convenance. Nul doute que j’apparaîtrais auprès d’eux comme quelqu’un de plutôt capricieux.

Le parfum singulier du jardin Greygardien accompagnait leurs pas dans une douceur éphémère.
Un crépuscule chaleureux s’était abandonné à l’obscurité d’une nuit timide enveloppant la scène en des couleurs changeantes, le rythme imposé par Mordred constituant la seule constante aux variations.
Vadim s’était avisé, d’un regard curieux de la réaction de son interlocutrice, initiée par sa soudaine immobilité.
Le président était vraisemblablement parvenu à surprendre la reine.

Il répondit au sourire lui étant adressé dans la tendresse d’un rictus similaire au sien, les yeux à demi clos.
Comme à son habitude la reine avait su faire preuve de perspicacité pour orienter ses questions afin de couvrir dans l’espace le plus libre le champ de ses réponses.
Elle faisait habilement usage de son avantage.
Et Vadim se prêtait, bien volontiers, au jeu.

Ce que j’ai utilisé ? Mes relations, bien entendu. J’ai présenté l’opportunité de saisir le commerce des Ducs à plusieurs de mes amis et ces derniers se sont rendus disponibles afin de rendre possible ce petit projet. Pour être plus spécifique, nous parlons du dirigeant d’une société de surveillance à Arkmere ainsi que d’un avocat capable d’accélérer les procédures judiciaires dont j’avais besoin.

Un rire faussement candide s’échappe d’entre ses lèvres pour se perdre dans le calme nocturne.
Pouvait-ont réellement dire que Vadim était parvenu à mener à bien son attaque sur les Ducs par sa simple position de Chuchoteur ?
Pas vraiment.
Il n’avait pas du pouvoir parce qu’il était Chuchoteur, il était Chuchoteur parce qu’il avait du pouvoir.
Sa position n’avait donc rien à voir avec ce tour de force.

Au risque de vous décevoir, ma Reine, il n’est ici pas question de position ou d’importance, simplement du jeu de mes relations et de mon influence sur la sphère sociale d’Arkmere. Vous avez raison, il ne s’agit pas uniquement de Covent. Il s’agit de moi.

Lui aussi s’était recouvert d’immobilité.
Aussi docile que se peut.

Ma réponse vous satisfait-elle, “propriétaire” ?

Le directeur de Covent garde sa contenance face aux menaces à peine dissimulées.
Il se demandait bien ce que Mordred pouvait trouver d’intéressant à l’idée d’obtenir les noms des personnes ayant collaboré avec lui, puisqu’elle ne pouvait vraisemblablement pas utiliser ces informations à son avantage.
Mais si elle y voyait une forme d’intérêt, quand bien même il fut à placer sous le signe de la simple curiosité, Vadim s’était engagé à ne pas dissimuler ces informations.

Le jeune homme s’était affublé d’un air faussement gêné alors qu’elle faisait parler ses doigts contre son col.

Je ne pensais que vous aviez plus d’intérêt dans le quoi que dans le qui, votre Altesse. Mais s’il suffit de noms pour vous satisfaire, il en sera ainsi.

Vadim avait haussé un sourcil, adressant un regard intrigué à la monarque Greygardienne.
Après avoir laissé planer un court silence, le temps d’une réflexion au sujet de son habileté ou non à lui mentir, il poursuivit.

Elios Meltzer et Hadrien Steinhart. Quant à la manière dont ils s’y sont pris eux-mêmes, j’ai bien peur de ne pas pouvoir en dire plus. Chacun se montre plutôt secret en ce qui concerne ses méthodes de travail. Mais le résultat n’en reste pas moins satisfaisant.

Penche sa tête sur le côté, le sourire qui vint poindre à ses lèvres était délicat et débarrassé de toute malice.
Cela faisait déjà plusieurs rencontres qu’il avait cessé de considérer Mordred comme une potentielle ennemie.
Si un conflit devait finir par apparaître, il se rangerait certainement de son côté, en l’état actuel des choses.

Vous savez tout ce qu’il y a à savoir, désormais. J’espère que mon rapport saura chasser votre humeur tempétueuse, dame Harcourt.

Avait répondu à sa première interrogation d’un rire léger, volatil.
Tempétueuse n’était pas réellement un terme que l’on pouvait employer pour désigner Mordred, en général, car cette dernière avait élevé au rang d’art la manière qu’elle avait de dissimuler ses sentiments derrière des sourires froids ou un timbre de voix inhabité.
Peut-être était-ce parce qu’elle s’ouvrait un peu plus, en sa présence, qu’il avait l’impression de pouvoir décrypter ses changements d’humeur.
Développait une certaine forme de fierté, à ce sujet.

