Comme une ombre avalant son domaine et dévorant tout ce qui s’y trouve, Nimrod arpente, à grandes enjambées, les rues d’Otteberg qui l’ont vu grandir et qui, à présent, le voient régner.
L’esprit clair, le rictus accroché au coin de ses lèvres, sans fumée de cigarette ou substance récréative pour brouiller sa vue, il contemple les riches et les pauvres rendus à leur état premier, l’état animal, celui qui ne pense qu’à savourer les plaisirs pour oublier la réalité.

C’était un peu le même effet que lorsqu’il regardait avec satisfaction les lignes de comptes et de bénéfices, mais en plus vivant, en plus bruyant, en plus amusant et à la foi en plus pathétique. Mais il fallait bien que quelqu’un s’occupe de faire prospérer les plus vieux passe-temps du monde connu.

Et les affaires marchaient terriblement bien.
Les abords des clubs étaient bondés. Les ruelles abritant les camés trop pauvres pour y entrer l’étaient tout autant. Comme on disait si bien, “il y avait foule ce soir”, et les contre-soirées dans la fange étaient tout aussi rentables que les grands rassemblements dans les diamants.
Et comme un diable veillant sur ses enfers, Nimrod portait sur tout cela un regard satisfait, presque rêveur. Si seulement il avait su rêver.

Tout était bien réglé, calculé, contrôlé, comme chaque soir. Mais cette fois, un éclat dans la nuit ajouta quelque chose de nouveau, déviant les pas du diable de ses préoccupations.
Une fragrance délicate et inhabituelle en contraste avec le parfum du stupre et de la luxure qui menaçait de l’avaler toute entière pour la réduire à néant.

- Messieurs, il y a fort à parier que vous ne puissiez plus rien toucher si vous persistez. Personnellement je tiens le pari.

Et il ne pariait que lorsqu’il était sûr de gagner. Son œil moqueur se pose sur la jeune fleur égarée, la prenant pour témoin. Mais il ne précisa pas si leur jugement dernier viendrait de sa main à lui, ou de celle, délicate, de la jeune femme.

- Dans ma grande générosité, je vous offre la qualité que vous méritez à peine, moyennant finance bien sûr, car dans la vie rien n’est gratuit. Et dans un cadre élégant qui plus est. Et vous osez prétendre à la gratuité devant mon club ? La punition sera à la hauteur de l’insulte.

Ils se répandent en excuses, mais Nimrod n’écoute déjà plus, tourné vers la fleur qui peut enfin respirer un autre parfum que celui de la sueur des imbéciles. L’un d’eux est emporté plus loin par le bras droit du duc, pour l’exemple.
La jeune femme, il la reconnaît sans mal. Il a la mémoire des noms et des visages lorsqu’il s’agit des personnes gravitant autour des gens importants.

- Il n’est pas là. Mais je peux te faire visiter les lieux si tu veux. Tu as l’allure pour y rentrer. Et c'est ce que tu avais prévu n'est-ce pas ?

Le ton est neutre. Il constate avec nonchalance et, il est vrai, une pointe d’amusement.
Nimrod n’était fasciné par rien, cependant il était curieux. Et la petite Belladone avait tout pour éveiller cette curiosité.

Les remerciements sont accueillis par un haussement d’épaules détaché alors que Nimrod extrait une cigarette de la poche intérieure de sa veste.
Pas vraiment du genre chevalier servant mais pas vraiment du genre à toujours fonctionner par stratégie, il savait bien qu’elle était la petite protégée de Nemo, tombée du ciel. Mais ce n’était pas la raison qui l’avait poussé à intervenir.
Évidemment, il était toujours intéressant de protéger les alliés de l’hydre de Dawndale. Mais Nimrod n’était pas toujours du genre à réduire les individus au rang attribué par un autre. Il lui arrivait même parfois de les considérer comme des êtres à part entière.

S’étant alors complètement désintéressé du petit groupe d’hommes, aussi vite qu’il s’était mêlé de leur conversation, il porta un regard intrigué sur la fleur égarée. Haussant un sourcil, mimant l’interrogation, Nimrod laisse la jolie Belladone se rendre compte que sa tentative de mensonge était vaine, avec un sourire amusé.

- Tu sais… Je ne suis pas du genre à me faire perdre du temps volontairement alors si je te le propose c’est que ça ne me dérange pas. Sinon, je t’aurai renvoyé illico chez toi.  

Avec lenteur, il porte la cigarette à ses lèvres pour l’allumer à l’aide d’un briquet dont le cœur était semblable à un mécanisme d’horloge.

- Et tu as le droit d’être là, même si ton ombre, elle, ne l’est pas.  

C’est un rictus moqueur qu’il grimace. Plus pour la situation en général que pour se moquer du petit bout de fille qui essaie de se faire femme.

- Tu veux que nous ayons des secrets tous les deux, jeune fille ? Hm… Tu as raison, il ne faut pas mettre toutes ses billes dans le même sac.  

Il avait fait mine de réfléchir, laissant échapper une exclamation amusée et satisfaite.

- Aller, suis moi. Je ne dirais rien. C’est promis.

Il aurait pu poser une main sur son épaule, au creux de ses reins, sur ses cheveux colorés ou l’entourer d’un bras pour la faire avancer. Mais il n’en fit rien. Fumant sa cigarette avec tranquillité, prenant, sans prévenir, la direction du club.
Pas même un regard lancé par-dessus son épaule pour vérifier qu’elle le suit. Ses talons lui en donneront l’indication lorsqu’elle se décidera à bouger.

- Mais si tu as des ennuis quelconque et que c’est pour cette raison que tu le cherchais, je peux peut-être faire quelque chose ? A moins que ça ne soit que de l’ordre de l’intime et dans ce cas, je ne m’en mêle pas.

Il aurait été dommage de ne pas faire rougir davantage ces pétales qui avaient déjà pris une très délicate teinte cramoisie.
Et leurs regards sont obligés de se croiser lorsqu’il la laisse pénétrer dans le hall du club, un large sourire fendant son visage. Oups.

Par chance, un bar élégant, parfois à la limite du clinquant, se dévoilait devant eux, ce qui permettrait surement à la jeune femme de pouvoir fuir le regard moqueur et inquisiteur du Duc de l’Opulence.

- Bienvenue, Belladone, dans le temple de… Et bien de tout ce qui est fun sur ce putain de continent.