Son arrivée à Dawndale avait été annoncée à ses partenaires comme étant une simple visite de courtoisie.
Vadim avait par ailleurs profité de ce déplacement pour partager un moment d’échange en la compagnie de son protégé, Amadis Cervantes, afin de saisir avec plus de pertinence l’intelligence et les progrès de ce garçon.
Pourtant, alors que toutes ses affaires paraissaient closes, le Chuchoteur n’avait pas quitté la nation immédiatement.
Bien au contraire, il s’était montré patient, presque immobile.
Qu’on le remarque.
Parce que c’était le meilleur moyen de contacter celui qu’il était véritablement venu voir en ces terres.

C’est ainsi que s’était découpée sa journée : après sa classique séance de sport, Vadim s’était rendu en terrasse afin de prendre un déjeuner léger et frais avant de, finalement, profiter d’une balade digestive dans un parc floral.
Le soleil était miséricordieux et une douce brise graciait son épiderme d’une rafraîchissante douceur.
La finesse de ses traits exposés aux yeux de Dawndale, en compagnie d’une garde plus visuelle que réellement utile, Vadim était un rosier immaculé au milieu des mauvaises herbes.
Il attirait l'œil et le savait pertinemment.

C’est lorsqu’une chevelure dorée plantée sur une silhouette massive mais pas moins familière s’approche de lui qu’il congédie, d’un geste de la main, les gardes venus le seconder.
Vadim ne voulait non seulement pas que la conversation dégénère à cause d’un excès de zèle de la part de l’un de ses gorilles, mais il était aussi désireux de conserver son intimité en sa compagnie.
Celle de son frère.
Nemo Shepherd.
Peut-être préférait-il répondre au titre de Duc des sévices ?

Le marchand n’avait cessé d’afficher une mine enjouée, les yeux plissés par un sourire ingénu.
Mais Nemo n’attendait pas plus longtemps pour lui faire comprendre, par son timbre de voix et son langage corporel, que Vadim n’était pas la bienvenue dans la cité du progrès.
Sur son terrain de chance, en l’occurrence.

M’expliquer ? Je n’avais pas souvenir que tu étais chargé des frontières de cette belle nation, grand frère.

L’influence de Vadim était suffisamment étendue sur le continent d’Hakar pour savoir combien celle des Duc était, elle aussi, imposante.
Si ce n’était pour son statut de Chuchoteur, peut-être seraient-ils même en mesure d'éclipser les lueurs de Vadim.
Seulement voilà, Vadim n’était pas un homme qui s’engageait dans un combat qu’il ne pensait pas pouvoir gagner.

Feindre l’ignorance ne le mènerait à rien, sachant qu’il avait de toute façon obtenu de Nemo l’attention qu’il attendait de lui, il se fend d’un rire amusé et enfantin avant de poursuivre.

Tu as raison, je suis venu te voir. Mais comme je ne suis pas du genre à prendre rendez-vous, j’ai jugé qu’il serait plus rapide pour moi de me présenter directement à ton bureau. Parce que c’est bien dans ton bureau que nous sommes, n’est-ce pas ?

À n’en pas douter, n’importe quelle rue de Dawndale pouvait faire office de bureau au Duc des sévices.

J’ai une proposition à vous faire, à toi et les deux autres Ducs. J’aimerais que tu prennes le temps de convoquer tes laquais.

Nemo semblait habité par une irascibilité permanente lorsqu’il était en présence de son frère cadet.
Cependant, à l’image du respect qu’il avait conservé pour son frère, Vadim se montrait infiniment patient avec ses attitudes.
Le Duc des sévices était un homme qui s’était infiltré dans un milieu dont il n’était pas originaire, à son image, et avait su tirer son épingle du jeu.
En cela, Vadim savait lui reconnaître un charisme certain et il n’était pas étonnant de le voir à la tête de son petit réseau.
Néanmoins Vadim était bien plus large que l’ombre qu’il laissait planer sur son business et n’était de fait pas très impressionné par l’allure de son frère aîné.
Non seulement il n’avait pas besoin de “papillonner des paupières comme une pute” pour qu’on l’écoute, mais en plus, il savait combien l’offre qu’il avait sous la main se révélerait une opportunité unique pour les trois Ducs.
Qui plus est, là où la place qu’occupait Nemo dans la pègre de Dawndale était une évidence, Vadim n’avait quant à lui jamais réellement montrer sa main.