Vadim avait emboîté son pas, dans un rythme aussi régulier que le sien, toujours soucieux de son sens du timing.
Que pouvait-elle bien entendre par lui glisser des doigts ?
Le chuchoteur avait-il donné l’impression d’une loyauté faillible ?
D’un intérêt divergent ?

Son regard s’était planté sur la Reine avec tranquillité.
N’ayant rien à se reprocher - et de toute façon aucun reproche ne lui avait été adressé - Vadim avait conservé son allure impeccable, invulnérable.
Pourtant, il était soucieux.
De lui plaire, de la satisfaire.
Alors, la proposition de le restreindre à l’aide d’un collier et d’une laisse autour du cou n’avait rien de contrariant, bien au contraire.
Si cela pouvait la satisfaire.
Rictus accompagné de désinvolture, Vadim dresse ses doigts au bord de ses lèvres pour dissimuler sa réaction faussement pudique.

Je préfère le blanc. Mais une laisse de couleur sombre serait plus appropriée pour tenir dans vos gants de velours.

D’un pas avenant, l’homme d’Arkmere avait dévoré la distance maintenue.

Je suis flatté de votre volonté à me garder proche de vous, Altesse. Sincèrement. Mais je ne veux pas vous donner l’impression que vous avez besoin d’artifice pour cela. Si un collier doit un jour étreindre mon cou, c’est parce que vous en avez envie, pas parce que vous en avez besoin. J’espère être plutôt clair à ce sujet.

Une main qui se dépose, tendrement, sur son épaule.

Nous nous sommes fait une promesse, n’est-ce pas ? Je n’ai pas l’intention de la rompre.

Le regard qu’elle avait adressé par-delà les vignes avait interpellé Vadim.
Se pourrait-il que quelqu’un eût l’idée de s’aventurer maladroitement à observer la discussion privée de la Reine ?
De cette situation il retirait une forme d’excitation : lui qui avait appris à tout savoir en Arkmere retrouvait la sensation de l’inconnu, sur les terres de Greygarde.
La question se pose en ce qui concerne les bienfaits d’une promesse, la valeur des paroles susurrées dans le secret, parfois pour s’accaparer quelques richesses, parfois pour obtenir du pouvoir.
Quelle place avait la sincérité, dans tout ça ?
Quelle place avait l’honnêteté et l’honneur, chez Vadim ?

Parce que Vadim n’avait rien d’un homme de courage, de principe.
Plus comparable à un serpent ou quelque autre créature dotée de venin, ses paroles sont charmeuses, trompeuses.
Était-il possible de lui faire confiance ?

Elle lui confie un secret, le genre dont on ne pouvait pas douter.
Lui ôter la vie.
Et il était difficile, dans un premier temps, si elle parlait de mettre fin à ses jours d’un point de vue métaphorique ou bien s’il s’agissait là de quelque chose de bien plus littéral.
S’aurait été crétin de nier la surprise qui habitait Vadim au moment où il écoute la Reine se confier.
S’il se doutait bien qu’elle avait songé à l’éliminer à plusieurs reprises, notamment lors de leurs premiers échanges, elle présentait cela comme une forme de besoin.
Ça, il avait du mal à le comprendre.

Alors il avait gardé le silence, pas certain d’avoir quelque chose à dire de suffisamment intelligent pour intervenir entre ses mots.
Se pose finalement à lui une énième question.
Vous ne voulez pas mourir, n’est-ce pas, Monsieur Shepherd ?
Et son mutisme se poursuivit.

De quoi avait-il envie ?

Je n’en sais rien.

Sa fausse candeur s’était perdue dans une honnêteté glaciale, une sincérité brute.

Je crois que mourir ne me dérangerait pas, en réalité. Il m’arrive de douter de la valeur de la vie lorsque cette dernière nous enferme à travers des codes, des principes, des idées. Parfois, j’imagine l’obscurité de la mort comme quelque chose de plus excitant qu’une vie dont j’aurais fait le tour. Je sais que je préfère mourir que de m’ennuyer.

Ses lèvres se marquent d’un sourire radieux.

Je ne sais pas ce qui vous pousse à ressentir ce besoin qui vous attrape à la gorge, je n’imaginais pas cela possible et en un sens je trouve cela plutôt effrayant. Mais cela vous rend d’autant plus unique, d’autant plus excitante. Vous êtes une véritable aventure, votre Altesse.

Penche sa tête sur le côté.