Alors aux provocations de son frère concernant son inhabituelle tendance à se modeler à l’image d’un autre, Vadim se contente de hausser les épaules, la mine toujours aussi immobile et ses lèvres figées dans un éternel sourire.
“Passe-droit”
“Acheter la pègre”
À croire que c’était lui qui opérait dans l’illégalité et pas son aîné.

Un soupir se perd au bord des lèvres.

Tu n’as pas changé, grand frère. Toujours dans la réaction, toujours dans la force. Et quelle force tu as, Nemo. Pourtant, tu en sais si peu.  

Sur lui, sur ce qui l’anime.
Ce qu’il abrite depuis son départ.

Parce que Nemo, derrière toute la violence qui l’habitait, demeurait une personne avec une pointe d’honneur, d’éthique.
Un bagage que le Chuchoteur avait abandonné au profit d’une incomparable liberté de passion, de rêverie.
Le Duc ne frapperait pas Vadim là où ça fait mal.
De fait, il n’avait pas peur de lui.
Quand bien même Nemo était un homme ô combien effrayant et impitoyable pour quelque étranger que ce soit.

S’avance d’un pas dans sa direction et ses mains se portent sur le col de sa veste pour en dessiner les bordures.
Le visage inanimé de toute vigueur, de toute envie de compétition.
Peut-être un peu plus lui-même, lorsqu’il était aussi froid.

Bien sûr que je peux acheter la pègre, grand frère. Tu n’es pas naïf au point d’imaginer que votre monde n’est pas régi par les rêves de profit. Pourquoi vendriez-vous la mort, sinon ? Plusieurs de tes partenaires rêveraient de lécher mes chaussures pour un pourcentage de Covent. Mais tu es mon frère, alors je souhaite t’inclure dans mon expansion. C’est par courtoisie que je décide de prendre cette voie. Parce que je ne veux pas mener de bataille contre toi.

Se recule finalement de la même distance que celle dont il s’était avancé précédemment.
Les mains croisées dans son dos.

Ce que tu y gagnes c’est le droit de négocier tes termes avant tes copains.

Vadim avait détaillé son frère pendant un instant, d’un regard entre le dépit et de dégoût.
Comme il aurait aimé partager une forme de complicité avec lui, à l’image de ce qu’il avait déjà observé dans d’autres familles.
Mais Nemo était trop méfiant de son propre sang pour lui accorder le crédit qu’il mérite.
Car s’il en disait peu sur son projet, l’un de ses objectifs restait malgré tout d’accomplir quelque chose qu’il pensait bénéfique pour son grand frère.
Quand bien même le Chuchoteur avait sa propre définition de ce qui était bénéfique, ou non, à son frère.
Mais Nemo avait déjà trouvé sa famille, parmi les siens à Dawndale.
De famille, ils n’en étaient pas plus qu’un apparat maladroit et mensonger, lié simplement à un nom désuet.
Shepherd.
Un nom auquel il s’était, malgré lui, accroché.
Sans trop savoir pourquoi.

Derrière son dos les doigts se crispent, le visage s’assombrit et Vadim prend un instant de respiration pour contenir la dureté des émotions qui le traversent en ce moment même.
Si c’est la patience de son grand frère qui s’amenuisait, cela se faisait au détriment de l’affection que lui portait Vadim.
Pourquoi ne pouvait-il pas faire preuve d’une infinie compassion, lui aussi ?

Soudainement, son faciès se mue dans une mine enjouée mais factice.
Puisqu’il voulait le commerçant, c’est ce qu’il aurait.

Je suis en train de devenir l’épicentre du commerce dans tout Hakar à l’aide de ma société d’import-export Covent. Mes services sont utilisés à une fréquence soutenue à Dawndale et avec l’aide d’un bon plan marketing ainsi que des bons placements, ils occupent déjà une place de monopole à Arkmere. Mais je souhaite étendre le rayon de mes activités.

Penche sa tête sur le côté, jovial.

Et cela vous concerne, car j’ai cru comprendre qu’il était nécessaire de passer par vous dans un premier temps afin de me plonger dans le trafic d’armes et de drogue. Je suis donc venu négocier la somme qui vous sera offerte en cas d’association fructueuse.

Voilà tout.

Le Chuchoteur avait cessé de faire montre d’une quelconque sensibilité.
Chaque réaction était mesurée, de même que ses traits d’humour.
Vadim n’était simplement plus là.

Il n’y a rien de plus fructueux qu’un monopole, Monsieur Shepherd. Il s’agit là de ma proposition.

L’idée en revanche qu’il puisse œuvrer au service des officiants de la pègre n’avait rien d’amusant, à son sens.
Vadim n’était le laquais de personne et s’il devait s’imaginer laisser quelqu’un tirer un profit plus important de lui que celui qu’il tire des autres, présentement, ç'aurait été la princesse de Greygarde, Mordred Harcourt.
Il éprouvait plus d’envie vis-à-vis de l’élégance royale et de la puissance qui en découle que les taches de sang et l’odeur de fer qui recouvre son frère.

Parce que s’il y a bien un lien qu’il ne souhaitait pas partager avec Nemo, c’était une forme de hiérarchie.
Pourtant l’époque du petit garçon qui marchait dans l’ombre de son aîné jusqu’à s’en épuiser était révolue.
Vadim avait enterré ce garçon en même temps qu’il avait enterré ceux qui avaient osé éloigner Nemo de lui.

Le sourire était fade, sans saveur, tout comme le timbre de sa voix.

Je viens proposer une collaboration, tout au plus. Si vous avez un monopole bien installé et indiscutable dans cette partie du continent, il reste sensible aux aléas et à l’opposition des ressources dans les autres nations. Je suis venu vous proposer de vous servir de moi comme j’ai l’intention de me servir de vous.

Claque ses talons sur le sol, bascule d’avant en arrière.

Je n’ai pas l’intention d'opérer sous vos ordres. Pour cause, j’ai déjà entamé des négociations avec quelqu’un d’infiniment plus puissant et dangereux que vous.

Car si Nemo Shepherd était en mesure de faire trembler de la plus petite racaille au plus grand investisseur de Dawndale, sa puissance restait dérisoire face à celle qui pouvait raser un pays entier.

Sa confrontation ne s’était vraisemblablement pas déroulée comme il l’avait espéré.
Peut-être par orgueil avait-il imaginé que Nemo se plierait pour lui, comme à son habitude.
Comme il attendait égoïstement de lui.
C’est peut-être cette blessure dans l’âme qui l’avait empêché de faire preuve de sa finesse habituelle, de ce petit quelque chose qui faisait de Vadim l’homme d’affaires qu’il était aujourd’hui.
S’il était capable de feindre l’insouciance, de singer la froideur, Vadim n’était pas insensible à celui qui se tenait devant lui.
Peut-être était-ce une erreur, après tout, d’avoir essayé d’employer le sarcasme et le mépris pour s’approprier la condition de Nemo.
Peut-être qu’il l’aimait trop, au final, pour simplement tolérer les moustiques qui gravitent autour de lui.
Inapproprié dans sa manière de collaborer avec lui.

Vadim n’avait que faire du trafic de drogue ou bien des armes, tout comme la violence gratuite des bourreaux le répugnait.
À dire vrai, le Chuchoteur lui-même n’était pas convaincu de la raison pour laquelle il s’était présenté ainsi, avec son projet.
Peut-être que Covent n’avait, après tout, été qu’une manière malhabile de bâtir un empire familial.
Mais tout cela n’avait pas d’importance.

Vexé d’avoir été ainsi rejeté dans sa proposition, amer envers sa nouvelle famille sûrement.
Son regard se plante dans celui de son frère, tremblant de ses émotions et du poids dans sa gorge, sa voix se casse silencieusement alors que ses iris se détournent.
Vadim ne provoquerait pas d’esclandre, n’irait pas s’enquérir d’un autre Duc car ce pouvoir qu’il voulait exercer sur Dawndale, il voulait surtout l’utiliser pour enfermer Nemo entre ses doigts.
Ce projet n’avait pas de sens s’il ne passait pas par lui.

Je ne voulais pas d’un passe-droit. Je ne suis pas un enfant, je n’en ai pas besoin. Je voulais bâtir quelque chose avec toi, c’est tout.

Mais si Nemo s’avérait trop méfiant pour le lui accorder, Vadim quant à lui était bien trop fier pour le lui partager.
Avant la cassure.

Se détourne de lui, embarrassé.

J’ai terminé. L’offre ne tient plus. Je le ferais sans toi.

Une pause.
Avant d’entamer sa marche pour rejoindre sa sécurité.
Une nouvelle tâche en tête, une vengeance plus qu’autre chose.
Éjecter les Ducs en dehors d’Arkmere dès son retour et prendre leur place dans la ville d’Omni.
L’Assemblée des Chuchoteurs serait sûrement ravie d’avoir un véritable contrôle sur le trafic de drogue et des armes.