Vous demandez ce que vaut une promesse de ma part ? Alors voici ma réponse : puisque j’ai promis de vous appartenir, vous avez la liberté de disposer de ma vie comme bon vous semble. Il ne s’agit d’aucune tromperie. Tuez-moi ou ne le faites pas. Leurrez-vous ou non. Je suis à vous.

La sensation d’avoir apaisé l’âme de sa Reine pendant un instant avait couvert Vadim d’une sorte de joie éphémère.
Il avait le sentiment de ne toujours pas savoir réellement ce qu’elle attendait de lui, quand bien même il faisait tout pour la satisfaire, Mordred paraissait lutter avec des démons en dehors de la conception du président de Covent.
Se laissait noyer dans la valse nocturne, porté par le bruit de ses pas et cette mélodie silencieuse qu’elle faisait claquer à la puissance de ses talons.
Son regard s’était accroché au sien, distrait, happé.

Et peu importe combien Mordred pouvait se montrer effrayante avec sa manière de décrire sa mort comme s’il s’agissait d’un jeu, Vadim y trouvait un charme qu’il ne prendrait pas la peine d’expliquer.
La reine de Greygarde était différente et chaque mort qui traversait la barrière de ses lèvres depuis la révélation de son odieux secret semblait le confirmer.

Lorsque la valse s’interrompit et que son dos fut repoussé contre la structure métallique accompagnant les vignes, Vadim laisse s’échapper un souffle chaleureux.
Son regard s’abaisse sur la chevelure de Mordred, le front plaqué contre son torse.
Apparaît face à elle comme étant sans défense, faisant fit de son avertissement.
Le danger qu’elle représentait était attirant.
Si elle ne voulait réellement pas le tuer, elle devrait se contenir.

Voici donc vos pulsions, ma reine.

Serait-elle un démon, assoiffé de l’essence des vivants ?
Trop bien portante pour un infecté, la véritable nature de Mordred lui échappait encore.
Et il avait l’impression de pouvoir l’effleurer, du bout des doigts.

Peut-être le devrais-je.

D’une main tendre, Vadim était venu caresser le haut de sa chevelure, descendait jusqu’aux pointes.
Approche ses lèvres de son oreille.

Baissez vos mains. Si je dois mourir, ce ne sera pas entre les vignes. C’est bien peu cérémonieux, vous ne trouvez pas ?

Ses doigts chutent sur ses épaules, le long de ses bras.

Vous ne me forcerez pas, je n’en doute pas. Ce que vous voulez, je vous l'offrirai. Vous n'aurez pas à le prendre. Si je dois être une offrande, je mérite au moins d’être révéré.

Une dernière fois.

Baissez vos mains.

L’homme avait patienté, sans inquiétude.
Avait adopté cette habitude de vivre cette relation en équilibre entre la vie et la mort, Mordred n’éveillait aucune angoisse chez lui puisqu’il avait déjà considéré le danger qu’elle représentait pour sa vie avant même sa confession.
Mais elle affirmait une nouvelle fois l’urgence de son départ, et Vadim pouvait tout à fait s’en accommoder.

Les mains quittent finalement sa gorge et c’est à ce moment-là qu'il se rend de la pression qu’elle exerçait sur celle-ci.
Une force physique phénoménale, comme à son habitude, entre les autres mystères qui l'entourent.
La main du président se porte jusqu’à son cou qu’il frotte dans un geste d’inconfort.
Son regard reste planté sur la princesse, toujours attentif.
Lui propose un choix vide de sens, comme s’il était nécessaire de choisir quoi que ce soit.

Vous donnez l’impression que le choix m’appartient, Mordred Harcourt, mais il n’en est rien. Vous avez affirmé plusieurs fois qu’il était nécessaire que je m’en aille et je ne suis pas inconvenant au point d’imposer ma présence lorsque celle-ci n’est pas requise.

Par ailleurs, Vadim n’avait pas non plus d’envies suicidaires et l’attitude imprévisible de sa comparse donnait l’impression que le programme qui l’attendait n’avait rien de très chaleureux.
Tué ou condamné d’ici la fin de la nuit.
Rien de bien enchanteur.

Il avait enfoncé ses mains dans ses poches avant de poursuivre.

Je vous prend très au sérieux, sachez le. Et si votre désir de me garder en vie est aussi sincère qu’il en a l’air, j’imagine qu’il est préférable pour nous deux que je m’en aille de ce pas.

D’un geste de la tête, Vadim avait désigné le chemin contraire à celui qui avait été emprunté lors de leur vagabondage entre les vignes.

La frontière de Tempelhelm suffira.

D’ici, il saurait retrouver son chemin.
Sans aucun doute.